En Russie, la vie discrète du président déchu Viktor Ianoukovitch

[La Libre Belgique] Il y a cinq ans, il s’échappait d’Ukraine exfiltré par les services russes. Désormais réfugié en Russie, condamné à 13 ans de prison en Ukraine, Viktor Ianoukovitch se fait discret.

Sur le grand boulevard Zubovski de Moscou, de nombreux policiers patrouillent autour de la rédaction de l’agence de presse « Rossiya Sevodnia ». En ce mercredi 6 février 2018, c’est l’ancien président ukrainien Viktor Ianoukovitch qui s’exprime. Une majorité de journalistes russes sont présents, la voix de celui qui considère avoir fait l’objet d’un putsch, à Kyiv, le 22 février 2014 alors que le parlement ukrainien décidait de le destituer, ne porte désormais guère plus loin que dans les médias moscovites. Il y a cinq ans, Viktor Ianoukovitch rejoignait Kharkiv puis Donetsk en hélicoptère. Bloqué en Ukraine, il atteignait ensuite la Crimée en voiture, avant de disparaître pendant 24h non loin de la base militaire russe de Sébastopol avant de réapparaître en Russie, à Rostov sur le Don (1000 km au sud de Moscou), où il résiderait depuis.

Condamné en Ukraine

L’année dernière déjà, le président déchu avait invité la presse moscovite à écouter sa version des tirs de la place Maidan, qui avaient fait plus d’une centaine de morts chez les manifestants en 2014. Un coup des « groupes nationalistes ukrainiens » assure-t-il, collant à la ligne de la célèbre rhétorique russe. Mais c’est bien lui que les autorités ukrainiennes accusent aujourd’hui d’être à l’origine de ces morts. Le 21 janvier dernier, un tribunal de Kyiv l’a condamné par contumace à 13 ans de prison pour haute trahison. En février 2014, à quelques heures de son échappée belle, il avait appelé la Russie à intervenir militairement en Ukraine. « Il estime de toutes façons que ce procès est une affaire politique parfaitement organisée. Il continuera à vivre dans ses résidences en Russie, à jouer au tennis et à profiter de la vie » dénonce le correspondant moscovite de l’agence de presse ukrainienne Unian, Roman Tsimbaliuk.

Quel statut ?

Viktor Ianoukovitch tourne désormais le dos à sa carrière politique. « Les politiciens comme moi n’ont plus leur place en politique assure-t-il. La politique ukrainienne a besoin de sang neuf, d’une nouvelle génération de politiciens ». Pour autant, son statut comme sa vie quotidienne demeurent mystérieux. Le 6 février dernier, c’est accompagné d’au moins un agent du FSO, service de sécurité des personnalités importantes, des ministres jusqu’au président Poutine, que Viktor Ianoukovitch est arrivé en conférence de presse. « Je ne suis qu’un simple réfugié promet-il. À Rostov, quand je sors dans la rue, beaucoup de réfugiés ukrainiens viennent me parler. Je m’y sens comme à Donetsk. Je suis dans le même bateau que ces gens jetés de leur pays ». Au quotidien, Ianoukovitch enchaînerait les rencontres avec des responsables ou acteurs de la vie politique russe comme ukrainiens. Le gèle de ses actifs par l’Union Européenne en 2014 ne semble pas avoir compliqué sa vie. S’il loue bien une maison de deux étages de près de 500m² avec piscine et salle de sport à Rostov-sur-le-Don, il n’y vivrait pas réellement. Des journalistes évoquent une maison dans la cité balnéaire de Sochi, une autre à proximité de Moscou. En novembre, c’est non loin de la capitale qu’il s’est blessé lors d’un cours de tennis.

De ses proches, il n’a officiellement plus que son fils Alexandre, homme d’affaire, à ses côtés. Son ex femme Lioudmila Nastenko est décédée en 2017 et son second fils, Viktor, est mort en mars 2015, à l’âge de 33 ans. Fan de grosses cylindrées et de vitesse, il a perdu la vie en traversant la glace du lac Baïkal en 4×4, alors qu’il y roulait à toute vitesse avec des amis.
 

Présidentielle

Viktor Ianoukovitch a un avis arrêté sur l’élection présidentielle ukrainienne dont le premier tour aura lieu le 31 mars prochain : « Je connais Petro Poroshenko depuis longtemps, il m’a aidé à construire notre parti, le Parti des Régions, à l’époque. Il ne pense qu’à ses intérêts personnels et utilise des méthodes sophistiquées pour arriver à ses fins mais il n’a aucune chance de remporter cette élection ». L’ancien président se dit nostalgique de ses « années Donbass » désormais en guerre. Ancien gouverneur de la région, il regrette cette époque durant laquelle il « passait son temps avec les mineurs ». Selon lui, les autorités ukrainiennes doivent désormais « ouvrir des discussions avec les responsables séparatistes du Donbass. La seule solution pour sortir de la guerre ».
Paul GOGO

Les songes de Maryia

Maryia est infirmière volontaire intégrée dans l’unité 92 de l’armée ukrainienne basée à Marinka, à l’ouest de Donetsk. Le ministère de la défense souhaite en terminer avec l’époque des volontaires en les faisant signer dans l’armée. Pour Maryia, c’est un vrai choix de vie.

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Au loin, les faubourgs de Donetsk. (Olya Morvan/Hans Lucas)

          Nestor entre timidement dans la cuisine de son appartement. Les fenêtres sont calfeutrées, protégées par des sacs de sable, il faut prendre le risque d’ouvrir la porte qui mène au balcon pour éclairer la pièce. C’est ici qu’il vit, avec quelques hommes de son unité, dans cet immeuble jadis occupé par des civils ayant désormais quitté la ville. La cuisine est organisée de façon anarchique mais pratique, comme c’est souvent le cas lorsque l’armée investit un appartement. Le réfrigérateur de la cuisine est criblé de balles. Dans ce quartier, les balles venues de Donetsk ont une fâcheuse tendance à traverser les murs. La dernière fois que c’est arrivé, c’est dans Nestor que la balle a terminé sa course après avoir traversé les murs de l’appartement. Pile entre les deux yeux.

Maryia, érigée infirmière de l’unité 92 à 25 ans, soulève à son tour le voile qui sépare la cuisine du reste de l’habitation et dépose tout son matériel médical sur la table. Nestor le miraculé s’assoie sur une vieille chaise en bois tandis qu’un de ses collègues met de l’eau à chauffer pour préparer du thé. Maryia retire le pansement qui lui recouvre le front. La balle n’a fait que rebondir sur son crâne, sa plaie est plutôt superficielle quoique bien moche. « Je ne savais même pas que c’était possible, arrêter une balle avec son front… » s’amuse-t-il devant l’assistance. Personne ne l’imaginait effectivement possible. L’infirmière lui retire le pansement gorgé de sang et de désinfectant en douceur puis nettoie de nouveau la plaie avant d’y réinstaller un pansement. Alors que le thé est servi, des combattants font des allers-retours dans la cuisine pour venir y piocher des gâteaux fournis par l’armée par centaines. Dehors, ça gronde, ça tire en rafale, les deux collègues de Maryia, Viktor, 32 ans, le chef du groupe et « Soupchik », 21 ans s’éloignent de la porte ouverte du balcon. « Ça va, ça va, c’est “nach”, notre » lancent-ils pour se rassurer.

« Je voulais m’engager pour soigner. J’ai fait des études d’aide-soignante puis j’ai effectué de nombreuses formations, notamment pour apprendre les bases de la médecine d’urgence. Le premier urgentiste est à 15 minutes d’ici. Si un homme est gravement blessé, je dois maîtriser la situation pendant au moins un quart d’heure » raconte-t-elle devant les soldats admiratifs. Mais l’infirmière a déjà fini son travail, elle engloutit son thé et l’équipe retourne à la base. Dans l’ambulance couleur camouflage, les différents instruments et médicaments voltigent de tous les côtés. Il s’agit de passer de bâtiments en bâtiments le plus rapidement possible, le quartier est régulièrement arrosé à l’arme automatique et sur ces routes boueuses trouées de toutes parts, la conduite est sportive. L’ambulance contourne le QG de l’équipe de médecins puis pile en se garant dans son emplacement, une place entourée de sacs de sable située contre le bâtiment, à l’abri des regards séparatistes.

