Libération. Corruption en Russie : la preuve par le feu

Reportage diffusé dans Libération le 30 mars 2018.

Après l’incendie qui a fait 64 morts, dont 41 enfants, dans un centre commercial dimanche dernier, l’enquête pointe de nombreuses négligences à tous les niveaux, révélatrices de l’incurie publique.

 

«Mon petit frère, Vadim, 11 ans, était sur la liste des disparus après l’incendie», raconte Andreï Tchmykhalov, 19 ans, en retenant ses larmes. D’après les premiers éléments de l’enquête, c’est un court-circuit qui a déclenché dimanche dernier l’incendie dans le centre commercial «Cerise d’hiver», dans lequel ont péri au moins 64 personnes, dont 41 enfants, pris au piège dans des salles de cinéma. Le feu a pris extrêmement vite, les alarmes incendie n’ont pas fonctionné, les sorties de secours étaient condamnées… Andreï, comme toute la ville endeuillée, attend les résultats de l’enquête. «Une chose est certaine, les portes des salles de cinéma étaient fermées à clé pendant le film, ils n’avaient aucune chance de s’enfuir», déplore-t-il. Les habitants de Kemerovo, une ville industrielle de Sibérie à 3 000 km de Moscou, défilent sans interruption depuis déjà cinq jours pour déposer fleurs et peluches sur un mémorial improvisé. Quelques étudiants leur tendent mouchoirs et verres de thé.

«Les employés se plaignent souvent que des gens entrent dans les salles sans payer après le début des séances. Il peut leur arriver de fermer les portes à clé pour éviter les resquilleurs», affirme Svetlana, animatrice dans le centre commercial. A l’irresponsabilité flagrante de certains employés se serait ajoutée l’impuissance des pompiers. Plusieurs familles de victimes ont porté plainte contre les secouristes, et les témoignages sont accablants. «Ma fille était enfermée dans le cinéma, les pompiers m’ont empêchée d’accéder à la salle. Ils n’ont pas voulu me croire quand je leur ai dit qu’il y avait plein d’enfants à l’intérieur. J’ai mis mon téléphone en haut-parleur, ma fille me disait qu’elle était en train de mourir, ce sont ses derniers mots», racontait une mère de famille à la chaîne de télévision Dojd. Quelques minutes après le début de l’incendie, les pompiers sont effectivement arrivés sur place, mais sans masques à oxygène. Ils n’ont pas tenté de sauver les enfants pris au piège, racontent plusieurs témoins, dénonçant l’absence d’un hélicoptère qui aurait pu arroser le toit, qui s’est finalement effondré sur le cinéma. Chaque nouvelle tragédie rappelle que le sous-équipement des casernes et le manque de moyens des secouristes ne sont pas une nouveauté en Russie.

«Indéboulonnable»

L’incendie de Kemerovo n’est pas un banal fait divers. En témoigne la vague d’indignation qui s’est abattue sur différentes villes de Russie. A Moscou et Saint-Pétersbourg, plusieurs milliers de personnes ont participé à des actions de commémorations spontanées, et plusieurs gouverneurs n’avaient pas attendu le Kremlin pour déclarer le deuil officiel. Sur les réseaux sociaux, pour un grand nombre de Russes, la tragédie illustre des dysfonctionnements profonds dont le pays est malade. C’est la corruption des autorités locales et des services publics qui ont tué. Dans l’œil du cyclone, Aman Touleev, 73 ans, gouverneur depuis 1997 de cette région qu’il a transformée en fief et qu’il dirige d’une main de fer. «Vous sentez cette odeur qui envahit la ville ? C’est de l’azote. L’usine locale s’est arrangée avec la mairie pour pouvoir dégager ses produits toxiques à la tombée de la nuit. La corruption est partout ici», explique Glen, 21 ans. Depuis dimanche dernier, cet étudiant photographie le deuil. Mardi, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées devant l’administration régionale pour demander la démission du gouverneur. Mais le responsable politique et ses sbires n’ont répondu que par le mépris et la maladresse, n’ayant pas goûté certains slogans politisés prononcés sur la grande place de Kemerovo par des habitants en colère. Rapidement, il a été insinué que ces réunions de citoyens indignés ressemblaient à des provocations fomentées par l’opposition. Ce même message a été véhiculé par les chaînes de télévision fédérales, qui n’ont pas consacré de sujets à la catastrophe avant lundi matin.

