Dans les coulisses du service de presse de Donetsk. Mis à jour le 10/08/16.

Ces « leaks » ont été publiés sur Twitter d’une façon particulièrement étrange. Publiés en alpaguant le SBU puis supprimés quelques heures plus tard. La méthode et le contenu rappellent la méthode Mirotvorets dont certains dossiers mis en ligne à l’époque apparaissent de nouveau, actualisés, dans ces « Donetsk Leaks ». D’un autre côté, à la lecture de ces mails, il apparait que les données personnelles des journalistes passent finalement au second plan, tant les querelles internes deviennent rapidement passionnantes à découvrir.

En attendant de comprendre dans quel but, et par qui ces informations ont été mises en ligne,il convient de dénoncer le silence honteux des ukrainiens. Les atteintes aux journalistes et à la liberté de la presse se font de plus en plus nombreuses ces dernières semaines en Ukraine, et sont à chaque fois suivies d’un silence étourdissant des autorités. Cette fois-ci, nos données se retrouvent une nouvelle fois en ligne, mais pire, nous avons maintenant la preuve, et en détail, que depuis un an, les séparatistes se sont employés à empêcher les médias de travailler dans leur zone. Une situation qui ne devrait pas être négligée ni par l’Ukraine, ni par les organisations internationales (l’OSCE en première ligne), tant la désinformation et la propagande ont des conséquences visibles, directes et importantes sur le front et sur l’avenir du conflit.

Il est également à noter que le peu de médias ukrainiens qui se sont « emparés » du sujet, s’en sont servis pour attaquer la chaîne Inter, une nouvelle fois victime d’une chasse aux sorcières.

Les faits

Jeudi 4 août au matin, un compte Twitter sensé appartenir à Tatiana Egorova, responsable des accréditations presse en auto-proclamée République Populaire de Donetsk, a diffusé un étrange tweet : « Moi, Egorova Tatiana S., employée du MGB (ministère de la sécurité d’état) de la DNR, je ne peux plus mentir et je ne veux plus permettre à d’autres de le faire« . Le SBU tagué, et un lien Dropbox publié. Dedans, 1 449 e-mails et tout autant de pièces-jointes hackés sur la boite mail de la secrétaire. La lecture minutieuse des e-mails laisse entrevoir la vie quotidienne de ce service chargé de contrôler et d’empêcher le travail des journalistes dans le Donbass. Un quotidien fait de complots, d’espionnage, de conflits entre les « fonctionnaires », d’amour, de rebondissements… Bref, une vrai sitcom qui aurait pu être humoristique si elle n’avait pas entraîné une suppression du droit de parole aux gens du Donbass qui, eux, ne sont pas payés pour vivre à Donetsk et vivent bel et bien toujours sous les bombes.

tweet initial

Qui sont les personnages principaux ?

  • La boite mail est gérée par Tatiana Egorova, une fonctionnaire du service de presse des séparatistes de Donetsk chargée de délivrer les indispensables accréditations sur place.
  • La majorité des correspondances ont lieu entre cette Tatiana, et Janus Putkonen, finlandais, responsable du service chargé d’enquêter sur les journalistes mais aussi rédacteur sur le site internet « Doni news », site créé par plusieurs étrangers, payés pour diffuser le message unique de la DNR.
  • Quelques e-mails d’un subalterne de Janus Putkonen, Laurent Brayard, y apparaissent. Brayard est bien connu des journalistes français dont nombre d’entre-eux se sont déjà fait insulter et diffamer sur ses blogs personnels. Il y apparait comme étant légèrement parano, à plusieurs reprises persuadé que des complots se montent dans son dos pour le pousser à quitter Donetsk. La lecture des e-mails montre que Brayard s’est effectivement fait pas mal d’ennemis en quelques mois de présence. Les menaces et rumeurs diffusées à son encontre finiront par l’effrayer suffisamment pour qu’il décide de quitter Donetsk.
  • Svetlana Kissileva, rédactrice à « Novorossiya today »apparait également dans plusieurs e-mails. Brayard l’accuse à plusieurs reprises de vouloir sa perte et d’avoir milité pour sa déportation. Mais c’est semble-t-il elle qui a fait venir Brayard et Erwan Castel (un vieux de la vieille, français dont la participation aux conflits armés est devenu son métier) à Donetsk lors de l’organisation d’un « congrès anti-fascistes » et ce, depuis Moscou (où Brayard vivait). Le rôle de Kissileva dans ce groupe d’étrangers n’est pas clair mais elle semble particulièrement proche de l’Unité continentale (un groupe de combattant français ultra nationaliste, d’extrême droite) et elle dirige un groupe nommé « Novopole », groupe d’extrême droite. Elle était à l’origine plutôt dans le camp de Brayard, dont elle a fait un bon collègue de « ré-information » (toujours garder en tête que nous vous mentons!) jusqu’à qu’elle s’en prenne à lui. Laurent Brayard n’a pas l’air d’être un collègue facile à vivre.
  • Christelle Néant, une française arrivée à Donetsk quelques semaines avant que Laurent Brayard ne disparaissent des écrans radar. Peu d’informations apparaissent à son propos dans ces leaks.