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Sommeil volé en journée. (Olya Morvan/Hans Lucas)

L’immeuble, le QG des médecins volontaires hébergés dans ce bataillon est un ancien hôpital qui abritait il y a quelques mois encore les vétérans des différentes guerres auxquelles a été mêlée l’URSS. Quand la ville de Marinka s’est retrouvée au cœur de cette ligne de front, les vétérans ont laissé leur place aux futurs vétérans, ceux de cette guerre du Donbass. Le bâtiment, ce qu’il en reste, est digne d’un décor de film. Trois étages à monter par la cage d’escaliers extérieure et l’équipe entre dans un grand hall jadis vitré. Les rafales de vent traversent désormais le hall détrempé, faisant bouger tout ce qui pend, câbles, morceaux de plâtres et plaques de métal. Puis ils passent de la lumière du hall aux couloirs sombres menant aux chambres, des armes de tous calibres traînent par terre avec quelques munitions. Le long couloir enfumé par les feux des poêles est parcouru de divers câbles pendus au plafond, il y a de l’électricité dans presque toutes les chambres de l’étage. Enfin, l’équipe atteint un second hall, celui des ascenseurs, qui fait désormais office de cuisine. Sur un mur, une croix rouge, c’est la chambre de Maryia et de ses deux collègues.

Le cosaque

La jeune infirmière entame déjà sa troisième cigarette de l’heure, affalée sur l’un des trois lits, une planche posée sur un sommier fait de ressorts. Un pantalon treillis, un t-shirt gris, des cheveux blonds aux reflets bruns ou le contraire, des joues généreuses, des yeux bleus et un sourire qu’elle tente de contenir, échouant régulièrement. Au-dessus d’elle, deux lance-roquettes et une kalachnikov sont accrochés au mur. Sous son lit traîne comme un mouton de poussière une petite roquette grise métallisée. Le balcon de la chambre est recouvert de plaques de métal. Des sacs de sable recouvrent le mur qui donne sur l’extérieur. Le poêle laisse échapper un peu de fumée, plongeant la pièce dans un brouillard d’autant plus dense qu’on y enchaîne les cigarettes. Les murs sont recouverts de coloriages patriotiques envoyés par des écoliers. On y voit des avions de chasse ukrainiens sur un fond bleu, des enfants avec des fleurs. Les enfants ont usé de stratagèmes pour faire deviner l’ennemi sans jamais le dessiner. Dans le Donbass, peu de choses distinguent l’ennemi de son propre camp.

Des cris émanent de la cuisine, c’est le commandant qui s’énerve « mais comment tu oses t’endormir sur les checkpoints ? Tu fais comment si on t’attaque putain ? » L’homme harangué prétexte être malade et frappe aussitôt à la porte de l’infirmerie : « Bonjour, Je m’endors souvent sur les checkpoints, je suis malade, auriez-vous des médicaments pour me soigner ? »

A soldier is being treated by nurse Masha.
Le Cosaque épuisé (Olya Morvan/Hans Lucas)

« Nous allons voir ça », lui répond doucement Maryia en lui prenant la tension. Le soldat, petit bonhomme rond semble récupérer rien qu’en ayant la possibilité de passer un peu de temps dans un endroit chaud. Et surtout, de discuter. L’infirmière lui installe une perfusion censée lui redonner un peu d’énergie et quitte la pièce le temps d’aller nettoyer ses instruments.

« Je suis arrivé ici à l’occasion de la troisième vague de mobilisation » explique-t-il. « Mon fils a fait partie de la 1ère vague. J’étais très inquiet de le savoir à la guerre, il était dans la région de Lougansk, je dois avouer que ça a été un bonheur quand il est rentré, mais la guerre a fait de lui un homme » confie-t-il.

« Et me voilà maintenant ici. Mais je me dois d’être-là, je suis un ancêtre des cosaques, je suis de Poltava, la région des cosaques, mon père vivait en Russie, en Sibérie, aussi chez les cosaques, c’est culturel chez nous de se battre pour notre terre. Pour être honnête, je suis content d’être ici. J’ai une femme, elle est agricultrice, deux enfants et même un petit fils mais pour moi c’est comme si on m’envoyait en vacances pour six mois » estime-t-il. Mais depuis qu’il s’est lancé dans ce récit, des larmes perlent sur son visage. Il n’est pas malade, il le sait, il est juste physiquement et mentalement épuisé. Maryia qui s’était absentée quelques minutes refait son apparition, l’homme sèche rapidement ses larmes.

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Maryia à l’heure du repas. (Olya Morvan/Hans Lucas)

Songes existentiels

La perfusion se termine, le soldat attrape une cigarette, Maryia en a déjà une nouvelle à la bouche. L’homme se met à parler de son passé dans l’armée rouge, et de son frère installé à Krasnodar en Russie. « Mon frère comprend tout à fait ce qu’il se passe ici » raconte-t-il, ne s’exprimant plus qu’en regardant l’infirmière qui échappe à tous les regards. Le soldat a visiblement besoin de parler, de s’extraire de sa vie quotidienne plus que de médicaments. Mais Maryia est froide, et « Soupchik » entre dans la chambre, tout sourire. La jeune femme lui lance sur un ton maternel, « c’est la guerre dehors ? »

« Oui ! », répond le jeune combattant, tout souriant, content de lui comme s’il avait fait une bêtise.

Toute la chambre fait semblant de ne pas entendre ce qui se passe dehors mais depuis une heure, les combats ont repris. Dans la matinée, une unité d’élite partie faire du renseignement côté séparatiste, est revenue, a débriefé, puis a lancé les combats à l’arme automatique. Les séparatistes, eux, ont ensuite répondu avec de l’artillerie lourde.

Écouter un son enregistré depuis la chambre de Maryia

Un autre soldat entre dans la chambre pour poser son sniper le temps d’aller boire un thé dans la cuisine. « Je viens de descendre un séparatiste, ça c’est fait ! Mais malheureusement on n’a pas pu récupérer le corps » s’écrit-il, en quittant la pièce, suivi par le triste bonhomme déprimé.

Une nouvelle cigarette à la main, Maryia s’explique sur sa froideur, « c’est vrai que je ne rentre pas trop dans la discussion avec eux parce que je ne veux pas m’attacher. On ne sait jamais, je peux être amenée à récupérer leurs cadavres un jour ».

Elle se lève, attrape une gamelle métallique et va chercher sa ration de patate au lard dans la cuisine puis revient s’allonger dans son lit et veiller jusqu’à minuit, l’heure à laquelle les combats se calment généralement. Une sorte de permanence qu’elle tient en cas de coups durs. Une position de tir ukrainienne est installée sur le toit, quelques étages plus haut. Les murs tremblent et les esprits sursautent lorsque reprennent les tirs. Puis quelques minutes après, c’est au tour de l’artillerie séparatiste de répondre et de venir s’évanouir dans les gravats des immeubles du quartier, délaissés par les civils. Les explosions sont sourdes, elles prennent un coté irréel sans les images. L’un de ces obus termine au pied du balcon de la chambre, des éclats volent jusque dans les plaques de métal protégeant la pièce.

Mais allongée dans son lit, Maryia est concentrée sur autre chose. On ne peut pas penser à la guerre en permanence, il faut savoir décrocher, retrouver ses songes pour ne pas se laisser envahir par ses bruits sourds et tremblements. Et c’est un songe particulièrement existentiel qui occupe les trois membres de l’équipe. L’armée, ses services administratifs, ne cessent de relancer Maryia, Viktor et « Soupchik » sur une question: Souhaitent-ils s’engager dans l’armée pour les trois prochaines années?

« Ils attendent une réponse dans les jours qui viennent, les volontaires de l’armée sont amenés à disparaître, nous sommes les derniers. Mais s’engager pour trois ans, c’est … différent » explique Maryia.

« Nous faisons partie d’un groupement appelé «armée des volontaires », ce groupe de volontaires présents partout sur le front sont en fait majoritairement des anciens du bataillon de volontaires (nationalistes) « Pravii Sektor » raconte Viktor, l’ancien professeur d’histoire devenu tatoueur puis soldat. « Désormais nous devons quitter le front ou nous engager, mais trois ans, c’est long » explique-t-il à voix haute. « Oui, c’est long, ça fait déjà deux ans que nous sommes ici, rempiler pour trois ans, c’est un choix de vie » lance Maryia. En Ukraine, près de 65 000 personnes ont déjà signé pour le front.

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Maryia en discussion avec ses collègues le temps de réchauffer un flacon. (Olya Morvan/Hans Lucas)

Les sens de la guerre

Le commandant frappe à la porte. « Eh le français ! Tu veux voir ce qu’il se passe dehors ? ». Viktor nous escorte dans le couloir de l’hôpital. Il fait noir, c’est enfumé, le béton vibre des tirs d’artillerie, il frappe à l’une des portes.

