La construction du gazoduc Nord Stream 2 doit s’achever en fin d’année. C’est en Russie, à quelques kilomètres de la frontière estonienne qu’il plonge dans les eaux de la Baltique en traversant un parc naturel protégé. Un défi technique et environnemental pour les constructeurs.
« C’est assez simple à comprendre, vous partez de Saint-Pétersbourg, vous longez la côte, vous avez des kilomètres de banlieue, vous arrivez sur une centrale nucléaire, le port d’Oust-Louga puis la réserve naturelle Kurgalski qui s’étale jusqu’à la frontière estonienne. Il n’y avait pas d’autre emplacement possible« , explique, le doigt sur une carte, Raffaele Parisi, chef de projet de la base de départ russe du gazoduc « Nord Stream 2 ». Le gazoduc long de 1 200 km construit par le géant pétrogazier russe Gazprom à travers sa filiale suisse « Nord Stream 2 » débute sa route vers l’Allemagne par une traversée de 6,2 kilomètres d’une réserve naturelle sensible, dont 3,7 km sur terre.
« En 3,7 km vous traversez des marécages, une dune, une forêt et une plage, nous ne pouvions pas installer une base de chantier au milieu de tout ça« , précise Raffaele Parisi.
C’est donc à l’est de la forêt, au niveau de la zone d’insertion des pistons racleur instrumentés (PIG) qu’est installée la zone de travail. Ces pistons racleurs sont essentiels. Ils s’agit de cylindres remplis de capteurs régulièrement insérés dans le flux du gaz pour vérifier la santé des tuyaux du gazoduc.
Technique unique
Les soudures des tuyaux destinés à être enfouis dans les centaines de mètres de tranchées entre le rivage et le treuil sont réalisées à bord.
Les tuyaux de 12 mètres de long recouverts d’un revêtement de béton de 24 tonnes sont plongés uns à uns dans les basses eaux de la Baltique en direction de la terre. « Nous utilisons en quelque sorte la technique du ‘pipe-pulling’, les tuyaux sont progressivement tirés du bateau vers la terre par le treuil. Nous avons rempli les tranchées d’eau sur les 3,7 kilomètres pour limiter de 10% le poids des tuyaux et donc, parvenir à les tracter depuis le large ». Résultat : pas de grue, de poste de soudure ni de transport de tuyaux dans la zone protégée.
Cadences élevées
Côté terre, c’est une entreprise française, « Serimax » qui assure les soudures des tuyaux qui seront ensuite acheminés jusqu’au treuil. Cette entreprise basée en région parisienne a installé cinq stations de soudage à quelques mètres de l’enchevêtrement de tuyaux de la zone « PIG ».
« Cela fait 30 ans qu’on fait ça donc on a le rythme », sourit Nicolas, soudeur. Ce spécialiste travaille sur les chanfreins des deux lignes de tuyaux du gazoduc sur la moitié des 3,7 kilomètres qui séparent la station de compression et la mer. Le défi est de taille mais les soudeurs sont expérimentés. « Nous avons des soudures automatiques avec des chanfreins très serrés qui permettent de remplir avec une cadence et un taux de production particulièrement élevé. Nous avons une autre activité en parallèle où nous faisons de la préfabrication sur des chanfreins manuels, beaucoup plus ouverts à 30 degrés. De manière générale, ils sont plus longs et délicats à remplir ».
Derniers mois de chantier
Partout sur le chantier, les avertissements liés à la présence d’animaux sauvages sont nombreux. Grenouilles, biches, sangliers et même ours y vivent en toute liberté. Mais pas de quoi déconcentrer Nicolas en pleine inspection des soudures. « Nous sommes habitués à souder toutes sortes de diamètres et d’épaisseur mais ce tuyau est de nature très épaisse. Sur la ligne automatique, on travaille sur du 35mm d’épaisseur, 41 mm sur la ligne manuelle. 41mm d’épaisseur ça reste un joli défi », explique le professionnel.
À quelques mètres des Français, les ouvriers russes ont construit un grand coffrage traversé par le gazoduc. Il sera couvert de béton pour absorber les mouvements venus de la mer, et ainsi, éviter de fragiliser la partie « PIG » et la zone de compression du projet.
Ce gazoduc à 8,4 milliards d’euros divise les Européens et se construit sous la menace de sanctions américaines. Si tout se passe bien, il entrera en fonction d’ici 2020 et permettra d’envoyer chaque année 55 milliard de mètres cubes de gaz de l’Arctique vers l’Europe.
[La Libre Belgique] Il y a cinq ans, il s’échappait d’Ukraine exfiltré par les services russes. Désormais réfugié en Russie, condamné à 13 ans de prison en Ukraine, Viktor Ianoukovitch se fait discret.
Sur le grand boulevard Zubovski deMoscou, de nombreux policiers patrouillent autour de la rédaction de l’agence de presse « Rossiya Sevodnia ».En ce mercredi 6 février 2018, c’est l’ancien président ukrainien Viktor Ianoukovitch qui s’exprime. Une majorité de journalistes russes sont présents, la voix de celui qui considère avoir fait l’objet d’un putsch, à Kyiv, le 22 février 2014 alors que le parlement ukrainien décidait de le destituer, ne porte désormais guère plus loin que dans les médias moscovites. Il y a cinq ans, Viktor Ianoukovitch rejoignait Kharkiv puis Donetsk en hélicoptère. Bloqué en Ukraine, il atteignait ensuite la Crimée en voiture, avant de disparaître pendant 24h non loin de la base militaire russe de Sébastopol avant de réapparaître en Russie, à Rostov sur le Don (1000 km au sud de Moscou), où il résiderait depuis.
Condamné en Ukraine
L’année dernière déjà, le président déchu avait invité la presse moscovite à écouter sa version des tirs de la place Maidan, qui avaient fait plus d’une centaine de morts chez les manifestants en 2014. Un coup des « groupes nationalistes ukrainiens » assure-t-il, collant à la ligne de la célèbre rhétorique russe. Mais c’est bien lui que les autorités ukrainiennes accusent aujourd’hui d’être à l’origine de ces morts. Le 21 janvier dernier, un tribunal de Kyiv l’a condamné par contumace à 13 ans de prison pour haute trahison. En février 2014, à quelques heures de son échappée belle, il avait appelé la Russie à intervenir militairement en Ukraine. « Il estime de toutes façons que ce procès est une affaire politique parfaitement organisée. Il continuera à vivre dans ses résidences en Russie, à jouer au tennis et à profiter de la vie » dénonce le correspondant moscovite de l’agence de presse ukrainienne Unian, Roman Tsimbaliuk.
Quel statut ?
Viktor Ianoukovitch tourne désormais le dos à sa carrière politique. « Les politiciens comme moi n’ont plus leur place en politique assure-t-il. La politique ukrainienne a besoin de sang neuf, d’une nouvelle génération de politiciens ». Pour autant, son statut comme sa vie quotidienne demeurent mystérieux. Le 6 février dernier, c’est accompagné d’au moins un agent du FSO, service de sécurité des personnalités importantes, des ministres jusqu’au président Poutine, que Viktor Ianoukovitch est arrivé en conférence de presse. « Je ne suis qu’un simple réfugié promet-il. À Rostov, quand je sors dans la rue, beaucoup de réfugiés ukrainiens viennent me parler. Je m’y sens comme à Donetsk. Je suis dans le même bateau que ces gens jetés de leur pays ». Au quotidien, Ianoukovitch enchaînerait les rencontres avec des responsables ou acteurs de la vie politique russe comme ukrainiens. Le gèle de ses actifs par l’Union Européenne en 2014 ne semble pas avoir compliqué sa vie. S’il loue bien une maisonde deux étages de près de 500m² avec piscine et salle de sport à Rostov-sur-le-Don, il n’y vivrait pas réellement. Des journalistes évoquent une maison dans la cité balnéaire de Sochi, une autre à proximité de Moscou. En novembre, c’est non loin de la capitale qu’il s’est blessé lors d’un cours de tennis.