Le traitement de la presse en DNR

Janus, roi du journalisme à Donetsk le déclare plusieurs fois dans ses mails : L’objectif est « de remporter la guerre de l’information« , c’est une obsession chez lui. Pour rappel, un journaliste, lui, contournera la guerre de l’information (par définition menée par des communicants, entre communicants) en informant les gens. Dans les premiers mails, le service de presse de la DNR organise le montage d’un reportage TV destiné à être diffusé sur les médias locaux. Il y a également une revue nommée Панорама (Panorama), dont la responsable de la boite mail reçoit régulièrement les bons à tirer. Elle s’agace parfois d’y trouver des informations trop tristes, ou des informations qui ne correspondent pas au message officiel. Le tout est rapidement corrigé et approuvé à coups de smileys. Elle valide également les reportages d’un certain Sergeï Karpii, journaliste pour un programme de Donbass TV nommé comme la série à découvrir plus bas, « Le facteur humain ».  Il va sans dire que ces fuites montrent clairement qu’aucun des médias de Donetsk n’est indépendant, tous relayent les messages imposés par le service de presse. Comme un air de Corée du Nord…

Sergei corrigé
« Je n’aime pas, à réécrire » Tatiana corrige le reportage de Sergeï lorsqu’une personne interrogée critique la vie en DNR.

La guerre de l’information plus facile sans médias

C’est l’information principale de cette fuite. Les séparatistes du Donbass s’emploient clairement depuis un an à empêcher les journalistes étrangers qui ne respectent pas leurs éléments de langage de venir en DNR (à noter que l’autoproclamée République populaire de Lougansk, LNR, travaille désormais de la même façon en collaboration avec la DNR). La chose est faite en masse, peu de journalistes voient aujourd’hui leurs demandes d’accréditations acceptées. Si les journalistes étaient nombreux à avoir compris la situation, ceci permet désormais d’expliquer aux lecteurs du monde entier pourquoi ils entendent moins parler de Donetsk depuis quelques mois… Il n’y a que la BBC qui bénéficie d’un traitement de faveur : Mail 0-970″La BBC n’est pas « friendly » avec la Russie ni avec la DNR. Mais c’est mieux de leur donner les accréditations parce qu’ils ont de l’influence » explique Janus.

Refus
Le service de presse interdit de visite un photographe français sous prétexte que certaines de ses photos ont fait état de la présence de tanks russes et a utilisé le mot « séparatiste » dans ses légendes.

Plus le temps passe, plus les refus se multiplient, et avec le temps, les réponses positives sont souvent conditionnées à une rencontre avec Janus ou Brayard. Si l’équipe semble avancer en roue libre, il est tout de même question dans l’e-mail 0-1184 à l’intitulé « Top secret », d’un « officier de Moscou » attribué à l’un des collègues de Janus. Ce collègue s’étonnera de sa présence auprès de Janus qui lui répondra un simple « TOP SECRET ». Un James Bond en puissance le Janus.

En parlant de secrets, Janus adore ça les mails à l’objet « Top secret ». Il en envoie très régulièrement à sa secrétaire préférée. En fait, ces e-mails n’ont que peu d’intérêt, il s’agit d’une liste de journalistes particulièrement surveillés (Le Monde, le Figaro, l’AFP, la BBC…) dont toutes les publications sont quotidiennement listées par le service de presse. L’objectif, réagir rapidement si l’un de ces médias se met à publier des choses trop déplaisantes. à noter qu’une autre liste, celle déjà publiée plusieurs fois par des hackers ukrainiens apparait elle aussi très régulièrement mise à jour dans les e-mails de nos deux personnages principaux. Du vert pour les journalistes copains jusqu’au rouge pour les journalistes méchants.

rouges
Les journalistes méchants.

Le fonctionnement du service

Une grande partie des e-mails reçus sont des demandes d’accréditations venues du monde entier. Nous connaissons tous cette adresse que nous avons toujours utilisé pour faire nos demandes d’accréditations. C’est pour cela que ce leak contient une nouvelle fois tant de données personnelles de journalistes. Car à chaque demandes nous envoyions des photocopies de nos passeports et l’objet de nos déplacements à cette secrétaire.

Une fois la demande reçue, la secrétaire demande à Janus si elle peut l’accepter. Janus (où ses collègues) enquêtent (tapent nos noms sur Google) et déterminent notre appartenance au camp des gentils ou des méchants en s’attachant à la réputation du média, du journaliste, et à ses dernières publications.

Il apparait dans au moins deux e-mails que les « fonctionnaires » de ce service sont payés pour y travailler. Dans son émouvante lettre d’adieu, Laurent Brayard explique que lors de son arrivée Svetlana Kissileva lui avait proposé de recevoir 200 € par mois ou 100€ plus un appartement gratuit. Brayard a choisi la seconde proposition. à noter que Brayard est accusé par ses ex collègues d’avoir également bénéficié de financements issus de dons pour vivre à Donetsk. Ce qu’il nie.

Il est à noter que si, comme précisé précédemment, le service a l’air d’agir en roue libre, il apparait au cours des e-mails qu’une hiérarchie garde le service à l’œil. D’ailleurs, certaines décisions de cette hiérarchie auraient tendance à agacer les membres de Doni press des articles pour « l’agence de presse » officielle de la DNR, de travailler comme ils le souhaiteraient. Laurent Brayard s’en fait plusieurs fois l’écho dans des e-mails énervés dans lesquels il regrette de ne pas pouvoir aller travailler sur le front et faire « son travail de journaliste« . Une ironie du sort pour cet homme chargé d’empêcher les vrais journalistes de faire leur travail…

 Les volontaires

Des volontaires écrivent régulièrement à Janus afin de rejoindre les rangs de « l’armée séparatiste ». Ils sont majoritairement français. Ils sont nombreux et envoient leurs passeports et parfois une petite lettre de motivation. Les séparatistes ont beau se battre « contre les nazis ukrainiens », chez les volontaires français, la majorité d’entre-eux sont étroitement liés … au Front National. Plus de détails à venir.