Dans la pièce, un petit homme est affalé dans son fauteuil. À la vue des visiteurs, il coupe précipitamment le film qu’il était en train de regarder sur son ordinateur. À côté, un autre écran d’ordinateur et sur cet écran, la guerre en direct. Des images infrarouges de caméras de vidéo-surveillance positionnées sur le terrain, en direction de Donetsk. C’est un écran en noir et blanc qui permet de mettre des images sur les sons que l’on entend aveuglement lorsque l’on vit à l’abri des tirs. Les images surréalistes font froid dans le dos. On y voit au premier plan un petit étang puis une grande plaine parcourue par des lignes électriques. Au fond, une série de terrils plus ou moins hauts depuis lesquels tirent les séparatistes. Et en haut à droite de l’image, des dizaines de lumières, les lumières des faubourgs de Donetsk situés à deux kilomètres de la périphérie de Marinka. Régulièrement, des traînées blanches traversent l’écran pour exploser à proximité des caméras. Elles sont parfois plusieurs à illuminer le paysage pendant quelques secondes comme des fantômes, soldats de la mort qui font des allers-retours entre deux positions invisibles. Car aucun homme n’apparaît sur les différentes images des caméras. Il faut connaître les emplacements des différentes positions par cœur pour comprendre ce qu’il se passe, là, dehors, derrière les murs de sacs de sable.

Juste avant que le commandant ne revienne en trombe dans la pièce, un tir violent, a atterri dans l’angle gauche de l’écran, faisant trembler l’immeuble «dans la vraie vie». « Repasse-moi les images du tirs. Merde, c’est pas bon ça » grogne-t-il, puis il attrape un chaton qui se promenait dangereusement dans les nœuds de câbles et de fils électriques et le pose sur ses genoux. « Il est tombé où ? Ah, c’est pas loin ça », il prend son talkie-walkie « c’est tombé près de chez vous, ça a touché l’immeuble ? » s’écrit-il, en caressant son chaton.

Dans la pièce d’à côté, une sonnerie de téléphone d’une autre époque retentit, un «dring-dring» froid et fort que l’on a perdu l’habitude d’entendre. « C’est trop dangereux pour nous de communiquer par talkie-walkie, ils nous écoutent de l’autre côté. Du coup, nous avons récupéré ce vieux poste qui est relié par câbles à toutes nos positions » raconte le commandant. Une épaisse liasse de câbles traverse le mur de sacs de sable pour rejoindre le gros boîtier fait de bois. Quand une position appelle, le téléphone sonne et le voyant rouge s’allume. Pour faire passer son message, le soldat en charge de la communication doit tourner une manivelle. « Ce n’est pas super moderne mais en communiquant par téléphone, nous prenons le risque de nous faire couper le réseau, et par talkie-walkie… Nous nous écoutons tous au point de parfois finir sur les mêmes ondes. Ça peut nous arriver de discuter avec les séparatistes même si le plus souvent ils en profitent pour nous insulter ».

« Venez, on va vous montrer quelque chose » lance Viktor. De l’autre côté du bâtiment, une autre chambre dans laquelle s’est installé un militaire arrivé dans l’après-midi ordinateur à la main. Avec deux autres militaires, ils sont installés dans cette chambre vide, occupés à sonder les ondes de la région. « Contrairement aux séparatistes, nous ne communiquons que très peu avec nos talkie-walkie. C’est un avantage que nous avons sur eux. Surtout que généralement, dans le feu de l’action, ils oublient de prendre des précautions lorsqu’ils se balancent leurs positions » raconte l’homme, assis devant son ordinateur.

L’esprit Maidan

« Je fais comment pour me rendre sur ma position si j’ai pas de voiture, putain ? Ils sont où nos véhicules ? J’ai plus de chauffeur, plus de voiture, je fais comment pour vous envoyer vous battre, putain ? La voiture devait être revenue à 9h, il est 9h20, elle n’est toujours pas là, je fais comment, putain ? » Ce matin, c’est le commandant d’une position qui réveille Maryia. Dans le couloir, il houspille un homme ayant cassé l’une des rares voitures du bataillon. La nuit a été calme mais les soldats ont tout de même retrouvé un obus de 122 mm dans le toit de l’immeuble, sûrement l’un de ceux qui ont plu sur le quartier la veille. Mais l’infirmière est encore endormie lorsqu’un jeune homme, les yeux cernés au point d’être marrons, entre dans la pièce. Timide, la capuche treillis sur la tête, une rose à la main, ses regards gênés furtivement lancés en direction des intrus poussent à s’échapper de la chambre.

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Maryia. (Olya Morvan/Hans Lucas)

Viktor, le chef de cette petite brigade de médecins volontaires entre à son tour dans la chambre. Il est vexé. Son ambulance est en panne et il a appris en revenant du garagiste qu’un homme blessé dans la nuit avait été soigné sans que ne soit fait appel à la fine équipe. Le sujet est sensible car les trois tentent de montrer qu’ils sont indispensables, rêvant de conserver ce statut d’intermittents de la guerre non rémunérés. Le tout, dans cette omniprésente réflexion: rejoindre l’armée ou non ? L’armée est envahie de nouvelles recrues sous contrat venues y gagner quelques sous. L’aventure rémunérée à l’autre bout du pays plutôt que le chômage alcoolisé à la maison. Mais Maryia et ses amis sont loin de cet esprit, c’est Maidan et son esprit romantique de volontariat et de solidarité qui les ont amené à rejoindre le front.

Signer un contrat, c’est devenir un professionnel de la guerre. Chacun pèse le pour et le contre de son côté, la jeune femme casse les assourdissantes réflexions silencieuses et relance : « Pourquoi nous battons-nous encore ici aujourd’hui ? Notre quotidien est au final plutôt calme…

« Ça serait six mois ou un an, je signerais sans réfléchir, mais trois ans c’est long, c’est un choix d’avenir ».

La jeune volontaire ne cache pas son appartenance à un milieu social aisé. Forcément, son entourage n’a pas compris qu’elle utilise son diplôme d’aide-soignante pour partir au front. « Ma mère n’aime pas me savoir ici. Elle ne connaît personne dans son entourage dont les enfants sont au front, elle ne comprend pas pourquoi elle doit subir cette situation. Elle me dit souvent que je me bats pour les intérêts des gouvernements. Mais mon copain se bat aussi au front, je ne pouvais pas ne pas m’engager. Et puis ma grand-mère me soutient. Elle a vécu la seconde guerre mondiale, elle est fière que je me batte. A la maison, elle enregistre tous mes passages à la télévision sur une cassette » explique-t-elle.

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Maryia et sa seringue. (Olya Morvan/Hans Lucas)

« Je rêve d’être professeur des écoles, c’est peut-être l’occasion de me lancer, car qui voudrait confier ses enfants à une femme qui a passé cinq ans sur le front ? » Viktor la coupe en rigolant, «personne, ça c’est certain ! Moi je n’ai pas de plans pour la suite, on ne sait pas ce qui peut arriver dans les deux minutes qui viennent, alors ça n’a pas de sens d’essayer de faire des plans pour le futur. Mais je dois avouer que trois ans c’est long, je ne sais pas si je veux continuer à me battre sur ce front… D’un autre côté, j’habite à 200 kilomètres d’ici, ce n’est pas juste pour la guerre que je suis là, c’est aussi parce que c’est chez moi. L’Europe et les USA nous aident mais si nous ne sommes pas sur le terrain pour arrêter les tanks, ils iront jusqu’à Kiev !»

Maryia s’amuse à charger et décharger une kalachnikov qui traînait sur son lit, « je ne sais pas, j’ai déjà sacrifié deux ans de ma vie à la guerre. J’ai 25 ans, je pense que c’est assez… »

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Maryia enlace « Soupchik » de retour du front. (Olya Morvan/Hans Lucas)

« Gardez la santé »

La réflexion collective est alors interrompue par l’arrivée d’un nouveau visiteur, un soldat qui vient chercher sa piqûre. Malicieusement, Maryia lui propose de lui faire sur les fesses. « Je pourrais totalement la faire ailleurs mais autant en profiter » chuchote-t-elle. Mais le copain de Maryia fait justement son entrée et enlace aussitôt son infirmière de copine. L’homme a 40 ans, il en parait encore plus, longue barbe, pas rasé, un bonnet bleu vissé sur la tête… L’amant anonyme de l’infirmière se bat sur une position ukrainienne située au nord de l’aéroport de Donetsk, lui a signé dans l’armée, mais se garde bien de conseiller sa dulcinée sur le sujet.

La nuit s’installant, c’est l’occasion pour les soldats de relancer la bagarre. Ce soir, c’est le camp d’en face qui relance les hostilités. Un homme entre dans la chambre, « qui veut écrire un message pour les séparatistes sur ma roquette ? Je vais la lancer demain matin » s’exclame-t-il comme un enfant. La jeune femme pose la roquette sur ses genoux et écrit « Et surtout, gardez la santé ! » Puis l’homme quitte la pièce en secouant sa roquette dans tous les sens.