De ses proches, il n’a officiellement plus que son fils Alexandre, homme d’affaire, à ses côtés. Son ex femme Lioudmila Nastenko est décédée en 2017 et son second fils, Viktor, est mort en mars 2015, à l’âge de 33 ans. Fan de grosses cylindrées et de vitesse, il a perdu la vie en traversant la glace du lac Baïkal en 4×4, alors qu’il y roulait à toute vitesse avec des amis.
Présidentielle
Viktor Ianoukovitch a un avis arrêté sur l’élection présidentielle ukrainienne dont le premier tour aura lieu le 31 mars prochain : « Je connais Petro Poroshenko depuis longtemps, il m’a aidé à construire notre parti, le Parti des Régions, à l’époque. Il ne pense qu’à ses intérêts personnels et utilise des méthodes sophistiquées pour arriver à ses fins mais il n’a aucune chance de remporter cette élection ». L’ancien président se dit nostalgique de ses « années Donbass » désormais en guerre. Ancien gouverneur de la région, il regrette cette époque durant laquelle il « passait son temps avec les mineurs ». Selon lui, les autorités ukrainiennes doivent désormais « ouvrir des discussions avec les responsables séparatistes du Donbass. La seule solution pour sortir de la guerre ».
Bas dans les sondages et en quête d’un contrôle toujours plus fort de la mer noire, Vladimir Poutine prend le risque de l’intransigeance.
L’image aurait été symbolique. Un navire de guerre ukrainien passant sous le contesté pont de Crimée, construit par la Russie en dépit du droit international à l’issue de l’annexion de la Crimée. Mais le risque militaire et symbolique semblait trop important pour le Kremlin. En tentant de rejoindre la mer d’Azov en passant par le détroit de Kertch, la marine ukrainienne s’est attaquée à un tabou exploité par la Russie depuis le début de la crise qui oppose les deux pays. Un accord signé en 2003 par les deux pays donnent des droits équivalents à la Russie et l’Ukraine sur ces eaux stratégiques. Mais dans les faits, la Russie a bel et bien pris le contrôle de la région. L’image d’un bateau poussé sous l’arche du pont de Crimée pour bloquer la circulation du détroit dimanche est saisissante. La Russie a le pouvoir physique de décider qui entre et qui sort de la mer d’Azov. Un enjeu économique, militaire mais également de communication. Intransigeant sur le sujet, Vladimir Poutine ne prendra jamais le risque de décevoir la population russe, exaltée au lendemain de l’annexion, en la laissant croire qu’il puisse y avoir la moindre faille de sécurité à proximité de la péninsule annexée.
Lundi soir, la Russie détenait toujours les 23 militaires ukrainiens et leurs trois navires au sein du port de Kertch, en Crimée. Porte-parole du Kremlin, Dmitry Peskov dénonçait lundi une « provocation dangereuse de la part de l’Ukraine » et concédait des coups de feu tirés sur les navires ukrainiens par les forces spéciales russes : « Nous n’avions pas le choix pour empêcher une violation de notre frontière ».
Risque de sanctions
Le conflit couvait depuis plusieurs mois. Les deux pays n’ont cessé d’augmenter la militarisation de leurs ports situés en mer d’Azov durant l’année passée. En octobre dernier, exaspérée par l’attitude de la Russie à l’égard des bateaux ukrainiens et européens dans la mer d’Azov, l’Union Européenne a menacé la Russie de nouvelles sanctions en cas de conflit dans la zone. En vain. Ces derniers mois, prés de 200 navires européens et ukrainiens auraient été contrôlés et parfois bloqués pendant plusieurs jours par les autorités russes lors de leur passage par le détroit de Kertch.
« Si nos gardes-frontière réalisent autant de contrôles, c’est parce que les leaders de l’auto proclamée assemblée des tatars de Crimée et les groupes nationalistes ukrainiens ainsi qu’un certain nombre de politiciens ukrainiens ont appelé au terrorisme et à la destruction du pont de Crimée » affirmait au journal Kommersant, Grigori Karasin secrétaire d’état du ministère des affaires étrangères russe vendredi dernier.
En refusant le passage des navires militaires et commerciaux ukrainiens sous le pont de Crimée, la Russie teste la capacité de réaction de l’Union-Européenne tout en prenant le risque de subir de nouvelles sanctions. Comme en Ukraine, l’explication de cette manœuvre risquée se trouve très certainement dans la politique nationale. Depuis l’été dernier et l’annonce de l’impopulaire réforme des retraites, le taux de popularité de Vladimir Poutine subit une dégringolade inédite. Le président russe n’aurait plus que le soutien de 45% de la population contre 64% en mai dernier. Cette impopularité n’avait pas été aussi importante depuis… la veille de l’annexion de la Crimée. L’introduction de la loi martiale en Ukraine joue le jeu du Kremlin. Les médias russes ont repris, lundi, un ton proche de celui de 2014 destiné à décrédibiliser le pouvoir ukrainien et à jouer la carte de l’Ouest russophobe. Dans la suite de son interview au journal Kommersant, Grigori Karasin déclarait « le sujet de la mer d’Azov a été intentionnellement inséré dans l’espace médiatique. Le régime de Kiev a créé un nouveau thème anti-russe avec ses mentors étrangers (…) le seul objectif de l’ouest est de pouvoir durcir les sanctions contre la Russie ».
Après la victoire, le sacre. Tournée en bus pour les Bleus à Paris, « Deschamps Elysées » à l’Etoile, ou plutôt aux « deux étoiles ». Les Bleus perchés sur le toit du monde. On ne vous refera pas le film dans Accents d’Europe.
On a juste sélectionné deux images, en marge de la performance sportive. Celle de Kylian Mbappé tapant dans la main d’une opposante des Pussy Riot, qui avait fait irruption sur la pelouse pour interrompre brièvement le match. Ou cette autre photo, d’une fan zone vide avec cette légende : « La liberté est finie. Bienvenue dans la vraie Russie ». Deux photos qui font, bien sûr, référence à la situation des droits de l’homme à Moscou. Car derrière cette formidable liesse mondiale, il y a bien sûr une opération de communication bien orchestrée par Vladimir Poutine. Et le sort d’un homme Oleg Sentsov qui se meurt dans une colonie pénitentiaire du nord de la Russie. Le cinéaste ukrainien, engagé contre l’annexion de la Crimée, est en grève de la faim. Il a été condamné à 20 ans de prison pour terrorisme et trafic d’armes, à l’issue d’un procès qualifié de « stalinien » par Amnesty. Pour l’instant, aucune pression internationale n’a fait plier Poutine. Et en Russie, le cas Sentsov est quasiment tabou. A Moscou, le reportage Paul Gogo.
