L’Obs : « Labytnangui, la ville où se meurt Oleg Sentsov »

Papier réalisé pour l’Obs.

Enfermé dans la colonie de Labytnangui, dans le grand nord russe, le cinéaste ukrainien est en grève de la faim depuis 144 jours. Sur place, misère, gaz et paysages désertiques ne font qu’un.

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A quelques minutes du départ, de gros blocs de charbon disposés dans les wagons brûlent déjà. Le train doit conserver sa chaleur et l’eau du samovar ne doit pas refroidir. Il peut faire jusqu’à moins 60 degrés au terminus, en Iamalie, au nord du cercle polaire. 19h50, la « Flèche polaire » quitte Moscou avec 2 000 km à parcourir en 44h. L’infinie taïga, Labytnangui et sa colonie pénitentiaire en promesse. C’est dans cette cité de 26 000 habitants qu’est enfermé le réalisateur ukrainien Oleg Sentsov, en grève de la faim depuis 144 jours.

Les arrêts se succèdent et Nina, grand-mère ukrainienne originaire de Pervomaïsk, (260 km au sud de Kiev), enchaîne les mots croisés. « Mon fils vit à Salekhard, en face de Labytnangui, de l’autre côté du fleuve Ob. Je vais lui rendre visite de temps en temps » confie-t-elle d’une voix douce et posée. « Labytnangui n’est pas une ville désagréable à vivre. Il y a beaucoup de jeunes, les retraités ont des retraites élevées, ils sont nombreux à partir finir leurs jours du côté de Saint-Pétersbourg ou dans le sud du pays où la météo est plus clémente » explique-t-elle. À deux banquettes de là, une autre « babouchka » laisse traîner ses oreilles. À l’approche du cercle polaire anormalement dépourvu de neige, l’horizon jaune et brun est fait de rivières, de troupeaux de rennes, d’arbres bas et de « tchoums » les tentes hautes des Nénètses, peuple nomade de la région.

Nina n’a pas entendu parler d’Oleg Sentsov. En troisième classe, le train n’est qu’un dortoir géant. Sur les réseaux sociaux liés à la ville de Labytnangui, les noms de famille à consonance ukrainienne sont nombreux. Le directeur de l’administration pénitentiaire de Iamalie est d’ailleurs né… en Ukraine. « Labytnangui est une ville internationale. Beaucoup de gens ont quitté les anciens pays soviétiques pour venir y travailler dans les années 1990, il y a toujours eu du travail dans la région. Je connais aussi des gens du Donbass qui sont parti quand la guerre a commencé en Ukraine, ils ont pris un train et sont allés jusqu’au bout de la ligne. Ils vivent aujourd’hui à Labytnangui ». La grand-mère voisine s’installe à côté de Nina et lance la discussion sans détours. « La Crimée était à nous et on n’a même pas fait la guerre pour la récupérer ». Nina acquiesce timidement. « Cette histoire de séparation des églises orthodoxes russe et ukrainienne, c’est triste, pourquoi vous ne prenez pas les armes pour défendre votre église ? » questionne la voyageuse. « Cela ne servirait à rien, ce ne sont pas des questions qui se règlent avec des armes » clôt subrepticement Nina.

Gaz, pétrole et goulags

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La Iamalie est le royaume de Gazprom, le géant d’État russe leader dans l’extraction et le transport du pétrole et du gaz. L’hiver dernier, c’est son concurrent dans la région, Novatek, qui a inauguré un complexe gazier situé à l’extrême nord de la péninsule de Yamal. Le Kremlin voit en cette région l’avenir du pétrole russe qu’il souhaite faire transiter vers l’Asie et l’Europe par le nord. Mais la Iamalie est également la terre des goulags. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, Staline y a envoyé en exil, vers la mort, des dizaines de milliers de prisonniers. Son rêve : Une ligne de chemin de fer qui devait relier les grandes villes du cercle polaire. Les 100 derniers kilomètres de la « Flèche polaire » empruntent la seule portion jamais construite de ce projet. Il se dit que chaque ballaste représente un prisonnier mort à la tache.

Dernier arrêt avant Labytnangui, Kharp, 6000 habitants. La ville est à l’image de la région, on y trouve deux colonies pénitentiaires et une station de Gazprom qui y propulse son personnel vers le grand nord.

Sur le quai de la gare de Labytnangui, des policiers armés attendent le train de pied ferme. Des prisonniers envoyés de Moscou viennent de passer 44h dans un wagon « Stolypine » du nom de son créateur, Piotr Stolypine. Ce ministre de la Russie impériale assassiné à Kiev en 1911 avait créé ce wagon pour permettre aux paysans d’aller coloniser la Sibérie en emmenant leur bétail. Les polices politiques soviétiques NKVD et Tchéka ont vite détourné son usage pour envoyer des dizaines de milliers de prisonniers politiques au goulag en remplaçant dans les cages le bétail par des détenus. Le transport se fait toujours de la même façon en 2018. « Cela arrive souvent, la police attache ce wagon à l’arrière du train et les prisonniers voyagent séparés des autres voyageurs » confie une cheffe de wagon.

