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27 juin 1924 à Coutances.
Partis en pleine nuit, les premiers concurrents de la troisième étape Cherbourg-Brest atteignent Granville. Le grand Albert-Londres, alors journaliste pour Le Petit Parisien, faisait aussi son entrée dans Granville. Il se rendit alors compte que les frères Pélissier et Maurice Ville, trois coureurs censés batailler pour la première place, manquaient à l’appel. Apprenant que les frères avaient abandonné à Coutances, le journaliste reprend la route avec sa Renault, « sans pitié pour les pneus« , écrit-il.

Arrivé à l’hôtel de la gare de Coutances, la scène est surréaliste. Chaffouins, Henri, Francis Pélissier et Maurice Ville sont attablés, la tête dans un chocolat chaud. Et autant dire qu’ils en ont contre l’organisation du Tour de France. Partis avec deux maillots pour ne pas attraper froid, les commissaires refusent aux frères la possibilité d’en jeter un, comme le stipulait alors le règlement de la course.
Fatigue et mauvaise foi
Vexés et agacés, les frères, connus pour leurs coups de gueules contre l’organisation du Tour, décident alors d’abandonner pour protester. « Il ne faut pas seulement courir comme des brutes, mais il faut aussi geler ou étouffer, ça fait également partie du sport, parait-il » lance alors Henri Pélissier à Albert Londres. Les frères vident littéralement leurs sacs et déposent cocaïne, chloroforme et « des pilules » sur la table. Le journaliste ne s’y attendait pas.
« La boue ôtée, nous sommes blancs comme des suaires, la diarrhée nous vide, on tourne de l’oeil dans l’eau […] Et la viande de notre corps ne tient plus à notre squelette« , décrivent-ils au journaliste. Avec beaucoup de mauvaise foi, les trois hommes, qui savaient que le Tour était perdu pour eux au moment de leur abandon, sont en roue libre dans la critique de l’organisation. « Si l’on continue sur cette pente, il n’y aura bientôt plus que des « clochards » et plus que des artistes. Le sport devient fou furieux… » conclut l’un des deux frères.
Des forçats?
Assis à côté de la table, son chapeau vissé sur la tête, le reporter note tout. Il ne connait rien au cyclisme, c’est son premier Tour. Henri Desgrange, le directeur de la course, et certains confrères l’attaqueront même sur ce point : « J’ai pensé que mon bien-aimé confrère Albert Londres ne comprenait rien à l’effort sportif » aurait déclaré le journaliste Henri Decoin.
Le soir même, le reportage d’Albert Londres est publié dans Le Petit Parisien. Entre deux pages, l’article est sobrement intitulé « Les frères Pélissier et leur camarade Ville abandonnent« , suivi d’un intertitre « Beeckman gagne la troisième étape« . Mais il n’est à aucun moment question de « forçats de la route » dans ce néanmoins incroyable article.
L’expression désormais régulièrement utilisée par la presse, est, abusivement, souvent attribuée à ce papier. C’est en fait Henri Decoin qui serait à l’origine de cette expression. Quant au directeur du Tour, il répondra à cette attaque en règle d’une façon plutôt cinglante, dans le journal « l’Auto » : « Quels sont ces forçats ? Deux coureurs qui se sont mal préparés et qui se sentent battus. » Implacable.
Paul Gogo
Ouest-France