Ce lundi, quelques heures après la fin de la Coupe du monde, le président russe Vladimir Poutine se rendra à Helsinki pour rencontrer le président américain Donald Trump pour une première rencontre bilatérale. Dans les médias russes, on n’attend pas grand chose de cette rencontre, si ce n’est un exercice de communication que la presse estime déjà remporté par le président russe. Car cette rencontre est avant tout une question de symbole et d’images. Mille quatre cents journalistes de 61 pays seront présents, ce lundi, à Helsinki. D’après le journal russe Kommersant, Vladimir Poutine et Donald Trump auraient accepté le principe d’une conférence de presse commune durant laquelle ils devraient présenter une déclaration commune de deux pages insistant sur “l’importance de maintenir le dialogue entre leurs deux pays et leurs services de sécurité”. Objectif pour le Kremlin : parvenir à organiser une prochaine visite du président américain à Moscou. “Les médias étrangers ont publié de nombreux reportages présentant Trump comme un président soudain prêt à échanger. Par exemple, sur la question d’une redéfinition des influences en Europe et sur ‘l’Ukraine donnée à Moscou’. Mais les experts sont formels, aucun changement géopolitique notable ne se produira à l’issue de ce sommet”, modérait dimanche le journal populaire “Komsomolskaia Pravda”. Le président Trump n’a pas dit autre chose dimanche sur CBS en déclarant qu’il avait “de faibles attentes” quant à son entrevue avec M. Poutine.
Un Mondial diplomatique
Cette rencontre arrive à l’issue d’un Mondial réussi. “La meilleure coupe de tous les temps” a déclaré le président de la Fifa Gianni Infantino, samedi, lors d’un gala organisé par le président Poutine dans la grande salle du prestigieux théâtre Bolchoï. Ne cachant pas le rôle de “soft power” d’un tel événement, le président russe a pris la balle au bond devant de nombreuses délégations étrangères en remerciant les supporters étrangers “ d’être venus constater que la Russie de 2018 ne correspondait pas aux clichés de l’étranger”. L’air de rien, le Mondial a fait office de séquence diplomatique pour le président russe. Pendant un mois, Vladimir Poutine a rencontré des dizaines de chefs d’Etat venus échanger quelques mots à l’occasion d’un match de football. Persuadé que son équipe n’irait pas loin dans le Mondial, le président russe s’est bien gardé d’assister aux matchs, envoyant son premier ministre Dmitri Medvedev assurer une présence officielle. Mais la plupart des chefs d’États venus à Moscou ont fait un arrêt par le Kremlin avant de se rendre au stade. En ce weekend de finale, ce ne sont pas moins d’une douzaine de responsables politiques qui ont défilé au Kremlin, de Palestine, du Gabon, de Moldavie, de Hongrie, du Soudan jusqu’à la présidente Croate Kolinda Grabar-Kitarovi et au président français Emmanuel Macron venus supporter leurs équipes finalistes. La semaine dernière, c’est le dossier syrien que le président russe a tenté de faire avancer en rencontrant dans sa maison de campagne à quelques kilomètres de Moscou un responsable iranien et le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou dans la même journée. De quoi pousser certains observateurs à soupçonner le président Poutine d’avoir utilisé la Coupe du monde pour s’organiser son sommet diplomatique personnel en miroir au sommet de l’Otan organisé à Bruxelles les 11 et 12 juillet derniers.
Organisé tous les 4 ans, par la Russie l’exercice militaire Zapad (ouest), a lieu cette année sur le territoire biélorusse et dans une moindre échelle, sur le territoire de la Fédération de Russie entre le 14 et le 20 septembre. Officiellement, il s’agit d’un exercice défensif. Mais nombre de pays voisins concernés par ces manœuvres y voient au mieux une réponse aux exercices de l’Otan organisés à proximité de la frontière russe, au pire, une invasion programmée des pays baltes dans une méthode déjà observée en Géorgie et en Ukraine. Au delà des inquiétudes, quelques faits sur l’exercice « Zapad 2017 ».
Des terroristes contre la Russie
Une démonstration de l’armée russe en août dernier
« Ces dernières années, les forces armées de Russie et de Biélorussie ont observé des changements dans l’organisation des combats et des entraînements opérationnels. L’efficacité de ces changements ne peut être observée que dans la pratique » a assuré le Vice-ministre de la Défense et lieutenant général Alexander Fomin le 29 août dernier, lors de la présentation de l’exercice « Zapad 2017 », au ministère de la Défense russe.
Ces manœuvres font l’objet d’un scénario précis créé par les ministères de la défense russes et biélorusses et correspondent selon ces mêmes ministères, à une menace actuelle : Le terrorisme.
Ce terme doit s’utiliser avec précaution tant sa définition est sujette à interprétations. Par exemple, la guerre russo-ukrainienne qui a éclaté dans l’Est de l’Ukraine en 2014, a longtemps été considérée par les ukrainiens comme une opération terroriste dans le but de qualifier la Russie par la suite, d’État terroriste. Où encore, la Russie qui qualifie ses guerres de Tchétchénie comme des « opérations anti-terroristes ».
Bien que semblable à celui du « Zapad 2013 », le scénario de cette année est intéressant dans le sens où il présente de nombreuses similitudes avec le conflit ukraino-russe. Dans son organisation vu d’Ukraine, dans ses fantasmes (une opération de déstabilisation dirigée par un pays ennemi), vu de la Russie.
« L’exercice prévoit l’entrée de groupes extrémistes fictifs sur les territoires de la République du Bélarus et dans la région de Kaliningrad en Fédération de Russie dans l’objectif de mener des attaques terroristes et de déstabiliser l’union des États russes et biélorusses. Ces extrémistes simulés sont supportés par l’extérieur à travers une assistance logistique, du matériel militaire et l’aviation. Pour combattre cette attaque, les troupes devront réaliser un certain nombre d’épreuves tactiques. Dans un premier temps, le déploiement d’unités militaires des forces groupées (Russie et Belarus) dans la zone rebelle pour isoler les terroristes. Puis, l’aviation et la défense aérienne mèneront des opérations de soutien des forces terrestres et bloqueront les lignes de ravitaillement des groupes armés illégaux. Une opération spéciale sera également menée pour éliminer les groupes armés et stabiliser la situation, puis un blocus naval sera réalisé par le flotte de la Baltique (base de Baltiisk-Kaliningrad) dans le but d’empêcher les terroristes de s’enfuir.
Dans le même temps, un certain nombre d’exercices tactiques anti-terroristes seront organisés avec les hommes du ministère de l’Intérieur, la garde nationale, le FSB et les services de secours. » a expliqué le Vice-ministre de la Défense russe et lieutenant général Alexander Fomin.
D’un point de vue interne, l’objectif pour les deux armées est de tester l’efficacité de la communication, de la collaboration et de l’organisation des armées, du commandement militaire en chef jusqu’aux troupes sur le terrain (troupes terrestres, aviation, marine et artillerie) sensés faire face à cette attaque terroriste simulée, main dans la main. Des exercices basés sur la communication et les méthodes de travail des deux commandements sont par ailleurs déjà menés depuis le mois de mars, toujours dans le cadre du « Zapad ».
Peurs et fantasmes
Une démonstration de l’armée russe en août dernier
« Depuis plusieurs mois, les médias de l’Ouest puis les politiciens ont tenté de créer un environnement négatif autour de cet événement en mettant l’opinion publique sous pression en amplifiant les allégations et rumeurs autours de cette sus-nommée « menace russe ». Ils ont suggéré les plus incroyables des scénarios, certains d’entre-eux estiment que cet exercice est la préparation d’une « tête de pont » pour une invasion de la Lituanie, de la Pologne et de l’Ukraine. Toutes ces allégations n’ont rien à voir avec la réalité. Ceci a été affirmé à plusieurs reprises par les responsables russes et biélorusses » a déclaré l’ambassade de Russie aux États-Unis début septembre. Il est vrai que l’exercice ne cesse de faire naître des inquiétudes et des fantasmes chez les voisins immédiats de ces deux pays. D’après ces pays, le « Zapad » serait un entraînement pour une future tentative d’isolement des pays baltes et les terroristes dont il est question dans le scénario russe correspondraient aux troupes de l’Otan.