Les visiteurs étrangers

Autant dire que les politiciens, écrivains et chercheurs venus légitimer la DNR sont majoritairement français. Et majoritairement proches de l’extrême-droite et des mouvements anti-atlantisme. D’ailleurs, des représentants du Front-National se font régulièrement inviter à Donetsk. Plus d’informations à venir.

Les perles

  • Mail 0-60. On y retrouve le scénario de « Facteur humain », une série en grande partie tournée à Donetsk et à priori produite par les séparatistes, une sorte de « feux de l’amour » qui se déroule sous les bombes. Pas commun. (Un épisode de Человеческий фактор).
  • Mail 0-1089. Laurent Brayard, le français en charge des accréditations liées à la presse française se retrouve chargé d’une mission particulière par un certain Gérard. L’aider à retrouver sa chérie ukrainienne qui a rejoint le Donbass sans le prévenir. Gérard a rencontré sa jeune et jolie ukrainienne sur un site internet destiné aux rencontres. Dans son email adressé à la DNR, avec lettres d’amour et passeport de sa bien aimée en pièces-jointes, Gérard l’affirme, »au départ, un réel amour s’est installé. » Mais le conflit ayant éclaté dans le Donbass, il décide de ramener sa Yuliia, 28 ans,originaire de Gorlivka (sous contrôle séparatiste et particulièrement touchée par les bombardements) en Auvergne. Là-bas, Yuliia tombera enceinte. Sauf que ce coquin de Gérard ne souhaitant pas laisser son amoureuse retourner voir sa famille à Gorlivka, c’est elle qui finira par filer à l’anglaise et disparaître définitivement. Une histoire d’amour brisée entre le Donbass et l’Auvergne, le tout à base de rencontre virtuelle, incontestablement le winner de ce leak. (L’objet initial de ce mail est « French lover »).
  • Les jeunes de la droite Populaire grillés. Dans un email (23/12/15) à entête « Les Républicains », Pascal Ellul, président des jeunes de la droite populaire déclare son amour pour les séparatistes (et avoue avoir fréquenté Thierry Mariani, désormais fameux relais du Kremlin en France, avant d’écrire son message. Ceci explique cela. Courrier Jeunes Droite Populaire) : « Nous serions ravis et surtout très honorés de pouvoir constater par nous-mêmes la réalité du terrain et pouvoir être des relais en France de ceux qui se battent pour la liberté ». On remercie au passage « la presse libre » d’avoir donné à Pascal un accès à la vérité vraie et on attend avec impatience les photos des jeunes de la droite populaire en visite diplomatique sous les bombes de l’aéroport de Donetsk.
  • Pas facile la vie de séparatiste non reconnu par la Russie… Dans un email envoyé le  31 mars 2016 (Incident de mon interrogatoire le 17 février 2016 à Novoazov-EN), Laurent Brayard fait un « rapport d’incident ». Lors d’un retour de Moscou à Donetsk via Rostov-sur-le-Don et Novoazovsk, Lolo se fait longuement interroger par le FSB. Au delà de l’anecdote, l’histoire illustre les chamailleries entre séparatistes français car Brayard accuse un de ses camarades, Laurent Courtois, supposé proche de la fameuse Svetlana Kisileva, de l’avoir accusé d’être un ennemi de la Russie. L’insulte suprême quand on donne sa vie pour la DNR !
  • Email 0-1139. Le nazi. Si tous les séparatistes ne sont pas hostiles à l’idéologie néo-nazie, il faut au moins reconnaitre à Laurent Brayard que lui, les néo-nazis, il n’aime pas ça. D’autant plus quand la personne accusée a été décorée par Igor Strelkov à Moscou… Alors forcément, lorsqu’il découvre qu’un des français les plus connus de Donetsk est un adepte de l’idéologie nazie… Brayard au rapport !
  • Bloqué. La galère de tout touriste lorsqu’on est à l’étranger, perdre ses papiers… C’est ce qui est arrivé à Erwan Castel, volontaire français, ancien officier de l’armée française. Dans une lettre adressée à Vladimir Poutine, il demande désespérément de l’aide au président, comme on demandait de l’aide directement à Staline ou Lénine à une certaine époque… Et pour cause, l’ambassade de France en Russie ne pouvant rien faire pour lui, elle lui a suggéré de se rendre à l’ambassade de France … En Ukraine. Conscient qu’il n’arriverait pas à Kiev libre, le combattant préfère rester à Donetsk en attendant des nouvelles de la Russie.
  • Grosses couilles de russes. Parlant de notre Laurent Brayard national, un autre français, militant de la DNR décrit le Donbass en ces termes dans une impression d’écran trouvée dans une pièce-jointe : couilles du Donbass

Une vision particulière du « monde russe ».

La suite, ici !

Paul Gogo

Donetsk sans voix

Il y a un an, quasiment jour pour jour, je quittais Donetsk après avoir réalisé un reportage sur place. Ce que je ne savais pas, c’est qu’il s’agissait de mon dernier voyage sur place.