« Tiens, puisque les combats reprennent, ça vous dit d’aller voir sur le toit comment ça se passe ? » propose Viktor. Maryia s’y oppose vivement mais trop tard, les gilets pare-balles et les casques sont déjà enfilés.

Le point d’observation du front est situé sur le toit de l’hôpital. La guerre peut parfois se retrouver à une rue de chez soi. Une rue calme, des maisons aux cheminées fumantes, puis, à l’extrémité d’un terrain vague, le chaos. C’est la même chose dans cet immeuble. Il y a la cuisine fumante, paisible, que le cuisinier s’efforce d’alimenter en repas copieux trois fois par jours. Puis, il y a la porte de la cuisine menant vers la cage d’escalier, elle est située à côté des deux ascenseurs hors service. Pour rejoindre le toit, il faut passer cette porte et monter les trois étages en courant dans le noir afin de ne pas attirer les tirs.

Écouter un son enregistré sur le toit de l'immeuble.

En haut de l’immeuble, une mitrailleuse et des caisses de munitions. La guerre fait rage tout autour du bâtiment. À Marinka, la guerre se fait de terrils en terrils et d’habitations en habitations. Collés au mur extérieur de la cage d’escalier, la vue est impressionnante. Les tirs semblent venir de nulle-part. Une fois encore, aucun homme à l’horizon, seulement des traînées rouges et jaunes qui traversent le ciel comme de rapides étoiles filantes mortelles. Les explosions dues à l’artillerie employée par les séparatistes sont proches et violentes, l’immeuble tout entier est secoué. Les ukrainiens situés à l’arrière de nos positions tirent à l’arme automatique, les balles fusent et sifflent à quelques mètres. Tout se mélange, une explosion à gauche, des balles glissent à droite, d’autres nous étant destinées à gauche. Des positions ukrainiennes nous tirent dessus sans nous toucher, les conflits internes reprennent parfois vie sur le terrain…

La pression

Ce matin, les tirs sont rares. Dans les rues ravagées du quartier, quelques soldats osent même revenir du centre-ville à pied, sans courir. Le ciel est bleu et l’absence de tirs a permis de remplacer les aboiements des chiens par les chants des oiseaux. Pour Viktor et « Soupchik », c’est l’occasion de s’entraîner au tir sous le regard désapprobateur de Maryia. Depuis le couloir de l’hôpital, les balles sont tirées d’un bout à l’autre et finissent leur course dans l’immeuble d’en face. Mais la jeune infirmière se glisse discrètement dans une pièce pour répondre au téléphone, une amie l’appelle pour discuter de son éventuel engagement dans l’armée.

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En attendant la fin des bombardements. (Olya Morvan/Hans Lucas)

Puis c’est Viktor qui doit interrompre son entraînement pour répondre au téléphone, « je réfléchis, trois ans c’est long, j’ai besoin de temps pour décider mais il est clair que le gouvernement ukrainien nous met la pression » explique-t-il à une connaissance. Finalement c’est un autre soldat qui coupe l’entraînement : « Quelqu’un s’est plaint de la présence de journalistes dans le bataillon, il faut les évacuer avant que le commandant ou le SBU (services de sécurité) n’arrive ».

Maryia qui était à l’écart n’a pas entendu l’annonce et poursuit sa discussion au téléphone, elle prononce quelques derniers mots : « Si on veut signer le contrat, il va falloir se décider rapidement ou nous allons être remplacés… »

Paul Gogo

Photos d’Olya Morvan, à retrouver sur son site

Sea, mines and sun

Lorsque le conflit a éclaté dans l’Est de l’Ukraine, au sud, c’est au niveau de Shirokine, ville coincée entre la mer d’Azov et Donetsk que la ligne de front a commencé à fluctuer. En 2014, les séparatistes ont investi le centre-ville de Marioupol situé à une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Shirokine, puis les ukrainiens ont repoussé le front au-delà de la ville, à quelques kilomètres à l’est de la ville. Enfin, après une période d’incertitude et de combats, Shirokine est devenue ligne de front, sûrement pour un moment.

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Une position séparatiste abandonnée estampillée « DNR » et « Novorossiya » à Shirokine

           La première fois que j’ai pu approcher Shirokine, c’était un an plus tôt, quasiment à la même période, juste avant Noël. Nous étions une petite dizaine de journalistes à avoir fait la demande d’accès à la zone. Kiev nous avait affecté un officier chargé de la presse pour nous escorter sur zone. Nous l’avions attendu près de deux heures à un checkpoint avant de prendre la route vers les positions ukrainiennes en escaladant péniblement les collines de la région en Lada. Puis nous avions atteint une position toute fraîche, encore en construction, c’était juste avant la prise de la ville par les ukrainiens. Les pelleteuses creusaient des tranchées, des camions de l’armée amenaient des troncs d’arbres ensuite découpés et posés sur des conteneurs enterrés quelques mètres sous terre. Des conteneurs offerts par les dockers de Marioupol. Le tout était censé protéger les soldats des tirs d’artillerie. Les positions séparatistes étaient en bas de la plaine, en direction de la mer et tiraient quelques balles de temps en temps. Mais à l’époque, Shirokine était séparatiste le jour, ukrainienne la nuit, et inversement. Les snipers faisaient la loi, les habitants avaient été évacués du centre. Au bout d’une demi-heure, un homme avait accepté de nous emmener à proximité de la ville, à un kilomètre de l’entrée de la ville. Une carcasse de voiture trônait à côté du panneau « Shirokine, 1 kilomètre », en s’approchant d’un buisson, nous avions débusqué malgré nous trois snipers ukrainiens surpris en plein travail. Ils avaient eu la peur de leur vie, le soldat qui nous accompagnait avait eu le droit à une soufflante digne de ce nom.

Un an plus tard, avec ma camarade photographe Olya, nous refaisons une demande d’accès auprès de l’officier en charge de la presse.

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Olya photographiant une mine

Sacha a eu une grande carrière dans l’armée. En fin de carrière, quelques semaines plus tôt il a demandé à l’état major s’il pouvait être chargé de la presse. Aujourd’hui, c’est lui, grand, maigrichon, casquette treillis vissée sur la tête, la cinquantaine et une kalachnikov en bandoulière portée dans le dos comme un sac, qui nous accueille à l’entrée de sa base, l’aéroport désormais militaire de Marioupol. J’ai vu les ukrainiens barricader cet aéroport, deux ans auparavant, lorsque les séparatistes avaient tenté de prendre la ville. Cet aéroport doit son salut au fait qu’il soit situé à l’ouest et non à l’est de la ville. Désormais, plusieurs checkpoints en protègent l’entrée, le territoire entier est protégé par des murs de blocs de béton. C’est également Sacha qui nous a trouvé notre voiture, une vieille voiture d’une marque soviétique quelconque, dont le conducteur est un camarade de pêche de longue date.

Nous traversons Marioupol d’Ouest en Est pour rejoindre la zone fermée, à quelques kilomètres de la banlieue de la ville. Un jeune soldat nous fait signe de nous arrêter à un checkpoint, notre officier descend lui parler. « Bonjour, j’accompagne deux journalistes français, nous allons à Shirokine, par où peut-on passer ? » « Personne ne passe ! » répond sèchement le gamin en treillis.

Embêté, notre officier passe des coups de fil et demande à un soldat de nous rejoindre. Olya tente de négocier avec le jeune soldat. « Nous organisons un concert dans la base cet après-midi, donc personne ne rentre dans la base » réplique-t-il. Les soldats ont juste honte de se montrer devant un concert.

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Concert au bord de la mer pour les soldats ukrainiens

Une vieille camionnette verte arrive à toute vitesse et passe le checkpoint. Ce sont des bénévoles qui viennent assister au concert. L’un d’entre-eux vient nous saluer. « Ah, mais vous voulez voir le concert ? Venez, je vais vous y accompagner » propose-t-il.

« Tu imagines, ce bénévole a plus de pouvoir que notre officier, on n’est pas arrivés à Shirokine… » me chuchote Olya.

Les soldats sont rassemblés dans une ancienne villa avec vue sur mer désormais partiellement détruite. Le salon vitré est explosé, deux tanks sont rangés dans la pièce d’à côté qui ne fait désormais plus qu’une avec le garage. Le quartier est ravagé, le sol est jonché de verre et de morceaux de béton, la mer est à une centaine de mètres. La vue est magnifique. Dans le garage, une jeune fille blonde en treillis joue de la guitare devant une dizaine de soldats. Certains filment le petit concert avec leurs téléphones, d’autres sont occupés à nettoyer leurs armes. Un homme est attablé, son sniper en morceaux dans les mains. Le tout astiqué et remonté, il vérifie que la lunette de son outil de travail soit bien ajustée en visant la chanteuse pas déstabilisée pour un sou. Fin de la chanson, nous quittons les lieux avec un soldat chargés de nous faire visiter Shirokine arrivé entre temps.