La déstabilisation de la Russie par une intervention extérieure (notamment financière et américaine) fait partie des fantasmes les plus tenaces particulièrement intégrés par la société civile russe actuelle. Des fantasmes qui n’apparaissent pas sans raison, ils sont orchestrés et entretenus personnellement par Vladimir Poutine à travers ses discours et ses décisions politiques (par exemple avec les lois concernant les « agents de l’étranger »).
C’est sur ce risque, partiellement voire totalement fantasmé par les russes que se base cette démonstration ciblant clairement l’ouest, donc les troupes de l’Otan et leurs nombreuses manœuvres organisées dans la région.
La majorité des exercices auront lieu dans un pays imaginaire, la « Veyshnoria », ce qui correspond à la zone ouest-nord-ouest de la Biélorussie. L’autre partie conséquente sera organisée dans l’enclave de Kaliningrad coincée entre la Lituanie et la Pologne. Entre les deux, le passage de Suwalki, un point de crispation identifié et instrumentalisé par les acteurs de la zone depuis déjà plusieurs années. Ce passage long de 60 kilomètres représente une frontière pour la Russie, la Biélorussie, la Pologne, les pays baltes, l’Union Européenne et l’Otan. D’un point de vue militaire, il s’agit d’un point faible : dans le cas d’une tentative d’attaque ou de déstabilisation, les pays baltes et donc l’Otan seraient facilement et rapidement isolés (c’est d’ailleurs ce dont il est question dans l’exercice « Zapad »).
Par ailleurs, les pas de tir/polygones Pravdinksy côté russe (Kaliningrad) et Roujanski côté Bélarus situés aux extrémités du couloir font notamment partie des infrastructures militaires mises en alerte pour l’exercice.
Observateurs
Autres débat et rumeurs venus des pays voisins de l’exercice, le nombre de participants. Officiellement, environ 12 700 hommes participeront à l’exercice dont 7 200 soldats biélorusses et 5 500 soldats russes (la plus grosse partie de l’exercice se concentre sur le territoire biélorusse). 70 avions et hélicoptères, 680 véhicules et pièces d’artillerie (250 tanks, 200 armes de type mortiers et lance-roquettes multiples (Grad)) auxquels s’ajoutent une dizaine de navires positionnés à proximité de l’enclave de Kaliningrad. La Lituanie affirme que ce sont plus de 100 000 hommes qui participeront à l’exercice. Le débat avait déjà eu lieu lors du « Zapad 2013 », la Russie avait été accusée d’avoir utilisé beaucoup plus de soldats qu’annoncé pour son exercice
Mais dans les faits, si l’alliance Russie-Belarus peut effectivement déployer autant de troupes qu’elle le souhaite sur son territoire, elle le fait sous un œil plus ou moins attentif de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) dont des représentants ont été invités à assister à la phase finale de l’exercice. L’OSCE, dont la Russie est membre, impose des limites ainsi qu’une relative transparence à l’exercice. D’après le « Document de Vienne – 2011 », les pays qui souhaitent organiser des exercices militaires doivent inviter un certain nombres de représentants de l’organisation, et le nombre total de personnels impliqués ne doit pas dépasser les 40 000 hommes et 900 tanks ou 2 000 véhicules de combats amphibies ou 900 pièces d’artillerie. Face aux nombreuses rumeurs faisant état de la présence de 100 000 hommes au « Zapad 2017 », le ministère de la Défense russe a multiplié les déclarations ces derniers jours, assurant respecter le règlement imposé par l’OSCE.
Les représentants de l’OSCE ne seront pas les seuls à avoir un œil sur l’exercice. Le ministère de la Défense russe a déclaré fin juillet avoir envoyé des invitations pour observation aux membres de l’Organisation du traité de sécurité collectivequi unit la Russie, l’Arménie, la Biélorussie, le Kirghizstan, le Kazakhstan et le Tadjikistan (ОДКБ), l’Union économique eurasiatique (ЕАЭС), la Communauté des États indépendants (СНГ), l’OTAN et donc, l’OSCE. À ces observateurs s’ajoutent la présence des attachés militaires des chancelleries étrangères représentées à Moscou, invités à venir observer la phase finale de l’exercice en présence de Vladimir Poutine, lundi 18 septembre, sur le polygone de Luzhsky, dans la région de Saint-Pétersbourg.
Déjà échaudés par l’exercice « Joint sea 2017 » mené conjointement par la Russie avec la Chine, et lancé en août dans la mer Baltique (fin prévue mi-septembre), d’autres pays ont décidé de contrer la communication russe en organisant leur propre exercice militaire.
L’Ukraine a débuté le sien lundi en organisant des manœuvres impliquant quinze pays, dont les États-Unis. Cette démonstration est menée annuellement sur la base de Yavoriv (ouest de l’Ukraine) depuis le début du conflit dans l’Est du pays, en 2014. 2 500 hommes participeront à cet exercice nommé « Rapid Trident » et ce, jusqu’au 23 septembre.
Lundi 11 septembre, c’est la Suède qui a également lancé son exercice militaire, nommé « Aurora 17 » (voir photos). Cet exercice inédit qui mettra en alerte la moitié de l’armée suédoise, durera trois semaines et sera organisé en présence de soldats américains, français, danois, estoniens, lituaniens et finlandais. Le scénario de cet exercice représente une vraie réponse à celui de la Russie. 20 000 soldats vont simuler une « attaque de la Suède par un pays fictif venu de l’Est ». Cette attaque fictive se déroulera sur l’île de Gotland (mer Baltique) remilitarisée en vitesse durant ces derniers mois, par peur d’une tentative de déstabilisation russe. Une unité blindée américaine sera de la partie. Une vraie réponse de l’Otan (dont la Suède ne fait pas partie pour le moment), à l’alliance Russie-Bélarus.
Maryia est infirmière volontaire intégrée dans l’unité 92 de l’armée ukrainienne basée à Marinka, à l’ouest de Donetsk. Le ministère de la défense souhaite en terminer avec l’époque des volontaires en les faisant signer dans l’armée. Pour Maryia, c’est un vrai choix de vie.
Au loin, les faubourgs de Donetsk. (Olya Morvan/Hans Lucas)
Nestor entre timidement dans la cuisine de son appartement. Les fenêtres sont calfeutrées, protégées par des sacs de sable, il faut prendre le risque d’ouvrir la porte qui mène au balcon pour éclairer la pièce. C’est ici qu’il vit, avec quelques hommes de son unité, dans cet immeuble jadis occupé par des civils ayant désormais quitté la ville. La cuisine est organisée de façon anarchique mais pratique, comme c’est souvent le cas lorsque l’armée investit un appartement. Le réfrigérateur de la cuisine est criblé de balles. Dans ce quartier, les balles venues de Donetsk ont une fâcheuse tendance à traverser les murs. La dernière fois que c’est arrivé, c’est dans Nestor que la balle a terminé sa course après avoir traversé les murs de l’appartement. Pile entre les deux yeux.
Maryia, érigée infirmière de l’unité 92 à 25 ans, soulève à son tour le voile qui sépare la cuisine du reste de l’habitation et dépose tout son matériel médical sur la table. Nestor le miraculé s’assoie sur une vieille chaise en bois tandis qu’un de ses collègues met de l’eau à chauffer pour préparer du thé. Maryia retire le pansement qui lui recouvre le front. La balle n’a fait que rebondir sur son crâne, sa plaie est plutôt superficielle quoique bien moche. « Je ne savais même pas que c’était possible, arrêter une balle avec son front… » s’amuse-t-il devant l’assistance. Personne ne l’imaginait effectivement possible. L’infirmière lui retire le pansement gorgé de sang et de désinfectant en douceur puis nettoie de nouveau la plaie avant d’y réinstaller un pansement. Alors que le thé est servi, des combattants font des allers-retours dans la cuisine pour venir y piocher des gâteaux fournis par l’armée par centaines. Dehors, ça gronde, ça tire en rafale, les deux collègues de Maryia, Viktor, 32 ans, le chef du groupe et « Soupchik », 21 ans s’éloignent de la porte ouverte du balcon. « Ça va, ça va, c’est “nach”, notre » lancent-ils pour se rassurer.