 

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Mon dernier refus en date, le 20 juillet dernier : « Service de presse du gouvernement. Bonjour, malheureusement, votre accréditation sur le territoire de la DNR (République Populaire de Donetsk) est refusée ».

 

Ce conflit dans l’est de l’Ukraine a toujours été particulier. Pendant deux ans, les journalistes passant par le Donbass ont eu ce luxe de pouvoir couvrir les deux camps, traverser le front à leur guise, sans prendre trop de risques. Les premiers reporters sont arrivés à Donetsk en avion, pendant plusieurs semaines, j’ai continué à prendre le train de nuit Kiev/Donetsk. Comme me disait souvent une journaliste d’expérience avec qui j’ai eu l’occasion de travailler, « tu as de la chance de pouvoir circuler entre les deux camps, dans les balkans, on choisissait notre camp et on y restait« . C’est vrai.

Mais depuis plusieurs mois, la plupart des journalistes désirant se rendre dans le Donbass, côté séparatiste, en sont empêchés par le service de presse local. Il est strictement impossible de traverser le front sans autorisation. Les journalistes concernés par ces interdictions ont quasiment tous déjà mis les pieds sur place. Y ayant passé plus de temps que côté ukrainien lorsque le cessez-le-feu n’était pas encore de rigueur, je n’y ai pas échappé. Un vrai problème pour moi, en tant que journaliste, bien sûr, mais aussi d’un point de vue plus personnel tant j’aime cette région qui, dès le début, a pris la forme d’un grand mystère. Un mystère que j’essayais de comprendre, reportages après reportages, événements après événements, rencontres après rencontres…

Pour une raison mystérieuse, le service chargé des accréditations à Donetsk mène un combat radical visant à empêcher l’utilisation du mot « séparatiste » dans les reportages des correspondants étrangers. Quelques refus ont été justifiés de cette façon lorsque les interdictions ont commencé à se multiplier, durant l’été 2015.

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Rappel utile.

 

Il faut savoir que les français ont le droit à un traitement particulier lorsqu’il s’agit du « googlage en règle » des « services de renseignement » séparatistes car c’est un français installé à Donetsk, qui en est chargé.

Je ne m’étalerai pas sur cette personne (cf. ses nombreuses envolées lyriques pleines d’insultes visibles sur ses blogs) payé par les séparatistes pour empêcher les journalistes  de venir travailler. Il finira de toutes façons sûrement un jour devant un tribunal français tant ses propos sont faits de diffamations, d’insultes, de mensonges et de désinformation. Et puis chaque conflit a son lot de militants détenteurs de « la vérité vraie que les médias vous cachent » .

L’essentiel est ailleurs.

Les premières victimes de ces décisions sont, comme toujours, les civils.

Des civils à qui ces gens de Donetsk ont décidé d’enlever cette liberté d’expression, ce droit de parole. Une parole qui a beaucoup d’importance dans cette région où la propagande a réellement le pouvoir d’une arme. Leur retirer ce droit d’expression est une atteinte aux droits de l’Homme. Comment régler un conflit de ce type quand les deux camps ne peuvent plus que s’écouter qu’eux-mêmes? Quand l’un de ces camps n’a plus accès qu’à un message unique dispensé quotidiennement?

Il n’est officiellement pas question de l’accès à la presse dans ces zones lors des nombreuses réunions liées aux accords de Minsk. Comment imaginer des élections dans le Donbass sans liberté d’expression et sans couverture médiatique équilibrée?

En reportage il y a quelques mois le long de la ligne de front, côté ukrainien, avec des humanitaires du Haut commissariat des Nations Unis pour les réfugiés (UNHCR), un responsable de la mission m’avait confié : « Côté ukrainien, la situation humanitaire est encore très compliquée. De l’autre côté, c’est difficile d’accès alors que dans certains endroits, la situation est catastrophique« . Qui pour donner la parole à ces gens souvent situés en zones grises, qui doivent se battre quotidiennement pour trouver de la nourriture?

Les ukrainiens aussi continuent à bombarder, les accrochages sont quotidiens, parfois, ce sont les civils qui sont touchés. Qui pour donner la parole à ces gens qui vivent encore sous les bombardements?

Une manifestation d’entrepreneurs à Gorlivka (DNR), un site local couvre l’actualité avant de supprimer son reportage. Qui pour donner la parole à ces entrepreneurs et ouvriers en difficulté?

La loi martiale est toujours appliquée côté séparatiste (où la peine de mort est en vigueur), qui pour en décrire le fonctionnement et les conséquences dans la vie quotidienne des habitants du Donbass?

Une amie, loin d’être pro-ukrainienne, récemment passée par Donetsk me confiait : « Le couvre-feu démarre à 23h, et ce n’est plus comme avant, il est vraiment respecté maintenant. Tout le monde a peur de sortir dans la rue parce qu’il y a beaucoup de « police spéciale » qui arrête les gens pour les calmer. Il n’y a plus beaucoup de guerre ici, que de la répression. Et tout le monde fait comme si c’était ok« .

Qui pour décrire tout cela? Malheureusement plus grand monde…

Paul Gogo

 

 

Ouest-France : La guerre sans fin du Haut-Karabagh

Le Haut-Karabagh, région sécessionniste d’Azerbaïdjan peuplée d’arméniens, a connu le mois dernier une guerre éclair de quatre jours.