La zone est vallonnée. En temps normal il serait agréable de marcher pendant des heures à travers les plaines ensoleillées donnant sur la mer. Mais cette fois-ci, il faudra se concentrer sur les mines et les tirs. Nous arrivons en haut de la plaine, il n’y a pas âme qui vive, mais le chauffeur s’écrit brusquement

– « Oh regardez sur la route!

– Quoi, quoi? Une mine?

– Non, non, une grue cendrée, si seulement j’avais un fusil.. »

Le temps de retrouver un battement de cœur convenable, et nous atteignons un mur de béton disposé au milieu de la route. Une seule solution, le contourner en passant par le champ.

« Attendez, je vais passer un coup de fil pour m’assurer que le chemin n’est pas miné, c’est bizarre que la route soit barrée à cet endroit-là » lance l’officier. Le coup de téléphone passé, la voiture grimpe sur le champ et en redescend en tapant violemment le pare-chocs sur le béton. « Maintenant, soyons vigilants, tout le coin est miné » ajoute notre accompagnateur en coupant une conversation chasse et pêche entre l’officier et le conducteur de la voiture.

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Le sol de Shirokine recouvert de douilles

Nous descendons une route sur 300 mètres puis nous atteignons l’entrée de Shirokine. « Continuons à pied. Le taxi tu nous suis, sois près à décoller si jamais ça tire et surtout fait attention aux mines » ordonne le soldat. Une maison sur deux est détruite, elles ont servi de bases et de positions pour les séparatistes, puis pour les ukrainiens. Au milieu, les civils qui ont maintenant tous déserté le coin. Peu de journalistes ont eu l’occasion de se promener aussi longtemps dans les rues de Shirokine tant les combats ont été violents. Tous les trente mètres, des mines sont plantées dans le béton, parfois au milieu de la route, souvent sur les bas-côtés. Dans certains jardins détruits, d’anciennes positions séparatistes n’ont pas bougé d’un poil. Des caisses de munitions aux couleurs de la « Novorossyia » ou de la « République populaire de Donetsk », des sacs de nourritures estampillées « rationnement, armée russe » (que j’avais déjà eu l’occasion d’apercevoir en grand nombre ailleurs dans le Donbass côté séparatiste) et un sol recouvert de douilles en tous genres. « Les séparatistes ont dû quitter le coin rapidement, il reste même leurs boites de conserves et leurs vêtements » nous explique le soldat. Partout sur le bas-côté, des chaussures et des manteaux défoncés et déchirés. Dans un virage, un camion de l’armée entièrement brûlé rouille depuis quelques mois. « C’est un de chez nous, le camion transportait des hommes, il a été attaqué en début d’année, une dizaine d’ukrainiens y ont péri » raconte le soldat. Parfois, des voitures explosées apparaissent dans les entrées des maisons. « Nous avons estimé qu’une maison du quartier était complètement détruite chaque semaine durant l’année 2015 » précise-t-il.

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L’école de Shirokine

Puis nous atteignons l’école de Shirokine. Elle est elle aussi complètement ravagée. Il n’y a plus une seule vitre en place, certains étages se sont effondrés. « Regardez cette petite boule blanche et noire nous lance le soldat. C’est une grenade non explosée. Elle est très sensible aux changements de température et bien sûr, aux chocs. Donc faites super attention aux endroits où vous marchez, il y en a partout ». Nous entrons dans le bâtiment en zigzaguant, il faut aussi fait attention aux planchers troués. La classe de mathématiques offre une vue incroyable sur la mer d’Azov au premier étage. Au loin, au niveau de la côte, quelques tirs à l’arme automatique et parfois des tirs d’artillerie résonnent. Les tableaux verts des différentes classes sont recouverts de messages patriotiques et/ou de menaces, au cas où l’ennemi viendrait se balader côté ukrainien dans la nuit. C’est toute l’ironie de la guerre, ces tableaux destinés à l’éducation désormais au milieu d’une guerre servent désormais à marquer (à la craie) le territoire des différents bataillons.

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Une classe de l’école de Shirokine
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Un tableau de l’école de Shirokine
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La cantine de l’école de Shirokine

Au rez-de-chaussée, la cantine a l’air d’avoir été abandonnée rapidement. Tout est ravagé, mais étrangement, une pile instable de verres trône encore miraculeusement au milieu de la pièce. La pièce d’à côté faisait office de musée, les statuettes sont désormais en miette. Le célèbre perchiste du Donbass Sergeï boubka est omniprésent dans cette école, en photo, en statuettes. Il a en grande partie financé la rénovation de cet établissement, l’une de ses statuettes est encore posée à l’extérieur de l’école, à côté de celle d’une femme nue, debout toutes les deux.

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Une statuette de Sergeï Boubka déposée dans la cour de l’école de Shirokine

Nous rejoignons une position de l’armée située en contre-bas dans un quartier à l’origine uniquement composé de maisons de vacances avec vue sur mer. L’ensemble du quartier est désormais occupé par l’armée, il s’étire sur quelques centaines de mètres entre la mer et une colline, en direction de Marioupol. C’est le quartier le plus dévasté qu’il m’est été donné de voir en Ukraine. Il est composé d’une grande rue d’où partent une quinzaine de rues perpendiculaires. Le goudron de la rue n’est plus visible tant il y a de débris pour le recouvrir. Des garages sont ouverts, laissant entrapercevoir la vie qu’on pouvait jadis y trouver. Des vélos, des jouets pour enfants, tout a été détruit et/ou pillé par les différents occupants du quartier. Sur la porte d’un garage, un tag annonce : « Nous tirons sur les « journalopes » de 6h à 18h », un tag peut être issu de la « période séparatiste » mais que les ukrainiens se sont bien gardés d’effacer. Car c’est le bataillon en majorité composé de néo-nazis « Azov » qui a longtemps tenu ce front sud.

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Sur la plage de Shirokine, « on tire sur les « journalopes » de 6h à 18h »

« Avant, il y avait plein de pêcheurs au large, ils avaient tendance à s’en foutre un peu de savoir s’ils étaient dans les eaux russes ou ukrainiennes alors des hélicos russes venaient parfois les repousser, ils tiraient dans l’eau et repartaient. Les pêcheurs s’en foutaient, ils voulaient juste pêcher en fait. Maintenant c’est interdit de prendre la mer de ce côté et il faut être courageux pour le faire, les ukrainiens ont mis des mines sous-marine partout » raconte le chauffeur du taxi qui nous a suivi jusque dans les décombres d’un ancien restaurant dont la terrasse était située sur la plage. Au loin, un véhicule de l’armée utilise la plage pour remonter plus rapidement au front, les soldats s’amusent à mordre les vagues et à déraper dans le sable avant de tourner sur leur gauche et de s’engouffrer dans l’une des ruelles du quartier.

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La plage vide de Shirokine
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Dans le garage d’une ancienne maison de vacances, quelques traces d’une vie passée
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L’une des trois ambulances offertes par les américains à l’armée ukrainienne
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La rue principale du « quartier balnéaire » de Shirokine

Nous reprenons la route vers la ville voisine de Berdyansk, le soldat qui nous accompagne explique : « Il va falloir rouler le plus vite possible sans s’arrêter et en slalomant entre les mines parce que la montée vers la sortie du village est à découvert ». Les séparatistes en haut de la colline, au nord, nous, en bas, au sud. La voiture s’élance, le soldat surveille les positions séparatistes tandis que nous annonçons les mines au conducteur. Des tirs à l’arme automatique visent la voiture, le soldat s’agace, « plus vite, plus vite, aller, il faut aller plus vite là »! Le chauffeur est en panique, il est quasiment debout sur son accélérateur, oubliant presque les mines que nous ne manquons pas de lui signaler. Sortis de la zone, nous rejoignons Marioupol par la côte, en s’arrêtant au bord du lac de Vynogradne, déjà la banlieue de Marioupol. Deux jours plus tôt, deux obus de 152 mm y sont tombés. Un homme nettoie les éclats de verre; Pour la population, le traumatisme est important, personne n’a oublié la catastrophe du 24 janvier 2015, quand un tir de lance-roquette Grad séparatiste avait causé la mort de 30 personnes dans les faubourgs de la ville portuaire.

Texte et photos, Paul Gogo.

Allez jeter un coup d’œil aux photos d’Olya sur sa page Hans Lucas.

Ouest-France. « À quoi ressemble une ligne de front ? »

Reportage publié dans l’édition du Soir de Ouest-France.

Les photos sont de la photographe Olya Morvan.