« Je voulais m’engager pour soigner. J’ai fait des études d’aide-soignante puis j’ai effectué de nombreuses formations, notamment pour apprendre les bases de la médecine d’urgence. Le premier urgentiste est à 15 minutes d’ici. Si un homme est gravement blessé, je dois maîtriser la situation pendant au moins un quart d’heure » raconte-t-elle devant les soldats admiratifs. Mais l’infirmière a déjà fini son travail, elle engloutit son thé et l’équipe retourne à la base. Dans l’ambulance couleur camouflage, les différents instruments et médicaments voltigent de tous les côtés. Il s’agit de passer de bâtiments en bâtiments le plus rapidement possible, le quartier est régulièrement arrosé à l’arme automatique et sur ces routes boueuses trouées de toutes parts, la conduite est sportive. L’ambulance contourne le QG de l’équipe de médecins puis pile en se garant dans son emplacement, une place entourée de sacs de sable située contre le bâtiment, à l’abri des regards séparatistes.
Sommeil volé en journée. (Olya Morvan/Hans Lucas)
L’immeuble, le QG des médecins volontaires hébergés dans ce bataillon est un ancien hôpital qui abritait il y a quelques mois encore les vétérans des différentes guerres auxquelles a été mêlée l’URSS. Quand la ville de Marinka s’est retrouvée au cœur de cette ligne de front, les vétérans ont laissé leur place aux futurs vétérans, ceux de cette guerre du Donbass. Le bâtiment, ce qu’il en reste, est digne d’un décor de film. Trois étages à monter par la cage d’escaliers extérieure et l’équipe entre dans un grand hall jadis vitré. Les rafales de vent traversent désormais le hall détrempé, faisant bouger tout ce qui pend, câbles, morceaux de plâtres et plaques de métal. Puis ils passent de la lumière du hall aux couloirs sombres menant aux chambres, des armes de tous calibres traînent par terre avec quelques munitions. Le long couloir enfumé par les feux des poêles est parcouru de divers câbles pendus au plafond, il y a de l’électricité dans presque toutes les chambres de l’étage. Enfin, l’équipe atteint un second hall, celui des ascenseurs, qui fait désormais office de cuisine. Sur un mur, une croix rouge, c’est la chambre de Maryia et de ses deux collègues.
Le cosaque
La jeune infirmière entame déjà sa troisième cigarette de l’heure, affalée sur l’un des trois lits, une planche posée sur un sommier fait de ressorts. Un pantalon treillis, un t-shirt gris, des cheveux blonds aux reflets bruns ou le contraire, des joues généreuses, des yeux bleus et un sourire qu’elle tente de contenir, échouant régulièrement. Au-dessus d’elle, deux lance-roquettes et une kalachnikov sont accrochés au mur. Sous son lit traîne comme un mouton de poussière une petite roquette grise métallisée. Le balcon de la chambre est recouvert de plaques de métal. Des sacs de sable recouvrent le mur qui donne sur l’extérieur. Le poêle laisse échapper un peu de fumée, plongeant la pièce dans un brouillard d’autant plus dense qu’on y enchaîne les cigarettes. Les murs sont recouverts de coloriages patriotiques envoyés par des écoliers. On y voit des avions de chasse ukrainiens sur un fond bleu, des enfants avec des fleurs. Les enfants ont usé de stratagèmes pour faire deviner l’ennemi sans jamais le dessiner. Dans le Donbass, peu de choses distinguent l’ennemi de son propre camp.
Des cris émanent de la cuisine, c’est le commandant qui s’énerve « mais comment tu oses t’endormir sur les checkpoints ? Tu fais comment si on t’attaque putain ? » L’homme harangué prétexte être malade et frappe aussitôt à la porte de l’infirmerie : « Bonjour, Je m’endors souvent sur les checkpoints, je suis malade, auriez-vous des médicaments pour me soigner ? »
Le Cosaque épuisé (Olya Morvan/Hans Lucas)
« Nous allons voir ça », lui répond doucement Maryia en lui prenant la tension. Le soldat, petit bonhomme rond semble récupérer rien qu’en ayant la possibilité de passer un peu de temps dans un endroit chaud. Et surtout, de discuter. L’infirmière lui installe une perfusion censée lui redonner un peu d’énergie et quitte la pièce le temps d’aller nettoyer ses instruments.
« Je suis arrivé ici à l’occasion de la troisième vague de mobilisation » explique-t-il. « Mon fils a fait partie de la 1ère vague. J’étais très inquiet de le savoir à la guerre, il était dans la région de Lougansk, je dois avouer que ça a été un bonheur quand il est rentré, mais la guerre a fait de lui un homme » confie-t-il.
« Et me voilà maintenant ici. Mais je me dois d’être-là, je suis un ancêtre des cosaques, je suis de Poltava, la région des cosaques, mon père vivait en Russie, en Sibérie, aussi chez les cosaques, c’est culturel chez nous de se battre pour notre terre. Pour être honnête, je suis content d’être ici. J’ai une femme, elle est agricultrice, deux enfants et même un petit fils mais pour moi c’est comme si on m’envoyait en vacances pour six mois » estime-t-il. Mais depuis qu’il s’est lancé dans ce récit, des larmes perlent sur son visage. Il n’est pas malade, il le sait, il est juste physiquement et mentalement épuisé. Maryia qui s’était absentée quelques minutes refait son apparition, l’homme sèche rapidement ses larmes.
Maryia à l’heure du repas. (Olya Morvan/Hans Lucas)
Songes existentiels
La perfusion se termine, le soldat attrape une cigarette, Maryia en a déjà une nouvelle à la bouche. L’homme se met à parler de son passé dans l’armée rouge, et de son frère installé à Krasnodar en Russie. « Mon frère comprend tout à fait ce qu’il se passe ici » raconte-t-il, ne s’exprimant plus qu’en regardant l’infirmière qui échappe à tous les regards. Le soldat a visiblement besoin de parler, de s’extraire de sa vie quotidienne plus que de médicaments. Mais Maryia est froide, et « Soupchik » entre dans la chambre, tout sourire. La jeune femme lui lance sur un ton maternel, « c’est la guerre dehors ? »
« Oui ! », répond le jeune combattant, tout souriant, content de lui comme s’il avait fait une bêtise.
Toute la chambre fait semblant de ne pas entendre ce qui se passe dehors mais depuis une heure, les combats ont repris. Dans la matinée, une unité d’élite partie faire du renseignement côté séparatiste, est revenue, a débriefé, puis a lancé les combats à l’arme automatique. Les séparatistes, eux, ont ensuite répondu avec de l’artillerie lourde.
Un autre soldat entre dans la chambre pour poser son sniper le temps d’aller boire un thé dans la cuisine. « Je viens de descendre un séparatiste, ça c’est fait ! Mais malheureusement on n’a pas pu récupérer le corps » s’écrit-il, en quittant la pièce, suivi par le triste bonhomme déprimé.
Une nouvelle cigarette à la main, Maryia s’explique sur sa froideur, « c’est vrai que je ne rentre pas trop dans la discussion avec eux parce que je ne veux pas m’attacher. On ne sait jamais, je peux être amenée à récupérer leurs cadavres un jour ».