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Le 2 avril dernier, dans le village de Talish, Angin Sarkisian dormait paisiblement lorsque vers deux heures du matin, un bruit sourd l’a réveillée. « Les murs ont commencé à bouger, j’ai cru que c’était un tremblement de terre. Mais une pluie d’obus s’abattait sur notre village » raconte-t-elle, avec émotion. « J’ai réveillé toute la famille, le petit qui dormait dans son berceau, j’étais presque nue, on a fait sortir la grand-mère de la maison avec beaucoup de peine, elle a 104 ans. Puis on s’est précipité dans la cave« . Tous les habitants de ce village situé à l’extrême ouest du Haut-Karabagh ont toujours gardé à l’esprit que les tranchées azerbaïdjanaises étaient de l’autre côté de la montagne. Mais 22 ans après la fin de la première guerre, peu d’entre-eux n’auraient imaginé un retour si soudain des combats. Pourtant, le 2 avril dernier, après une série d’assassinats de soldats et de civils, le conflit ethnique et territorial a subitement repris par une offensive lancée par l’armée azerbaïdjanaise. Dans les heures qui ont suivi, l’armée du Haut-Karabagh officieusement soutenue par l’Arménie a lancé une contre-offensive, lui permettant de récupérer la quasi totalité des positions atteintes par l’Azerbaïdjan. Quatre jours plus tard et un cessez-le-feu signé à Moscou sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), près d’une centaine de morts civils et militaires était à déplorer dans les deux camps.

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« Il y a 150 000 soldats au Haut-Karabagh, soit le nombre d’habitants de notre république » s’amuse à répéter en boucle Arayik Haroutiounian, le premier ministre. Partout dans les plaines, des tanks enterrés dont les canons sont orientés vers l’Azerbaïdjan. Des câbles équipés de filaments ont été tendus entre les monts afin d’empêcher l’aviation ennemie d’atteindre la capitale à basse altitude. À flanc de montagne, des soldats par centaines creusent tranchées et bunkers afin d’adapter leurs positions aux derniers mouvements de la ligne de contact.

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Les présidents arméniens et azerbaïdjanais devraient se rencontrer à Moscou la semaine prochaine. Mais une nouvelle fois, le Haut-Karabagh n’est pas convié aux négociations, « il faut que l’Azerbaïdjan comprenne qu’il sera obligé de négocier avec le Haut-Karabagh. Si l’on veut régler le problème via les négociations, il est impensable de le faire sans nous » assène son premier ministre. Coincée avec sa famille dans un hôtel de la capitale autoproclamée, Stepanakert, Angin Sarkisian soutient le gouvernement et souhaite retrouver sa maison au plus vite: « C’est dur d’y retourner parce qu’une peur s’est installée en nous. Mais tous nos souvenirs sont liés à cette terre, c’est une maison que nous avons construite nous-même, il y a toute une vie que nous ne pouvons pas laisser tomber ».

Correspondance à Stepanakert, texte et photos, Paul Gogo

Ukraine : les dégâts invisibles de la guerre

La guerre est arrivée en Ukraine aussi rapidement qu’elle s’en est éloignée. Mais ces images violentes brutalement apparues ne disparaîtront pas aussitôt des esprits, laissés sous un choc trop souvent sous-estimé et qui touche l’ensemble du pays.

Mykola Voronin est originaire de Gorlivka, dans l’est de l’Ukraine. Son parcours de soldat, il aime le raconter dans les médias. Il ne le cache pas, c’est sa façon d’être reconnu par la société et d’affirmer son statut de combattant. Il a répondu à de nombreuses interviews pour des médias ukrainiens, il aime se présenter comme un héros, au risque d’en faire un peu trop. Mais il faut avouer que le parcours de ce brun aux yeux bleus est aussi atypique qu’étonnant. Car qui aurait pu imaginer que le Mykola de 2014, professeur de mathématiques, hippie pacifiste de 34 ans, heureux dans sa campagne du Donbass, deviendrait sniper dans l’armée ukrainienne quelques mois plus tard? La guerre a bouleversé sa vie.

À Gorlivka, il a suivi Maidan de loin. « Quand j’ai vu ce qu’il se passait à Kiev, je suis allé à Donetsk pour soutenir le mouvement séparatiste naissant. Puis, je me suis rendu compte de l’ampleur de la propagande russe, et j’ai rapidement fait marche arrière. En fait, c’est quand un de mes amis a été arrêté puis torturé par les séparatistes que j’ai compris que je ne pouvais pas les soutenir » raconte-t-il. Commençant à envoyer des informations aux ukrainiens, se sentant menacé, Mykola décide alors de s’enfuir de son petit paradis avec sa famille. Il envoie sa femme et sa fille en Italie et s’engage dans le bataillon Donbass. Du jour au lendemain, ce pacifiste se retrouve volontairement au cœur des pires batailles du conflit, Ilovaïsk, l’aéroport de Donetsk… « Ma vie de hippie me manquait et me manque toujours, mais ma vie proche de la nature n’était plus possible, d’autant que mon jardin est désormais situé côté séparatiste. Je n’avais pas le choix, il fallait bien que je défende mon pays » assure-t-il. Sur sa page Facebook, de nombreuses traces de son passé sont encore visibles, on peut le voir quasi nu, construire une cabane de paille dans un champ où encore posant avec sa femme, des fleurs dans les cheveux. Mais désormais, ce sont les selfies réalisés en treillis, casque sur la tête, sur la ligne de front qui envahissent sa page. Dans l’armée, il est sniper, « je me suis fait financer tout mon matériel par mes proches, j’ai lu beaucoup de livres sur le sujet, je suis un plutôt bon tireur maintenant je crois ».