Le système pénitentiaire russe est l’héritier direct des goulags. La majorité des peines se purgent toujours en exil, loin des proches, dans des conditions difficiles. Plus de 700 établissements composent aujourd’hui cet archipel des colonies. À l’intérieur, il n’est plus question de travail forcé, le travail est volontaire et rémunéré. Mais la violence est toujours là. Actes de violence et de torture envers les prisonniers sont régulièrement dénoncés par les organisations russes de défense des droits de l’Homme.

« Oleg est très têtu »

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Depuis le début de sa grève de la faim, le 14 mai dernier, c’est dans l’infirmerie de la colonie pénitentiaire IK-8 ou colonie de l' »Ours blanc » à Labytnangui que vit Oleg Sentsov. Accusé d’avoir lancé deux cocktails Molotov sur les locaux d’une organisation pro-russe de Crimée en opposition à l’annexion de la péninsule en 2014. Il y purge une peine de 20 ans de colonie. Une peine sévère établie à l’issue d’un jugement expéditif, sans preuves de sa culpabilité. « Sa famille n’a plus de vie depuis qu’Oleg est enfermé » confie la cousine du réalisateur, Natalia Kaplan à l’Obs. « Oleg est très têtu, c’est ce qui nous fait peur. Il ira jusqu’au bout, il est prêt à mourir pour ses idées ».

« Nous l’appelons le « village » lance Zakhar, 69 ans, en montrant du doigt la colonie de l' »Ours blanc » située à quelques encablures de son jardin. L’établissement a été construit à flanc de colline, entre la ville et le fleuve Ob. Plusieurs lignes de murailles, de barbelés et de nombreux miradors entourent de grands dortoirs verts. En contrebas, des prisonniers traînent un chariot. « Ils participent au déchargement des trains qui apportent les denrées alimentaires. C’est une façon de se faire un peu d’argent » explique-t-il.

« Mon père a séjourné dans cette prison » avoue ce vieux loubard aux yeux malicieux né au pied de l’établissement, « le village c’est un peu ma maison ». Condamné pour de nombreux vols et agressions, il est passé par sept colonies russes pendant près de 20 ans. Jamais celle de Labytnangui. « Je reste sage, je ne bois pas, je ne fume pas. La police garde un œil sur moi, je n’ai pas le droit de quitter la ville pour encore deux ans et demi » avoue-t-il. Les mains pleines de bagues, Zakhar occupe ses journées à nourrir ses cochons, canards et oies qui trempent dans une mare boueuse et polluée. Dans une région où la viande se fait rare, sa ménagerie représente de l’or. Depuis sa cuisine, il a une vue imprenable sur la colonie. « Ils sont nombreux à s’installer dans le quartier à leur sortie ». Autour, des seringues et des bouteilles de bière traînent à terre. Pour protéger leurs trois enfants, Zakhar et sa femme essayent d’éviter l’alcool, sans toujours y parvenir. « La ville va bientôt nous offrir un appartement neuf, ça nous fera un peu de confort » lance Sacha, sa femme. Labytnangui reçoit sa part du gâteau pétrogazier. La majorité des bâtiments du centre-ville et des infrastructures municipales sont neufs. Zakhar ne veut pas qu’on lui enlève ses animaux, ils lui permettent d’aider ses amis.

« Certains perdent l’envie de vivre »

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C’est le cas de Nikolaï, 41 ans, un ancien de l’Ours blanc. La vie ne l’a pas épargné. Une affaire de vol puis une affaire de drogue l’ont amenés à Labytnangui, côté colonie. À sa sortie, il y a neuf ans, il s’est marié, sa femme et son fils sont morts quelques mois plus tard. Nikolaï s’est retrouvé seul, sans un sou avec l’alcool comme seul soutien, de quoi, lui faire regretter, un temps, l’enfermement. « Je n’oublie pas que c’est dur. Quand tu arrives, les matons ont parfois bu. On te brise, on te frappe, ils utilisent des électrochocs. À l’époque, un ami s’est fait briser les rotules. Je suis toujours en contact avec des détenus du « village », ces méthodes ont toujours cours » confie-t-il d’une voix basse.

Les colonies de Iamalie ont pour réputation d’être les plus dures du pays. Nikolaï confirme : « On était très à l’étroit mais on s’entraidait. Je travaillais dans la réserve de nourriture. On nous laissait cuisiner car la bouffe de la prison est immangeable. Les conditions sont difficiles, il y a souvent des morts, certains perdent l’envie de vivre, alors ils se pendent » soupire-t-il.