Elle se lève, attrape une gamelle métallique et va chercher sa ration de patate au lard dans la cuisine puis revient s’allonger dans son lit et veiller jusqu’à minuit, l’heure à laquelle les combats se calment généralement. Une sorte de permanence qu’elle tient en cas de coups durs. Une position de tir ukrainienne est installée sur le toit, quelques étages plus haut. Les murs tremblent et les esprits sursautent lorsque reprennent les tirs. Puis quelques minutes après, c’est au tour de l’artillerie séparatiste de répondre et de venir s’évanouir dans les gravats des immeubles du quartier, délaissés par les civils. Les explosions sont sourdes, elles prennent un coté irréel sans les images. L’un de ces obus termine au pied du balcon de la chambre, des éclats volent jusque dans les plaques de métal protégeant la pièce.
Mais allongée dans son lit, Maryia est concentrée sur autre chose. On ne peut pas penser à la guerre en permanence, il faut savoir décrocher, retrouver ses songes pour ne pas se laisser envahir par ses bruits sourds et tremblements. Et c’est un songe particulièrement existentiel qui occupe les trois membres de l’équipe. L’armée, ses services administratifs, ne cessent de relancer Maryia, Viktor et « Soupchik » sur une question: Souhaitent-ils s’engager dans l’armée pour les trois prochaines années?
« Ils attendent une réponse dans les jours qui viennent, les volontaires de l’armée sont amenés à disparaître, nous sommes les derniers. Mais s’engager pour trois ans, c’est … différent » explique Maryia.
« Nous faisons partie d’un groupement appelé «armée des volontaires », ce groupe de volontaires présents partout sur le front sont en fait majoritairement des anciens du bataillon de volontaires (nationalistes) « Pravii Sektor » raconte Viktor, l’ancien professeur d’histoire devenu tatoueur puis soldat. « Désormais nous devons quitter le front ou nous engager, mais trois ans, c’est long » explique-t-il à voix haute. « Oui, c’est long, ça fait déjà deux ans que nous sommes ici, rempiler pour trois ans, c’est un choix de vie » lance Maryia. En Ukraine, près de 65 000 personnes ont déjà signé pour le front.
Maryia en discussion avec ses collègues le temps de réchauffer un flacon. (Olya Morvan/Hans Lucas)
Les sens de la guerre
Le commandant frappe à la porte. « Eh le français ! Tu veux voir ce qu’il se passe dehors ? ». Viktor nous escorte dans le couloir de l’hôpital. Il fait noir, c’est enfumé, le béton vibre des tirs d’artillerie, il frappe à l’une des portes.
Dans la pièce, un petit homme est affalé dans son fauteuil. À la vue des visiteurs, il coupe précipitamment le film qu’il était en train de regarder sur son ordinateur. À côté, un autre écran d’ordinateur et sur cet écran, la guerre en direct. Des images infrarouges de caméras de vidéo-surveillance positionnées sur le terrain, en direction de Donetsk. C’est un écran en noir et blanc qui permet de mettre des images sur les sons que l’on entend aveuglement lorsque l’on vit à l’abri des tirs. Les images surréalistes font froid dans le dos. On y voit au premier plan un petit étang puis une grande plaine parcourue par des lignes électriques. Au fond, une série de terrils plus ou moins hauts depuis lesquels tirent les séparatistes. Et en haut à droite de l’image, des dizaines de lumières, les lumières des faubourgs de Donetsk situés à deux kilomètres de la périphérie de Marinka. Régulièrement, des traînées blanches traversent l’écran pour exploser à proximité des caméras. Elles sont parfois plusieurs à illuminer le paysage pendant quelques secondes comme des fantômes, soldats de la mort qui font des allers-retours entre deux positions invisibles. Car aucun homme n’apparaît sur les différentes images des caméras. Il faut connaître les emplacements des différentes positions par cœur pour comprendre ce qu’il se passe, là, dehors, derrière les murs de sacs de sable.
Juste avant que le commandant ne revienne en trombe dans la pièce, un tir violent, a atterri dans l’angle gauche de l’écran, faisant trembler l’immeuble «dans la vraie vie». « Repasse-moi les images du tirs. Merde, c’est pas bon ça » grogne-t-il, puis il attrape un chaton qui se promenait dangereusement dans les nœuds de câbles et de fils électriques et le pose sur ses genoux. « Il est tombé où ? Ah, c’est pas loin ça », il prend son talkie-walkie « c’est tombé près de chez vous, ça a touché l’immeuble ? » s’écrit-il, en caressant son chaton.
Dans la pièce d’à côté, une sonnerie de téléphone d’une autre époque retentit, un «dring-dring» froid et fort que l’on a perdu l’habitude d’entendre. « C’est trop dangereux pour nous de communiquer par talkie-walkie, ils nous écoutent de l’autre côté. Du coup, nous avons récupéré ce vieux poste qui est relié par câbles à toutes nos positions » raconte le commandant. Une épaisse liasse de câbles traverse le mur de sacs de sable pour rejoindre le gros boîtier fait de bois. Quand une position appelle, le téléphone sonne et le voyant rouge s’allume. Pour faire passer son message, le soldat en charge de la communication doit tourner une manivelle. « Ce n’est pas super moderne mais en communiquant par téléphone, nous prenons le risque de nous faire couper le réseau, et par talkie-walkie… Nous nous écoutons tous au point de parfois finir sur les mêmes ondes. Ça peut nous arriver de discuter avec les séparatistes même si le plus souvent ils en profitent pour nous insulter ».
« Venez, on va vous montrer quelque chose » lance Viktor. De l’autre côté du bâtiment, une autre chambre dans laquelle s’est installé un militaire arrivé dans l’après-midi ordinateur à la main. Avec deux autres militaires, ils sont installés dans cette chambre vide, occupés à sonder les ondes de la région. « Contrairement aux séparatistes, nous ne communiquons que très peu avec nos talkie-walkie. C’est un avantage que nous avons sur eux. Surtout que généralement, dans le feu de l’action, ils oublient de prendre des précautions lorsqu’ils se balancent leurs positions » raconte l’homme, assis devant son ordinateur.
L’esprit Maidan
« Je fais comment pour me rendre sur ma position si j’ai pas de voiture, putain ? Ils sont où nos véhicules ? J’ai plus de chauffeur, plus de voiture, je fais comment pour vous envoyer vous battre, putain ? La voiture devait être revenue à 9h, il est 9h20, elle n’est toujours pas là, je fais comment, putain ? » Ce matin, c’est le commandant d’une position qui réveille Maryia. Dans le couloir, il houspille un homme ayant cassé l’une des rares voitures du bataillon. La nuit a été calme mais les soldats ont tout de même retrouvé un obus de 122 mm dans le toit de l’immeuble, sûrement l’un de ceux qui ont plu sur le quartier la veille. Mais l’infirmière est encore endormie lorsqu’un jeune homme, les yeux cernés au point d’être marrons, entre dans la pièce. Timide, la capuche treillis sur la tête, une rose à la main, ses regards gênés furtivement lancés en direction des intrus poussent à s’échapper de la chambre.
Maryia. (Olya Morvan/Hans Lucas)
Viktor, le chef de cette petite brigade de médecins volontaires entre à son tour dans la chambre. Il est vexé. Son ambulance est en panne et il a appris en revenant du garagiste qu’un homme blessé dans la nuit avait été soigné sans que ne soit fait appel à la fine équipe. Le sujet est sensible car les trois tentent de montrer qu’ils sont indispensables, rêvant de conserver ce statut d’intermittents de la guerre non rémunérés. Le tout, dans cette omniprésente réflexion: rejoindre l’armée ou non ? L’armée est envahie de nouvelles recrues sous contrat venues y gagner quelques sous. L’aventure rémunérée à l’autre bout du pays plutôt que le chômage alcoolisé à la maison. Mais Maryia et ses amis sont loin de cet esprit, c’est Maidan et son esprit romantique de volontariat et de solidarité qui les ont amené à rejoindre le front.