Son histoire est finalement plutôt ordinaire dans un pays où l’armée a du être créée dans la précipitation, formée d’amateurs, de patriotes, de nationalistes mais surtout, d’ukrainiens ordinaires désireux de protéger leur pays, leurs maisons, leurs familles. Il y a les volontaires, qui ont accouru au front lorsque la Russie s’est trouvée menaçante, mais il y a surtout les appelés, extirpés de leur routine quotidienne, propulsés dans ces paysages gris retournés par les bombardements incessants.

L’armée ukrainienne a longtemps manqué d’hommes, les permissions n’étaient alors que rarement accordées, « il est pourtant important de lâcher le truc de temps en temps pour ne pas devenir fou » assure Mykola. Dans la vie de tous ces hommes présents sur la ligne de front, il y a souvent des drames personnels, des divorces, des suicides, des dépressions qui ont suivi leur mobilisation… Quelque part, nous qui sommes venus volontairement, on résiste mieux à tout ça que ceux qu’on est allé chercher chez eux. D’autant plus que parfois, ils n’ont pas vraiment envie de se battre pour l’Ukraine ».

Quand Mykola donne rendez-vous aux journalistes, c’est dans une pizzeria située à quelques mètres de l’appartement d’amis qui l’accueillent lorsqu’il n’est pas au front. En face de la porte dorée, à quelques centaines de mètres de Maidan, la meilleure pizzeria de la ville selon lui. Il y vient à chaque retour du front. « La vie est plus simple sur le front, mais ici c’est quand même plus plaisant. On n’a pas de pizzas ou de salles de bain là-bas…  » Ironise-t-il. Reprendre une vie normale sans devenir fou, un vrai défi pour ces hommes. Un défi complètement négligé par l’état qui n’a rien prévu pour le retour de ses soldats. Mais Mykola l’assure, malgré quelques passages à vide, il a finalement su se sortir de cet étrange brouillard fait d’émotions sur-exprimées et de contrastes trop violents. « Ça n’a pas été facile. Quand ma copine était encore en Ukraine, on se retrouvait régulièrement, mais depuis qu’elle est partie, je ne l’ai pas revue, on s’est même séparés. En deux semaines de permissions, je n’avais pas le temps de me faire de visa pour la rejoindre en Italie. Elle s’inquiétait, priait pour moi quand on se téléphonait. J’appréciais, ça m’aidait beaucoup à tenir. Ça fait six mois, trois jours et à peu-prés dix heures que je ne l’ai pas vue, elle me manque » avoue t-il en baissant la tête sur sa pizza au chorizo. Mais Mykola s’est planifié un processus de normalisation de sa vie pour reprendre pied. Première étape, retrouver sa bien aimée : « On s’est appelé récemment, normalement, on est de nouveau ensemble » raconte-t-il, le visage triste, toujours baissé sur son assiette. « Elle va bientôt me rejoindre à Kiev, j’espère reprendre un appartement avec elle. Pour être honnête, j’ai pensé au suicide quand on s’est séparés, mais j’ai dévoilé tout ce que j’avais sur le cœur sur Facebook à l’époque. J’ai alors reçu un soutien gigantesque. J’y racontais aussi mon quotidien, ce qui plaisait à mes amis, mais qui m’a fâché avec une partie de mes collègues. J’ai bien sûr un psychologue que je rencontre régulièrement, mais ce sont les 200 ou 300 personnes qui m’ont apporté leur soutien qui m’ont permis de tenir. Je peux remercier Zuckerberg sur ce point là » rigole-t-il.

Pour tenir face à un quotidien devenu bien fade et superficiel depuis qu’il est rentré, et ce, pour une durée indéterminée, Mykola chante, danse, rencontre ses amis Facebook et prie. « La religion est importante pour moi. Parce qu’il y a beaucoup de situations durant lesquelles j’ai eu de la chance. Je me rappelle quand on était dans l’aéroport de Donetsk, on était dans le hall neuf, les séparatistes étaient sur le toit. J’ai dis à mes collègues qu’il fallait que l’on monte si on voulait survivre. Quand nous sommes arrivés sur le toit, il n’y avait plus personne, les séparatistes avaient quitté les lieux ! Il y a aussi mon cancer, on m’avait annoncé qu’il ne me restait plus que quelques semaines avant de mourir, c’était en 2004, j’avais déjà paqueté mes affaires. Mais je suis toujours là, plus en forme que jamais. Je pense que dieu m’a laissé vivant pour quelque chose de plus important. »

Tous les soldats ne sont pas conscients des dangers psychologiques qu’ils encourent. « C’est une erreur, il faut comprendre que nous revenons tous du front dans un état de choc plus où moins important. Cela nous touche tous. J’ai de nombreux exemples de connaissances qui n’ont pas supporté le front, qui font des dépressions, certains se sont suicidés, d’autres se droguent ou sont devenus alcooliques. Il faut savoir que nous devons nous reconstruire ». À tel point qu’il s’est imposé une série de rendez-vous, avant de retrouver sa bien-aimée. « Je ne veux pas revoir ma femme avant de m’être reconstruit, j’ai rendez-vous chez le médecin, le dentiste, le psychologue cette semaine, et seulement après je la reverrai ».