Effrayé à l’idée de se faire remarquer par Moscou, Touleev a qualifié ses administrés endeuillés de «chahuteurs» estimant que des gens qui demandaient sa démission ne pouvaient être que des provocateurs venus de l’extérieur. Puis il a fermé la grande place du centre-ville en y alignant des dizaines de policiers antiémeute. Il s’est excusé de la catastrophe auprès de Vladimir Poutine, sans jamais prononcer le moindre mot de compassion à l’égard des victimes. Quant au président russe, il aura attendu plus de trente-six heures avant de se rendre sur place et de décréter une journée de deuil national. Son passage éclair à Kemerovo n’a pas convaincu la population qu’il a soigneusement évitée, préférant une réunion privée avec les dirigeants locaux. Comme pour acheter la paix sociale, l’Etat a versé, en urgence, 5 millions de roubles d’indemnisation par victime, soit près de 71 000 euros.

Après l'incendie qui a couté la vie à 64 personnes, les habitants de la ville de Kemerovo en Sibérie sont venus rendre hommage aux disparus en apportant fleurs et peluches à l'angle de la rue prospekt Lenina ou se trouve le centre commercial.
COMMANDE N° 2018- 0410

Les hommages aux disparus, à Kemerovo, mercredi. (Photo Olivier Sarrazin. Hans Lucas pour Libération)

Ce n’est pas la première fois qu’Aman Touleev fait face à la critique après des catastrophes mortelles. En 2009, 91 mineurs ont péri dans l’explosion d’une mine. La corruption des élus locaux avait déjà été pointée du doigt, la colère étouffée. Touleev n’a pas été démis.

Cette fois encore, le chef de cette région qui a voté massivement pour le président russe le 18 mars semble conserver le soutien du Kremlin. Poutine ne souhaite pas pour le moment s’en séparer et «prendre le risque d’agir sous le coup de l’émotion»,tout en promettant de trouver et punir les coupables. Certes, les responsables du centre commercial ont été interpellés, ainsi que le gardien qui aurait éteint l’alarme et quelques gradés intermédiaires chez les secouristes. Mais, comme d’habitude, il ne s’agit que de boucs émissaires.

«Touleev contrôle absolument tout, les institutions comme l’économie, explique Nikolaï Petrov, politologue à la Haute Ecole d’économie de Moscou. Ce qui lui permet, entre autres, de délivrer de très bons résultats à Poutine à chaque élection et de gérer ce genre de protestations sans jamais craindre pour son fauteuil. Pour cela, il s’appuie sur la police et les médias locaux qu’il contrôle aussi. Ce système le rend indéboulonnable. Peut-être que cette fois-ci est celle de trop. Vladimir Poutine va sûrement le remplacer après son inauguration. Mais pas plus tôt, il ne faudrait pas que la rue croit qu’elle a pu exercer une pression sur le Kremlin.»

L’enquête, qui ne fait que commencer, pointe déjà vers une complicité meurtrière des autorités. En 2013, pour ouvrir son complexe au plus vite, la directrice du centre commercial aurait profité d’un arrangement entre amis. L’administration régionale a donné l’autorisation de mettre en exploitation son entreprise, malgré les manques constatés dans la sécurité anti-incendie lors d’une visite d’inspection du ministère des Situations d’urgence. Graisser la pâte des inspecteurs est une pratique courante en Russie, moins coûteuse qu’une mise aux normes. Les autorités ont également accepté d’enregistrer l’établissement comme une petite entreprise, statut qui lui permet d’éviter des contrôles trop réguliers.