Signer un contrat, c’est devenir un professionnel de la guerre. Chacun pèse le pour et le contre de son côté, la jeune femme casse les assourdissantes réflexions silencieuses et relance : « Pourquoi nous battons-nous encore ici aujourd’hui ? Notre quotidien est au final plutôt calme…
« Ça serait six mois ou un an, je signerais sans réfléchir, mais trois ans c’est long, c’est un choix d’avenir ».
La jeune volontaire ne cache pas son appartenance à un milieu social aisé. Forcément, son entourage n’a pas compris qu’elle utilise son diplôme d’aide-soignante pour partir au front. « Ma mère n’aime pas me savoir ici. Elle ne connaît personne dans son entourage dont les enfants sont au front, elle ne comprend pas pourquoi elle doit subir cette situation. Elle me dit souvent que je me bats pour les intérêts des gouvernements. Mais mon copain se bat aussi au front, je ne pouvais pas ne pas m’engager. Et puis ma grand-mère me soutient. Elle a vécu la seconde guerre mondiale, elle est fière que je me batte. A la maison, elle enregistre tous mes passages à la télévision sur une cassette » explique-t-elle.
Maryia et sa seringue. (Olya Morvan/Hans Lucas)
« Je rêve d’être professeur des écoles, c’est peut-être l’occasion de me lancer, car qui voudrait confier ses enfants à une femme qui a passé cinq ans sur le front ? » Viktor la coupe en rigolant, «personne, ça c’est certain ! Moi je n’ai pas de plans pour la suite, on ne sait pas ce qui peut arriver dans les deux minutes qui viennent, alors ça n’a pas de sens d’essayer de faire des plans pour le futur. Mais je dois avouer que trois ans c’est long, je ne sais pas si je veux continuer à me battre sur ce front… D’un autre côté, j’habite à 200 kilomètres d’ici, ce n’est pas juste pour la guerre que je suis là, c’est aussi parce que c’est chez moi. L’Europe et les USA nous aident mais si nous ne sommes pas sur le terrain pour arrêter les tanks, ils iront jusqu’à Kiev !»
Maryia s’amuse à charger et décharger une kalachnikov qui traînait sur son lit, « je ne sais pas, j’ai déjà sacrifié deux ans de ma vie à la guerre. J’ai 25 ans, je pense que c’est assez… »
Maryia enlace « Soupchik » de retour du front. (Olya Morvan/Hans Lucas)
« Gardez la santé »
La réflexion collective est alors interrompue par l’arrivée d’un nouveau visiteur, un soldat qui vient chercher sa piqûre. Malicieusement, Maryia lui propose de lui faire sur les fesses. « Je pourrais totalement la faire ailleurs mais autant en profiter » chuchote-t-elle. Mais le copain de Maryia fait justement son entrée et enlace aussitôt son infirmière de copine. L’homme a 40 ans, il en parait encore plus, longue barbe, pas rasé, un bonnet bleu vissé sur la tête… L’amant anonyme de l’infirmière se bat sur une position ukrainienne située au nord de l’aéroport de Donetsk, lui a signé dans l’armée, mais se garde bien de conseiller sa dulcinée sur le sujet.
La nuit s’installant, c’est l’occasion pour les soldats de relancer la bagarre. Ce soir, c’est le camp d’en face qui relance les hostilités. Un homme entre dans la chambre, « qui veut écrire un message pour les séparatistes sur ma roquette ? Je vais la lancer demain matin » s’exclame-t-il comme un enfant. La jeune femme pose la roquette sur ses genoux et écrit « Et surtout, gardez la santé ! » Puis l’homme quitte la pièce en secouant sa roquette dans tous les sens.
« Tiens, puisque les combats reprennent, ça vous dit d’aller voir sur le toit comment ça se passe ? » propose Viktor. Maryia s’y oppose vivement mais trop tard, les gilets pare-balles et les casques sont déjà enfilés.
Le point d’observation du front est situé sur le toit de l’hôpital. La guerre peut parfois se retrouver à une rue de chez soi. Une rue calme, des maisons aux cheminées fumantes, puis, à l’extrémité d’un terrain vague, le chaos. C’est la même chose dans cet immeuble. Il y a la cuisine fumante, paisible, que le cuisinier s’efforce d’alimenter en repas copieux trois fois par jours. Puis, il y a la porte de la cuisine menant vers la cage d’escalier, elle est située à côté des deux ascenseurs hors service. Pour rejoindre le toit, il faut passer cette porte et monter les trois étages en courant dans le noir afin de ne pas attirer les tirs.
En haut de l’immeuble, une mitrailleuse et des caisses de munitions. La guerre fait rage tout autour du bâtiment. À Marinka, la guerre se fait de terrils en terrils et d’habitations en habitations. Collés au mur extérieur de la cage d’escalier, la vue est impressionnante. Les tirs semblent venir de nulle-part. Une fois encore, aucun homme à l’horizon, seulement des traînées rouges et jaunes qui traversent le ciel comme de rapides étoiles filantes mortelles. Les explosions dues à l’artillerie employée par les séparatistes sont proches et violentes, l’immeuble tout entier est secoué. Les ukrainiens situés à l’arrière de nos positions tirent à l’arme automatique, les balles fusent et sifflent à quelques mètres. Tout se mélange, une explosion à gauche, des balles glissent à droite, d’autres nous étant destinées à gauche. Des positions ukrainiennes nous tirent dessus sans nous toucher, les conflits internes reprennent parfois vie sur le terrain…
La pression
Ce matin, les tirs sont rares. Dans les rues ravagées du quartier, quelques soldats osent même revenir du centre-ville à pied, sans courir. Le ciel est bleu et l’absence de tirs a permis de remplacer les aboiements des chiens par les chants des oiseaux. Pour Viktor et « Soupchik », c’est l’occasion de s’entraîner au tir sous le regard désapprobateur de Maryia. Depuis le couloir de l’hôpital, les balles sont tirées d’un bout à l’autre et finissent leur course dans l’immeuble d’en face. Mais la jeune infirmière se glisse discrètement dans une pièce pour répondre au téléphone, une amie l’appelle pour discuter de son éventuel engagement dans l’armée.
En attendant la fin des bombardements. (Olya Morvan/Hans Lucas)
Puis c’est Viktor qui doit interrompre son entraînement pour répondre au téléphone, « je réfléchis, trois ans c’est long, j’ai besoin de temps pour décider mais il est clair que le gouvernement ukrainien nous met la pression » explique-t-il à une connaissance. Finalement c’est un autre soldat qui coupe l’entraînement : « Quelqu’un s’est plaint de la présence de journalistes dans le bataillon, il faut les évacuer avant que le commandant ou le SBU (services de sécurité) n’arrive ».
Maryia qui était à l’écart n’a pas entendu l’annonce et poursuit sa discussion au téléphone, elle prononce quelques derniers mots : « Si on veut signer le contrat, il va falloir se décider rapidement ou nous allons être remplacés… »
Il fait super froid. D’ailleurs, la pluie s’est transformée en neige, et la nuit est tombée. Ce n’est que la deuxième fois que je rencontre cette fille, Ioulia. Nous nous rejoignons dans le centre de Kiev. La première fois que je l’ai rencontrée, c’était un an plus tôt, dans le Donbass.