Seule à la maison

Pour comprendre à quel point une guerre peut bouleverser et choquer un pays, il faut s’intéresser à ceux qui sont restés à Kiev, ceux qui ont vécu le conflit par procuration. Oksana Snigur est une journaliste de 29 ans. En mars 2014, elle était sur Maidan, avec son mari, Oleg. Alors que la Russie s’attaquait à la Crimée, son mari est un jour rentré à la maison en déclarant : « Il faut que tu sois prête, je viens de quitter mon travail, je vais m’engager dans l’armée, je veux défendre notre pays ». Un choc pour la mère et sa petite fille. « Dans un premier temps, je n’ai pas compris sa réaction. Je sais maintenant qu’il ne pouvait pas en être autrement, il ne se voyait pas rester ici à travailler, rester assis au bureau. Mais à l’époque, j’ai trouvé sa réaction étrange. J’étais à la maison, avec notre fille, il ne m’a pas donné le temps de réfléchir à la situation. J’étais sonnée, je pensais que la famille était la chose la plus importante au monde pour lui » raconte-t-elle, attablée dans un coin de la cafette de sa rédaction. Le 21 mai 2014, l’armée ukrainienne attaque l’aéroport de Donetsk. « C’est à ce moment que j’ai réalisé que la guerre allait commencer, qu’il fallait qu’Oleg y aille. Il a parcouru le monde entier comme reporter, je le savais capable d’aller se battre ». La jeune femme mobilise alors l’entourage du couple pour récolter de l’argent pour acheter armes, et matériel de protection, cigarette et café. « Je me suis souvent demandée comment faisaient les femmes de soldats mobilisés, qui n’avaient pas envie d’y aller. Mais je me suis dit que je pouvais faire face, notamment en devenant bénévole, pour aider ces femmes ».

Mais en août 2014, vers 3h du matin, le téléphone sonne. « C’était Oleg, un lance-roquette multiple Grad avait touché leur camp. Il était blessé et allait être évacué. Il m’a demandé de ne pas m’inquiéter. Je ne pouvais rien faire, j’ai réussi à retourner me coucher. Le lendemain, j’ai prévenue la famille. Ensuite, je suis restée trois jours sans nouvelles, à m’inquiéter, il n’avait plus de batterie dans son téléphone. Je savais qu’il avait été envoyé à Kharkiv, j’ai réussi à trouver des bénévoles sur place qui l’ont retrouvé ». Oleg est rentré pour trois mois, avant d’insister pour y retourner. « Il m’a dit qu’il devait absolument retourner avec ses copains, qu’il ne pouvait pas rester là. Je n’étais pas vraiment heureuse de ça, mais je ne pouvais l’en empêcher » avoue-t-elle.

C’est suite à cet incident qu’Oksana s’est rendue compte de ce qu’elle devait apprendre à gérer. Sa propre pression, mais également celle de sa famille et de la famille de son mari, qui passent par elle pour avoir des nouvelles. Sans parler de sa petite fille de trois ans, qu’elle essaye de protéger au mieux. « Quand elle a vu les blessures de son père, elle pensait que ça venait du chat. Puis, la maîtresse a abordé le sujet à l’école, en expliquant à la classe que son père se battait contre des méchants. Ce n’était pas une bonne idée du tout… Maintenant, elle a peur des mauvais gens qui pourraient faire du mal à son père et venir à la maison ». Oksana a également du apprendre à préparer le retour à la maison de son mari, « j’ai rencontré des psychologues, je voulais être capable de reconnaître d’éventuels traumatismes lors de son retour. J’appréhendais beaucoup ce moment parce que je me demandais s’il allait avoir un œil différent sur notre famille, je cherchais à savoir ce qu’il attendrait de nous. J’ai compris qu’il était important de l’écouter, de comprendre ce qu’il a vécu, de comprendre pourquoi il peut être différent, j’ai appris à ne pas réagir de façon radicale. Au final, on est rapidement passé à autre chose. Le premier jour, il m’a raconté ce qui l’avait le plus choqué, ce n’était pas facile à entendre. Il est par exemple rentré sonné par cette famille qui l’a appelé de Saint-Petersbourg parce qu’elle voulait récupérer le corps d’un officier, un très jeune homme, qui avait été tué en Ukraine. Une fois cette étape passée, je lui ai tout donné à faire : la vaisselle, les courses, le ménage, aller chercher notre fille à l’école… » Puis, le visage d’Oksana se referme, elle n’ose aller au bout de ses pensées, un collègue traverse la pièce avec son thé, elle baisse d’un ton. »Je dois avouer que j’ai pensé au divorce, j’avais commencé à en parler à ma mère qui ne m’a pas du tout soutenue. J’ai alors réalisé que j’aime mon mari, je n’étais pas prête à divorcer et que je devais le soutenir car c’est sa place d’être là-bas. Et puis quand quelqu’un qui vous aime vous attend, c’est plus facile de retourner au combat ». Galina Tsiganenka, psychologue, se rend régulièrement sur le front bénévolement pour aller écouter les soldats. La problématique de la vie de couple y est forcément très présente. « Entre soldats, il y a une sorte d’entre-aide psychologique sur la ligne de front explique-t-elle. Mais les problèmes sont souvent du côté des proches. Il y a souvent des conflits qui naissent avec la femme qui, elle, est restée à la maison. Elles voudraient qu’ils rentrent, qu’ils reviennent passer du temps à la maison, mais les soldats ne veulent plus quitter cette nouvelle communauté à laquelle ils appartiennent. En tant que psychologue et en tant que femme, je leur donne des conseils sur la meilleure façon d’harmoniser la situation avec leurs proches ».