«Éviter les vagues»

Devant le mémorial improvisé, une grand-mère essuie ses larmes. «Nous sommes nombreux à avoir cru à un attentat. Ce n’est finalement qu’un accident dû aux négligences de nos dirigeants, c’est presque pire», chuchote-t-elle. «Le flou sur les faits, sur le nombre de victimes, les nombreuses rumeurs, le secret de l’enquête, tout cela vient du fait que le Kremlin souhaite que cette affaire soit la moins médiatique possible. Leur priorité, ce ne sont pas les victimes. Il faut éviter les vagues, la contestation doit rester locale, les mouvements de colère doivent être contrôlés», explique Ekaterina Gordon, journaliste et candidate à la dernière présidentielle, venue enquêter sur place. Vendredi, les pompiers ont quitté les lieux et l’école réquisitionnée pour accueillir les victimes a fermé ses portes. Le rassemblement prévu ce samedi a pris l’eau. Les fonctionnaires locaux peuvent dormir sur leurs deux oreilles, la douleur des habitants a pris le pas sur la colère. Jusqu’à la prochaine catastrophe

Paul GOGO, envoyé spécial pour Libération

La Libre Belgique. L’embargo russe, une opportunité pour un apprenti fromager belge

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Il faut rejoindre la ville d’Obninsk située à 100 km au sud de Moscou, puis entrer dans les entrailles d’un centre commercial pour trouver l’atelier de fromage du Belge Philippe Nyssen et du Français Frédéric Piston d’Eaubonne. En août dernier, ces deux entrepreneurs expatriés en Russie ont mis en vente les premiers fromages de leur marque “Grand laitier”. Ils sont aujourd’hui vendus dans plus de 200 points de vente de la région de Moscou. Un chiffre que les deux amis souhaitent désormais décupler. Pour cela, il leur faudra déménager. La construction d’un atelier est prévue, ralentie par l’abandon d’un fonds d’investissements refroidi par les sanctions européennes.Sans l’embargo russe sur les produits laitiers et la viande européenne, cette aventure n’aurait peut-être jamais vu le jour. Tout a commencé en 2014, au lendemain de l’annexion de la Crimée et du début de la guerre du Donbass. L’Union européenne a alors décidé d’instaurer des sanctions économiques à l’encontre de la Russie. Excédé par cette punition, le pays répondra par la mise en place d’un embargo envers certaines de nos viandes et produits laitiers. “Depuis, la Russie s’est lancé le défi de l’autonomie alimentaire et elle est en train d’y arriver”, assure Frédéric Piston d’Eaubonne. D’après Rosstat, le service fédéral des statistiques russes, entre 2014 et 2016, la production de lait a plutôt eu tendance à baisser en Russie, tout comme le nombre de consommateurs, augmentation des prix oblige. Les producteurs russes sont aujourd’hui concurrencés par l’importation de produits laitiers meilleur marché venus de Biélorussie. L’État a décidé de multiplier les aides pour moderniser les étables et renouveler les bêtes de race, afin d’améliorer la qualité des produits locaux. “La Russie est aujourd’hui capable de faire du lait et donc des fromages de qualité. Dans notre région, la région de Kalouga, il existe des projets de création de fermes familiales accompagnées par l’État, les bons produits laitiers ont de l’avenir ici”, assure Frédéric Piston d’Eaubonne.

Devenir incontournable

Les fromagers l’assurent : ce n’est pas la volonté de faire un pied de nez aux sanctions qui les a poussés à se lancer ce défi,“c’est tout simplement de l’opportunisme, assume Philippe Nyssen. Il y a un marché qui s’est ouvert. Pendant des années, nous entendions que la qualité du lait russe n’était pas assez bonne pour y produire du fromage. Cet embargo est l’occasion d’améliorer cette production, tout est une question d’investissement et d’organisation.” Depuis cet été, l’atelier produit quatre fromages au lait de vache : un Saint­ Marcellin, un crottin, des “boutons” et une crème à base de fromage blanc. Sans expérience dans le domaine, le Belge a dû tester ses recettes françaises deux ans durant pour s’adapter au climat russe, avec l’aide d’un professeur de l’école française de l’industrie laitière et d’un maître fromager. “Il nous a fallu créer toute une chaîne de production, orienter les agriculteurs pour qu’ils changent leur façon de travailler, organiser la collecte du lait, apprendre à réguler l’humidité, moins importante en Russie qu’en France”, explique-t-il. Quatre cents litres de lait sont transformés chaque jour, les entrepreneurs espèrent atteindre les 70000 au plus vite et produire une dizaine de fromages différents. “L’objectif : que l’entreprise devienne incontournable si l’embargo sur nos produits européens venait un jour à disparaître.”

Texte et photo, Paul GOGO