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Infographie Ouest-France

Une ligne de front ou ligne de démarcation représente une frontière occupée par des armées ayant souvent pour objectif de déplacer cette ligne. Le front peut être actif ou gelé, mais dans tous les cas, la vie y est beaucoup plus présente que ce que l’on peut imaginer. À quoi ressemble une ligne de front en 2016 ? Voici celle du conflit ukrainien, en dix images (…)

Dans les coulisses du service de presse de Donetsk. Mis à jour le 10/08/16.

Ces « leaks » ont été publiés sur Twitter d’une façon particulièrement étrange. Publiés en alpaguant le SBU puis supprimés quelques heures plus tard. La méthode et le contenu rappellent la méthode Mirotvorets dont certains dossiers mis en ligne à l’époque apparaissent de nouveau, actualisés, dans ces « Donetsk Leaks ». D’un autre côté, à la lecture de ces mails, il apparait que les données personnelles des journalistes passent finalement au second plan, tant les querelles internes deviennent rapidement passionnantes à découvrir.

En attendant de comprendre dans quel but, et par qui ces informations ont été mises en ligne,il convient de dénoncer le silence honteux des ukrainiens. Les atteintes aux journalistes et à la liberté de la presse se font de plus en plus nombreuses ces dernières semaines en Ukraine, et sont à chaque fois suivies d’un silence étourdissant des autorités. Cette fois-ci, nos données se retrouvent une nouvelle fois en ligne, mais pire, nous avons maintenant la preuve, et en détail, que depuis un an, les séparatistes se sont employés à empêcher les médias de travailler dans leur zone. Une situation qui ne devrait pas être négligée ni par l’Ukraine, ni par les organisations internationales (l’OSCE en première ligne), tant la désinformation et la propagande ont des conséquences visibles, directes et importantes sur le front et sur l’avenir du conflit.

Il est également à noter que le peu de médias ukrainiens qui se sont « emparés » du sujet, s’en sont servis pour attaquer la chaîne Inter, une nouvelle fois victime d’une chasse aux sorcières.

Les faits

Jeudi 4 août au matin, un compte Twitter sensé appartenir à Tatiana Egorova, responsable des accréditations presse en auto-proclamée République Populaire de Donetsk, a diffusé un étrange tweet : « Moi, Egorova Tatiana S., employée du MGB (ministère de la sécurité d’état) de la DNR, je ne peux plus mentir et je ne veux plus permettre à d’autres de le faire« . Le SBU tagué, et un lien Dropbox publié. Dedans, 1 449 e-mails et tout autant de pièces-jointes hackés sur la boite mail de la secrétaire. La lecture minutieuse des e-mails laisse entrevoir la vie quotidienne de ce service chargé de contrôler et d’empêcher le travail des journalistes dans le Donbass. Un quotidien fait de complots, d’espionnage, de conflits entre les « fonctionnaires », d’amour, de rebondissements… Bref, une vrai sitcom qui aurait pu être humoristique si elle n’avait pas entraîné une suppression du droit de parole aux gens du Donbass qui, eux, ne sont pas payés pour vivre à Donetsk et vivent bel et bien toujours sous les bombes.

tweet initial

Qui sont les personnages principaux ?

  • La boite mail est gérée par Tatiana Egorova, une fonctionnaire du service de presse des séparatistes de Donetsk chargée de délivrer les indispensables accréditations sur place.
  • La majorité des correspondances ont lieu entre cette Tatiana, et Janus Putkonen, finlandais, responsable du service chargé d’enquêter sur les journalistes mais aussi rédacteur sur le site internet « Doni news », site créé par plusieurs étrangers, payés pour diffuser le message unique de la DNR.
  • Quelques e-mails d’un subalterne de Janus Putkonen, Laurent Brayard, y apparaissent. Brayard est bien connu des journalistes français dont nombre d’entre-eux se sont déjà fait insulter et diffamer sur ses blogs personnels. Il y apparait comme étant légèrement parano, à plusieurs reprises persuadé que des complots se montent dans son dos pour le pousser à quitter Donetsk. La lecture des e-mails montre que Brayard s’est effectivement fait pas mal d’ennemis en quelques mois de présence. Les menaces et rumeurs diffusées à son encontre finiront par l’effrayer suffisamment pour qu’il décide de quitter Donetsk.
  • Svetlana Kissileva, rédactrice à « Novorossiya today »apparait également dans plusieurs e-mails. Brayard l’accuse à plusieurs reprises de vouloir sa perte et d’avoir milité pour sa déportation. Mais c’est semble-t-il elle qui a fait venir Brayard et Erwan Castel (un vieux de la vieille, français dont la participation aux conflits armés est devenu son métier) à Donetsk lors de l’organisation d’un « congrès anti-fascistes » et ce, depuis Moscou (où Brayard vivait). Le rôle de Kissileva dans ce groupe d’étrangers n’est pas clair mais elle semble particulièrement proche de l’Unité continentale (un groupe de combattant français ultra nationaliste, d’extrême droite) et elle dirige un groupe nommé « Novopole », groupe d’extrême droite. Elle était à l’origine plutôt dans le camp de Brayard, dont elle a fait un bon collègue de « ré-information » (toujours garder en tête que nous vous mentons!) jusqu’à qu’elle s’en prenne à lui. Laurent Brayard n’a pas l’air d’être un collègue facile à vivre.
  • Christelle Néant, une française arrivée à Donetsk quelques semaines avant que Laurent Brayard ne disparaissent des écrans radar. Peu d’informations apparaissent à son propos dans ces leaks.

Le traitement de la presse en DNR

Janus, roi du journalisme à Donetsk le déclare plusieurs fois dans ses mails : L’objectif est « de remporter la guerre de l’information« , c’est une obsession chez lui. Pour rappel, un journaliste, lui, contournera la guerre de l’information (par définition menée par des communicants, entre communicants) en informant les gens. Dans les premiers mails, le service de presse de la DNR organise le montage d’un reportage TV destiné à être diffusé sur les médias locaux. Il y a également une revue nommée Панорама (Panorama), dont la responsable de la boite mail reçoit régulièrement les bons à tirer. Elle s’agace parfois d’y trouver des informations trop tristes, ou des informations qui ne correspondent pas au message officiel. Le tout est rapidement corrigé et approuvé à coups de smileys. Elle valide également les reportages d’un certain Sergeï Karpii, journaliste pour un programme de Donbass TV nommé comme la série à découvrir plus bas, « Le facteur humain ».  Il va sans dire que ces fuites montrent clairement qu’aucun des médias de Donetsk n’est indépendant, tous relayent les messages imposés par le service de presse. Comme un air de Corée du Nord…

Sergei corrigé
« Je n’aime pas, à réécrire » Tatiana corrige le reportage de Sergeï lorsqu’une personne interrogée critique la vie en DNR.

La guerre de l’information plus facile sans médias

C’est l’information principale de cette fuite. Les séparatistes du Donbass s’emploient clairement depuis un an à empêcher les journalistes étrangers qui ne respectent pas leurs éléments de langage de venir en DNR (à noter que l’autoproclamée République populaire de Lougansk, LNR, travaille désormais de la même façon en collaboration avec la DNR). La chose est faite en masse, peu de journalistes voient aujourd’hui leurs demandes d’accréditations acceptées. Si les journalistes étaient nombreux à avoir compris la situation, ceci permet désormais d’expliquer aux lecteurs du monde entier pourquoi ils entendent moins parler de Donetsk depuis quelques mois… Il n’y a que la BBC qui bénéficie d’un traitement de faveur : Mail 0-970″La BBC n’est pas « friendly » avec la Russie ni avec la DNR. Mais c’est mieux de leur donner les accréditations parce qu’ils ont de l’influence » explique Janus.

Refus
Le service de presse interdit de visite un photographe français sous prétexte que certaines de ses photos ont fait état de la présence de tanks russes et a utilisé le mot « séparatiste » dans ses légendes.

Plus le temps passe, plus les refus se multiplient, et avec le temps, les réponses positives sont souvent conditionnées à une rencontre avec Janus ou Brayard. Si l’équipe semble avancer en roue libre, il est tout de même question dans l’e-mail 0-1184 à l’intitulé « Top secret », d’un « officier de Moscou » attribué à l’un des collègues de Janus. Ce collègue s’étonnera de sa présence auprès de Janus qui lui répondra un simple « TOP SECRET ». Un James Bond en puissance le Janus.

En parlant de secrets, Janus adore ça les mails à l’objet « Top secret ». Il en envoie très régulièrement à sa secrétaire préférée. En fait, ces e-mails n’ont que peu d’intérêt, il s’agit d’une liste de journalistes particulièrement surveillés (Le Monde, le Figaro, l’AFP, la BBC…) dont toutes les publications sont quotidiennement listées par le service de presse. L’objectif, réagir rapidement si l’un de ces médias se met à publier des choses trop déplaisantes. à noter qu’une autre liste, celle déjà publiée plusieurs fois par des hackers ukrainiens apparait elle aussi très régulièrement mise à jour dans les e-mails de nos deux personnages principaux. Du vert pour les journalistes copains jusqu’au rouge pour les journalistes méchants.