Un pays entier traumatisé

Alyona Kryvuliak et ses collègues sont les oreilles indispensables de la société ukrainienne. Dans leurs bureaux exigus remplis de papiers et de livres, situés en périphérie de Kiev, les bénévoles et salariés de l’ONG internationale La Strada répondent aux appels à l’aide anonymes de cette partie de la population qui subit la guerre. Agressions sexuelles, viols, violences conjugales, alcoolisme ou addiction à la drogue, les psychologues et juristes doivent répondre à une myriade de sujets différents car la guerre ne fait pas de dégâts que dans l’Est. Il y a les enfants, choqués par la guerre, « ils ont peur de la guerre, non seulement les enfants des familles déplacées mais aussi les enfants qui vivent dans les régions loin de la guerre. Ce qui les préoccupent, c’est que la guerre arrive jusqu’à eux, ils en font des cauchemars ». Et puis il y a aussi les enfants de déplacés, qui se retrouvent stigmatisés dans leurs nouvelles écoles, traités de séparatistes et harcelés par leurs camarades.

Parmi les appels qu’Alyona et ses collègues ont l’habitude de recevoir, ceux de ces femmes qui paniquent lorsqu’elles se retrouvent seules à la maison. Comme elles savent que nous sommes basées à Kiev, elles pensent que nous avons le téléphone du président Poroshenko et nous demandent de l’appeler pour que leur mari ne soit pas mobilisé, arguant qu’elles ont trois enfants et qu’elles ne pourront plus vivre quand le mari sera parti. Elles appellent souvent dans un état de stress et d’agressivité énorme, on a eu des cas où elles nous menaçaient de partir sur le front, où même de se pendre avec leurs enfants, parfois dit dans un calme absolu qui nous inquiète toujours car on ne sait jamais à quoi s’attendre. Mais finalement, on passe par toutes les émotions et après avoir crié et pleuré, on arrive à discuter » raconte la responsable du centre. Et puis, il y a les agressions physiques, sexuelles et viols qui ont eux aussi explosé depuis le début de la guerre.

« Ces situations arrivent lorsque l’homme revient du front, dans des familles dans lesquelles ce genre de problèmes n’étaient jamais arrivés. Ils rentrent souvent alcooliques voire drogués de la guerre, ça ajoute à la violence ». D’autant plus que, héritage de l’époque soviétique, la drogue est vue comme quelque chose qu’on ne peut pas soigner dans de nombreuses familles, ce qui entraîne de nombreux divorces. Mais le plus compliqué se trouve dans les agressions sexuelles et viols, très répandus le long de la ligne de front. Dans les zones occupées, les femmes qui trouvent le courage d’aller se plaindre à la police locale se voient systématiquement envoyer balader. Étonnamment, la situation n’est pas meilleure côté ukrainien. « Quand cela se passe côté ukrainien et qu’elles essayent de porter plainte, il arrive souvent que les policiers leur répondent qu’il faut faire un effort car leur mari revient du front où il a défendu la patrie, et que c’est donc normal qu’il agisse de la sorte car il est en état de stress… »

Et puis, il y a les divorces, eux aussi nombreux. Les familles scindées par les différences de points de vue politiques se comptent par milliers. Il y a souvent l’homme qui veut rester dans l’Est ou partir en Russie, et la femme, qui veut quitter la zone avec les enfants. Et puis, les retours du front, avec des soldats inconscients des conséquences de leur stress post-traumatique. « Ils se mettent à trembler dans la nuit ou se jettent par terre au moindre bruit, sont agressifs et irritables, généralement leurs femmes prennent peur et quittent la maison. Il y a aussi ceux qui ont trouvé l’amour sur la ligne de front, ou fait appel à des prostituées. Généralement, les femmes ne le supportent pas » décrit Alyona Kryvuliak. « Pour l’instant, nous arrivons à traiter l’ensemble des appels, mais ce qui manque cruellement au pays, ce sont des psychologues prêts à accueillir soldats et familles gratuitement, en ville comme en campagne » ajoute-t-elle.

À Kiev, ou l’on a tendance à oublier que le pays est en guerre, des hommes en treillis parcourent les rues, parfois même le week-end, en famille, comme pour montrer qu’ils sont là, affirmer leur statut en public. Mais des incidents plus graves ont régulièrement lieu. Il y a des fusillades souvent inexpliquées qui ont parfois lieu ici où là dans le pays, il y a aussi les soldats qui rentrent à la maison avec une grenade dans le sac à dos, où les hommes en treillis que l’ont rencontre alcoolisés, la nuit, dans les épiceries. Les conséquences de la guerre sont nombreuses, plus où moins graves, mais malgré ces incidents quotidiens, le gouvernement ukrainien ne semble toujours pas décidé à prendre soin de ceux qu’il a envoyé au charbon.

De Kiev, Paul Gogo