Depuis le début de sa grève de la faim, Oleg Sentsov est isolé des autres détenus. « Il a du mal à se lever, il écrit beaucoup : cinq scenarii, un recueil de nouvelles et un roman depuis 2015. Il évite la télévision toujours branchée sur les chaînes du Kremlin » raconte sa cousine. Hospitalisé la semaine dernière pour « revoir son traitement », le réalisateur se meurt à petit feu en se pliant aux conditions de l’administration pénitentiaire. Il boit plusieurs litres d’eau, avale des substituts alimentaires et reçoit glucose et vitamines sous perfusion pour ne pas être nourri de force. « Sentsov ne lâchera rien, son destin ne dépend plus que d’une seule personne en Russie, et nous savons tous de qui il s’agit » confie à l’Obs Dmitry Dinze, son avocat. L’avocat se rendra à la colonie cette semaine, les rendez-vous lui sont systématiquement accordés. « Ce n’est pas le cas de tous les prisonniers ukrainiens. Mon cousin est médiatisé mais les autres sont souvent privés de leurs droits, battus et torturés » confie Natalia Kaplan.

A Labytnangui, la présence d’Oleg Sentsov et sa médiatisation pourraient, selon certains dires, valoir à cette cité un désenclavement que plus personne n’attendait. Demande quasi éternelle des locaux, un pont qui relierait la capitale régionale Salekhard et son aéroport à la rive de Labytnangui pourrait enfin voir le jour. Sentsov n’y est certainement pour rien mais la compagnie de chemin de fer russe appuyée par Gazprom a récemment lancé le projet. Des ouvriers s’affairent déjà sur les rives. Ironie du sort: Cet ouvrage qui mènera peut-être un jour Oleg Sentsov vers la liberté sera réalisé par les ingénieurs qui ont construit le pont reliant la Russie à cette Crimée annexée si chère au réalisateur ukrainien.

Paul GOGO

RFI. Reportage, après la liesse, le cas Sentsov

Après la victoire, le sacre. Tournée en bus pour les Bleus à Paris, « Deschamps Elysées » à l’Etoile, ou plutôt aux « deux étoiles ». Les Bleus perchés sur le toit du monde. On ne vous refera pas le film dans Accents d’Europe.

On a juste sélectionné deux images, en marge de la performance sportive. Celle de Kylian Mbappé tapant dans la main d’une opposante des Pussy Riot, qui avait fait irruption sur la pelouse pour interrompre brièvement le match. Ou cette autre photo, d’une fan zone vide avec cette légende : « La liberté est finie. Bienvenue dans la vraie Russie ». Deux photos qui font, bien sûr, référence à la situation des droits de l’homme à Moscou. Car derrière cette formidable liesse mondiale, il y a bien sûr une opération de communication bien orchestrée par Vladimir Poutine. Et le sort d’un homme Oleg Sentsov qui se meurt dans une colonie pénitentiaire du nord de la Russie. Le cinéaste ukrainien, engagé contre l’annexion de la Crimée, est en grève de la faim. Il a été condamné à 20 ans de prison pour terrorisme et trafic d’armes, à l’issue d’un procès qualifié de « stalinien » par Amnesty. Pour l’instant, aucune pression internationale n’a fait plier Poutine. Et en Russie, le cas Sentsov est quasiment tabou. A Moscou, le reportage Paul Gogo.

 

Dans les coulisses du Bolchoï en direct

 

Ce dimanche, la société française Pathé Live célébrera son 30e ballet diffusé en direct depuis le Bolchoï de Moscou. Sur place, les équipes françaises travaillent au cœur de cette institution légendaire.

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Il est 19h vendredi, dans les couloirs du Bolchoï, des danseuses dont les longues jambes sont cachées d’un brouillard de tutus sortent précipitamment des ascenseurs du théâtre pour rejoindre la scène. Pour leurs collègues, l’échauffement a déjà commencé dans une toute petite pièce faite d’une barre de répétition et de miroirs, située à l’entrée de la scène. L’orchestre lance les premiers accords de cette répétition, les danseurs piétinent rapidement dans une bassine remplie de résine pour ne pas chuter sur le sol glissant de la scène inclinée. Les regards sont fermés, les corps visiblement fatigués. Ce dimanche, c’est le ballet « Un héros de notre temps », l’histoire d’un jeune officier désabusé en voyage dans les montagnes du Caucase qui sera diffusé en direct depuis Moscou. Le rideau s’ouvre, les étoiles accourent sur scène avec cette précision et cette concentration qui font la réputation de l’institution. Dimanche, à 17h, ce sont les danseurs les plus réputés du Bolchoï qui monteront sur scène.

Un ballet dans le ballet

Côté technique, c’est un autre ballet qui s’organise. Le son et l’image, le tout doit être capté et envoyé instantanément par satellite dans le monde entier. C’est la société française « Pathé live » qui produit. Les soirs de directs, on parle russe et français dans les couloirs du célèbre théâtre. La régie est, elle, installée dans un camion sur le parking. « Nous avons dix caméras disposées dans la salle, une trentaine de micros dans l’orchestre » explique Xavier Fontaine, en charge du son. « Un ballet filmé, c’est un équilibre à trouver entre deux publics. Il faut que le public sur place puisse assister à la soirée dans les meilleures conditions possibles, mais comme c’est filmé, éclairages et maquillages doivent être adaptés aux gros plans des caméras. C’est compliqué, mais le système est rodé » explique Sergeï Timonin, en charge de la seconde scène du Bolchoï.

Paul GOGO