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Les journalistes méchants.

Le fonctionnement du service

Une grande partie des e-mails reçus sont des demandes d’accréditations venues du monde entier. Nous connaissons tous cette adresse que nous avons toujours utilisé pour faire nos demandes d’accréditations. C’est pour cela que ce leak contient une nouvelle fois tant de données personnelles de journalistes. Car à chaque demandes nous envoyions des photocopies de nos passeports et l’objet de nos déplacements à cette secrétaire.

Une fois la demande reçue, la secrétaire demande à Janus si elle peut l’accepter. Janus (où ses collègues) enquêtent (tapent nos noms sur Google) et déterminent notre appartenance au camp des gentils ou des méchants en s’attachant à la réputation du média, du journaliste, et à ses dernières publications.

Il apparait dans au moins deux e-mails que les « fonctionnaires » de ce service sont payés pour y travailler. Dans son émouvante lettre d’adieu, Laurent Brayard explique que lors de son arrivée Svetlana Kissileva lui avait proposé de recevoir 200 € par mois ou 100€ plus un appartement gratuit. Brayard a choisi la seconde proposition. à noter que Brayard est accusé par ses ex collègues d’avoir également bénéficié de financements issus de dons pour vivre à Donetsk. Ce qu’il nie.

Il est à noter que si, comme précisé précédemment, le service a l’air d’agir en roue libre, il apparait au cours des e-mails qu’une hiérarchie garde le service à l’œil. D’ailleurs, certaines décisions de cette hiérarchie auraient tendance à agacer les membres de Doni press des articles pour « l’agence de presse » officielle de la DNR, de travailler comme ils le souhaiteraient. Laurent Brayard s’en fait plusieurs fois l’écho dans des e-mails énervés dans lesquels il regrette de ne pas pouvoir aller travailler sur le front et faire « son travail de journaliste« . Une ironie du sort pour cet homme chargé d’empêcher les vrais journalistes de faire leur travail…

 Les volontaires

Des volontaires écrivent régulièrement à Janus afin de rejoindre les rangs de « l’armée séparatiste ». Ils sont majoritairement français. Ils sont nombreux et envoient leurs passeports et parfois une petite lettre de motivation. Les séparatistes ont beau se battre « contre les nazis ukrainiens », chez les volontaires français, la majorité d’entre-eux sont étroitement liés … au Front National. Plus de détails à venir.

Les visiteurs étrangers

Autant dire que les politiciens, écrivains et chercheurs venus légitimer la DNR sont majoritairement français. Et majoritairement proches de l’extrême-droite et des mouvements anti-atlantisme. D’ailleurs, des représentants du Front-National se font régulièrement inviter à Donetsk. Plus d’informations à venir.

Les perles

  • Mail 0-60. On y retrouve le scénario de « Facteur humain », une série en grande partie tournée à Donetsk et à priori produite par les séparatistes, une sorte de « feux de l’amour » qui se déroule sous les bombes. Pas commun. (Un épisode de Человеческий фактор).
  • Mail 0-1089. Laurent Brayard, le français en charge des accréditations liées à la presse française se retrouve chargé d’une mission particulière par un certain Gérard. L’aider à retrouver sa chérie ukrainienne qui a rejoint le Donbass sans le prévenir. Gérard a rencontré sa jeune et jolie ukrainienne sur un site internet destiné aux rencontres. Dans son email adressé à la DNR, avec lettres d’amour et passeport de sa bien aimée en pièces-jointes, Gérard l’affirme, »au départ, un réel amour s’est installé. » Mais le conflit ayant éclaté dans le Donbass, il décide de ramener sa Yuliia, 28 ans,originaire de Gorlivka (sous contrôle séparatiste et particulièrement touchée par les bombardements) en Auvergne. Là-bas, Yuliia tombera enceinte. Sauf que ce coquin de Gérard ne souhaitant pas laisser son amoureuse retourner voir sa famille à Gorlivka, c’est elle qui finira par filer à l’anglaise et disparaître définitivement. Une histoire d’amour brisée entre le Donbass et l’Auvergne, le tout à base de rencontre virtuelle, incontestablement le winner de ce leak. (L’objet initial de ce mail est « French lover »).
  • Les jeunes de la droite Populaire grillés. Dans un email (23/12/15) à entête « Les Républicains », Pascal Ellul, président des jeunes de la droite populaire déclare son amour pour les séparatistes (et avoue avoir fréquenté Thierry Mariani, désormais fameux relais du Kremlin en France, avant d’écrire son message. Ceci explique cela. Courrier Jeunes Droite Populaire) : « Nous serions ravis et surtout très honorés de pouvoir constater par nous-mêmes la réalité du terrain et pouvoir être des relais en France de ceux qui se battent pour la liberté ». On remercie au passage « la presse libre » d’avoir donné à Pascal un accès à la vérité vraie et on attend avec impatience les photos des jeunes de la droite populaire en visite diplomatique sous les bombes de l’aéroport de Donetsk.
  • Pas facile la vie de séparatiste non reconnu par la Russie… Dans un email envoyé le  31 mars 2016 (Incident de mon interrogatoire le 17 février 2016 à Novoazov-EN), Laurent Brayard fait un « rapport d’incident ». Lors d’un retour de Moscou à Donetsk via Rostov-sur-le-Don et Novoazovsk, Lolo se fait longuement interroger par le FSB. Au delà de l’anecdote, l’histoire illustre les chamailleries entre séparatistes français car Brayard accuse un de ses camarades, Laurent Courtois, supposé proche de la fameuse Svetlana Kisileva, de l’avoir accusé d’être un ennemi de la Russie. L’insulte suprême quand on donne sa vie pour la DNR !
  • Email 0-1139. Le nazi. Si tous les séparatistes ne sont pas hostiles à l’idéologie néo-nazie, il faut au moins reconnaitre à Laurent Brayard que lui, les néo-nazis, il n’aime pas ça. D’autant plus quand la personne accusée a été décorée par Igor Strelkov à Moscou… Alors forcément, lorsqu’il découvre qu’un des français les plus connus de Donetsk est un adepte de l’idéologie nazie… Brayard au rapport !
  • Bloqué. La galère de tout touriste lorsqu’on est à l’étranger, perdre ses papiers… C’est ce qui est arrivé à Erwan Castel, volontaire français, ancien officier de l’armée française. Dans une lettre adressée à Vladimir Poutine, il demande désespérément de l’aide au président, comme on demandait de l’aide directement à Staline ou Lénine à une certaine époque… Et pour cause, l’ambassade de France en Russie ne pouvant rien faire pour lui, elle lui a suggéré de se rendre à l’ambassade de France … En Ukraine. Conscient qu’il n’arriverait pas à Kiev libre, le combattant préfère rester à Donetsk en attendant des nouvelles de la Russie.
  • Grosses couilles de russes. Parlant de notre Laurent Brayard national, un autre français, militant de la DNR décrit le Donbass en ces termes dans une impression d’écran trouvée dans une pièce-jointe : couilles du Donbass

Une vision particulière du « monde russe ».

La suite, ici !

Paul Gogo

Donetsk sans voix

Il y a un an, quasiment jour pour jour, je quittais Donetsk après avoir réalisé un reportage sur place. Ce que je ne savais pas, c’est qu’il s’agissait de mon dernier voyage sur place.

 

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Mon dernier refus en date, le 20 juillet dernier : « Service de presse du gouvernement. Bonjour, malheureusement, votre accréditation sur le territoire de la DNR (République Populaire de Donetsk) est refusée ».

 

Ce conflit dans l’est de l’Ukraine a toujours été particulier. Pendant deux ans, les journalistes passant par le Donbass ont eu ce luxe de pouvoir couvrir les deux camps, traverser le front à leur guise, sans prendre trop de risques. Les premiers reporters sont arrivés à Donetsk en avion, pendant plusieurs semaines, j’ai continué à prendre le train de nuit Kiev/Donetsk. Comme me disait souvent une journaliste d’expérience avec qui j’ai eu l’occasion de travailler, « tu as de la chance de pouvoir circuler entre les deux camps, dans les balkans, on choisissait notre camp et on y restait« . C’est vrai.