Cela s’est passé par hasard. J’étais en vadrouille dans l’est de l’Ukraine avec Vadim, un ami ukrainien exilé à Kiev après avoir été kidnappé par les séparatistes à Lougansk. Nous nous étions arrêtés dans une petite ville proche du front. Les volontaires qui nous avaient emmenés ne voulaient pas dormir à l’hôtel alors que nous venions de passer 48h dans la voiture par -10. Vadim m’avait parlé d’une amie, Ioulia, qui vivait dans ce village. Nous l’avions rencontrée dans le seul restaurant de la ville dans lequel nous avions englouti un mauvais bortsch et un plat indescriptible nommé « quelque chose po-fransouski » qu’elle nous avait déconseillé de commander. Puis elle nous avait emmené chez elle, une maison de bois, à travers les rues vides, recouvertes par la nuit et la neige. Sa mère professeure, son père ingénieur, nous avaient accueillis à l’entrée, contents de voir leur fille ramener des amis à la maison. Puis nous avions traversé le couloir pour atteindre sa chambre, son lieu de vie, son univers d’artiste du quotidien, d’artiste de la question existentielle.
Ioulia et moi avons le même âge, le même sens du rêve, une nostalgie parfois sombre, parfois salvatrice et des goûts musicaux en conséquence. Elle est grande, elle a de longs cheveux bruns, de beaux yeux, un sourire qu’elle n’ose montrer par timidité et un charme qui dépasse largement son côté sombre. Après nous avoir proposé de s’asseoir sur son lit, verre de vin rouge en main, elle avait lancé du Joy Division sur son ordinateur, histoire « d’égayer » la soirée.
Sa chambre est à son image, un peu sombre, mais aménagée comme un lieu destiné à l’imaginaire et à l’expression des sentiments et des rêves. Quelques bougies, plein de bibelots, un énorme sapin de Noël et un gros chat blanc endormi en son pied. Sa chambre est son monde, celui d’une jeune de 25 ans vivant à la campagne et qui se sent un peu seule. À Kiev, Paris ou Londres, elle serait facilement qualifiée de « hipster ». Mais elle a choisi de rester dans sa bulle. Cette ville du Donbass sidérurgique, celui des gueules noires et des babouchki devenues veuves top tôt. Pas facile lorsqu’on est une jeune femme de 25 ans à l’imagination et à la nostalgie débordantes. « Tu imagines, il n’y a personne qui ne partage mes passions dans cette ville m’explique-t-elle aujourd’hui. Les jeunes de mon âge ils quittent la ville ou ils trouvent du travail dans le coin. Moi je ne sais pas quoi faire ici, mais d’un autre côté, je suis une fille de la campagne, pas une fille de la ville, je ne monterai pas bosser à Kiev ».
Vu du lit sur lequel nous étions assis, au chaud, avec un verre de vin, le monde extérieur paraissait bien hostile.
Il est bien hostile d’ailleurs.
Plus tôt dans l’après-midi, un an après notre première rencontre, Ioulia m’a appelé, «Je suis à Kiev en ce moment, ça te dit qu’on se voit ? Par contre, réfléchis bien parce que je te préviens, je suis totalement déprimée ». L’Ukraine m’a habitué aux drames, je la rejoint en ville.
Je la retrouve devant l’entrée du métro Zoloti Volota, elle est habillée en noir, lunettes de soleil sur le visage, avec un joli sourire qu’elle ne peut s’empêcher d’excuser en le mettant sur le compte de la nervosité. Elle réclame instantanément un café, puis une bouteille de vin. Ioulia a besoin de boire.
En quelques minutes nous nous retrouvons dans le parc situé en haut du funiculaire, dans une aire de jeux pour enfant, surplombant le quartier de Podil, dans le jardin du monastère de Saint-Michael. « Tiens, prends mes clés, ouvre la bouteille » me lance-t-elle. Les derniers enfants quittent les toboggans avec l’arrivée de la nuit et le retour de la neige. J’enfonce la clé dans le bouchon qui tombe dans le vin. La bouteille de vin ukrainien la moins chère que l’on ait trouvé.
« C’est quand même magnifique en bas, la vie peut être super belle parfois » lance-t-elle, en montrant le quartier de Podil du doigt. « Bon, raconte-moi ce qui te mène ici » lui demande-je. « Je suis dans une situation totalement « pizdets » (fucked up). Tu sais, je m’ennuie dans ma ville, je n’ai qu’un voisin avec qui je m’entends, un garçon, mais il a 17 ans, alors tout le monde me juge dans le village parce que les gens s’imaginent des choses. Bon, bref, pour m’occuper, je vais souvent à Odessa, je participe à des raves là-bas. C’est un monde particulier, mais on y boit, on y fume, on s’y drogue et je m’y suis fait beaucoup d’amis. Ce n’est pas mon avenir, je n’y rencontrerai pas de copain, mais au moins, ça m’occupe et je rencontre des jeunes qui me ressemblent. En début de semaine, j’étais à Odessa pour une soirée. C’est un vieux pote de 32 ans qui nous accueillait. ça se passait bien jusqu’au moment où il a sauté par la fenêtre. Je crois qu’il pensait pouvoir voler.
Après avoir fait des analyses, les policiers n’ont pas retrouvé de traces de drogue dans son sang, et comme j’étais à côté, ils commencent à insinuer que c’est parce qu’il était suicidaire ou même que je l’aurait tué. Alors oui, je le déteste maintenant, mais pour toutes les emmerdes qu’il m’apporte. Il me soûle ce con. Il était super sombre voire à moitié suicidaire, mais ce n’est pas un suicide, il était juste en plein « bad trip », c’est ce que j’ai essayé d’expliquer à la police. Du coup, je lui en veut tellement que je ne suis pas allé à son enterrement. Et maintenant, sa famille m’en veut. Elle va débarquer à Kiev la semaine prochaine, ils vont venir de Sibérie pour aller voir la tombe de leur fils.»
Ioulia se répète, enchaîne les clopes, mais ne montre pas d’émotions.
« Son père est un criminel, mon pote m’a raconté qu’il a déjà tué quelques personnes, donc du coup, je ne sais pas trop comment aborder le sujet avec lui… Et s’il me retrouve ? Et s’il va voir mes parents ? Mais en même temps je devrais sûrement le rencontrer pour lui expliquer ce qu’il s’est passé. La dernière fois que je l’ai eu au téléphone, il m’a insulté, j’ai tout enregistré. »
La bouteille de vin arrive déjà à sa fin, ses amis n’arrêtent pas de lui écrire, ils s’inquiètent pour elle. « Je suis un peu chiante pour eux, ils m’hébergent dans leur appartement, je leur parle tout le temps de mon ami, on a passé nos deux dernières soirées à pleurer tous ensemble ». Nous sommes ivres, la bouteille est vide, nous reprenons le chemin du métro.
Dans la longue descente vers les quais du métro, elle ne peut s’empêcher de s’excuser, « désolé, je viens de te ruiner ta soirée, en plus on est bourrés maintenant, on a l’air malins, enfin pour moi c’est pas grave, je vais à une soirée là, tu veux venir d’ailleurs ? »
« Ne t’inquiète pas, tout va s’arranger, penses à ton futur et calme toi sur l’alcool et la drogue. Je vais rentrer chez moi, fais moi signe si ça ne va pas, je suis encore dans le coin quelques jours… ».
Une ligne de front ou ligne de démarcation représente une frontière occupée par des armées ayant souvent pour objectif de déplacer cette ligne. Le front peut être actif ou gelé, mais dans tous les cas, la vie y est beaucoup plus présente que ce que l’on peut imaginer. À quoi ressemble une ligne de front en 2016 ? Voici celle du conflit ukrainien, en dix images (…)