Mais depuis plusieurs mois, la plupart des journalistes désirant se rendre dans le Donbass, côté séparatiste, en sont empêchés par le service de presse local. Il est strictement impossible de traverser le front sans autorisation. Les journalistes concernés par ces interdictions ont quasiment tous déjà mis les pieds sur place. Y ayant passé plus de temps que côté ukrainien lorsque le cessez-le-feu n’était pas encore de rigueur, je n’y ai pas échappé. Un vrai problème pour moi, en tant que journaliste, bien sûr, mais aussi d’un point de vue plus personnel tant j’aime cette région qui, dès le début, a pris la forme d’un grand mystère. Un mystère que j’essayais de comprendre, reportages après reportages, événements après événements, rencontres après rencontres…

Pour une raison mystérieuse, le service chargé des accréditations à Donetsk mène un combat radical visant à empêcher l’utilisation du mot « séparatiste » dans les reportages des correspondants étrangers. Quelques refus ont été justifiés de cette façon lorsque les interdictions ont commencé à se multiplier, durant l’été 2015.

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Rappel utile.

 

Il faut savoir que les français ont le droit à un traitement particulier lorsqu’il s’agit du « googlage en règle » des « services de renseignement » séparatistes car c’est un français installé à Donetsk, qui en est chargé.

Je ne m’étalerai pas sur cette personne (cf. ses nombreuses envolées lyriques pleines d’insultes visibles sur ses blogs) payé par les séparatistes pour empêcher les journalistes  de venir travailler. Il finira de toutes façons sûrement un jour devant un tribunal français tant ses propos sont faits de diffamations, d’insultes, de mensonges et de désinformation. Et puis chaque conflit a son lot de militants détenteurs de « la vérité vraie que les médias vous cachent » .

L’essentiel est ailleurs.

Les premières victimes de ces décisions sont, comme toujours, les civils.

Des civils à qui ces gens de Donetsk ont décidé d’enlever cette liberté d’expression, ce droit de parole. Une parole qui a beaucoup d’importance dans cette région où la propagande a réellement le pouvoir d’une arme. Leur retirer ce droit d’expression est une atteinte aux droits de l’Homme. Comment régler un conflit de ce type quand les deux camps ne peuvent plus que s’écouter qu’eux-mêmes? Quand l’un de ces camps n’a plus accès qu’à un message unique dispensé quotidiennement?

Il n’est officiellement pas question de l’accès à la presse dans ces zones lors des nombreuses réunions liées aux accords de Minsk. Comment imaginer des élections dans le Donbass sans liberté d’expression et sans couverture médiatique équilibrée?

En reportage il y a quelques mois le long de la ligne de front, côté ukrainien, avec des humanitaires du Haut commissariat des Nations Unis pour les réfugiés (UNHCR), un responsable de la mission m’avait confié : « Côté ukrainien, la situation humanitaire est encore très compliquée. De l’autre côté, c’est difficile d’accès alors que dans certains endroits, la situation est catastrophique« . Qui pour donner la parole à ces gens souvent situés en zones grises, qui doivent se battre quotidiennement pour trouver de la nourriture?

Les ukrainiens aussi continuent à bombarder, les accrochages sont quotidiens, parfois, ce sont les civils qui sont touchés. Qui pour donner la parole à ces gens qui vivent encore sous les bombardements?

Une manifestation d’entrepreneurs à Gorlivka (DNR), un site local couvre l’actualité avant de supprimer son reportage. Qui pour donner la parole à ces entrepreneurs et ouvriers en difficulté?

La loi martiale est toujours appliquée côté séparatiste (où la peine de mort est en vigueur), qui pour en décrire le fonctionnement et les conséquences dans la vie quotidienne des habitants du Donbass?

Une amie, loin d’être pro-ukrainienne, récemment passée par Donetsk me confiait : « Le couvre-feu démarre à 23h, et ce n’est plus comme avant, il est vraiment respecté maintenant. Tout le monde a peur de sortir dans la rue parce qu’il y a beaucoup de « police spéciale » qui arrête les gens pour les calmer. Il n’y a plus beaucoup de guerre ici, que de la répression. Et tout le monde fait comme si c’était ok« .

Qui pour décrire tout cela? Malheureusement plus grand monde…

Paul Gogo

 

 

Les « babouchka » de la guerre

Les grands-mères de l’Est ukrainien sont devenues malgré elles les premières victimes de la guerre. Le conflit ne fait que remettre au grand jour leur réputation de femmes de caractère, généreuses et solidaires.

À chaque trou, ma tête est ballottée entre la vitre de notre vieille camionnette et mon fauteuil. Le voyage commence à être long. Avec les kilomètres, les routes du Donbass deviennent un jeu vidéo dans lequel il s’agit de déterminer quel obstacle fera le moins de mal à la voiture avant de finalement le prendre de plein fouet. À chaque secousse, mon genou de plus en plus bleu reprend un coup dans le fauteuil du conducteur. Mais à l’écoute de la force des grincements des suspensions de notre véhicule, il semble que ce soit bien le camion qui souffre le plus dans cette histoire. Cela fait 48h que nous sommes sur la route quand une dizaine d’heures sont sensées suffire pour rejoindre la ligne de front dans l’Est de l’Ukraine, depuis Kiev. Les bénévoles ukrainiens qui m’emmènent ne sont visiblement pas pressés d’aller distribuer leur nourriture aux soldats ukrainiens. Il faut dire qu’un voyage sur le front, ce sont d’abord des rencontres sur la route, des apéritifs interminables… C’est une aventure dont le front n’est que l’achèvement.

Tout a commencé la veille, quand nous avons fait le tour des bénévoles de Kiev. Ils nous ont rempli notre camion de nourriture et de mètres carrés de tissus destinés au camouflage des armes et véhicules de l’armée. Puis il y a eu Armen, un ancien d’Afghanistan, qui nous a rajouté quelques conserves à l’arrière de la camionnette, à mi-chemin entre Kiev et Kharkiv. Il y a également « Baba Louba », grand-mère dont la modeste demeure située à proximité de Poltava, est devenue incontournable pour les voyageurs de passage. Nous ne nous y arrêterons pas cette fois-ci.
La maison de « Baba louba », « grand-mère amour », surnom classique des babouchkas, est petite et difficile à trouver. Il faut emprunter un chemin de boue à la sortie de son village puis traverser le terrain du voisin pour enfin arriver devant une barrière en bois aux couleurs du drapeau ukrainien, jaune et bleu. Cela se passe de la même façon à chaque fois. C’est son mari qui attend les visiteurs dehors, supervise les manœuvres des véhicules, puis invite les hôtes à entrer dans la maison. Les arrivées sont souvent tardives, mais quelque soit l’heure, quelque soit l’importance du retard, il y a toujours quelque chose de prêt dans la cuisine de « Baba louba ». Mais également dans son arrière cuisine où des dizaines de cartons de pirojkis, des bocaux pleins de bortsch et des bouteilles de lait sont entassés pour être expédiés vers le front. Avec de gigantesques louches et marmites, des bocaux de tomates et cornichons par dizaines, la pièce habituellement destinée à entreposer les outils indispensables à la culture de leur jardin a des allures de cuisine centrale clandestine. « Baba louba » se qualifie elle-même de « Babouchka », mot d’origine russe qualifiant les grands-mères de l’Est, généreuses en cœur et en corps.

Il n’y a pas d’âge particulier pour devenir babouchka, ni même une quelconque obligation d’avoir un petit enfant à choyer. Babouchka est une étape de la vie, un état d’esprit que la plupart des femmes de l’Est semblent atteindre un jour. Qu’elles soient russes comme ukrainiennes, elles ne déshonorent jamais leur réputation de femmes au caractère bien trempé. « Baba louba » ne déroge pas à la règle. Une fois les invités installés, un ballet se met en place. La femme apporte les innombrables plats, tandis que le mari refait son apparition, bouteille de vodka ou de cognac à la main. La jeune grand-mère de 66 ans peine à se poser, et ne prend la parole que pour demander à ses invités d’en reprendre. La décoration de son salon est un vrai musée. C’est un mélange de kitsch de style soviétique et de souvenirs souvent patriotiques prenant mille et une formes, mais toujours colorés de jaune et de bleu. Des drapeaux ukrainiens partout, autographiés par des dizaines de soldats. Des éclats d’obus et des balles alignés sur les étagères. Des photos de soldats, bénévoles, chercheurs, journalistes sont affichées par dizaines sur les murs du salon dont la vieille tapisserie jaunâtre s’efface sous les souvenirs. Le tout se mélange à ce que l’on trouvera dans le salon de toute grand-mère qui se respecte dans le monde. Les photos des enfants et petits-enfants. Chez « Baba louba », les enfants apparaissent sur une photo aux côtés de leurs parents, un gigantesque sanglier abattu à leur pied. Quant aux petits-enfants, j’ai remarqué au cours de mes voyages dans le Donbass qu’ils avaient généralement le droit à plus d’excentricité.

Sur une photo, leur petit-fils de six ans apparaît dans un photo-montage, affublé d’un costume de pilote d’avion, avec des lunettes de soleil, posant devant un énorme Boeing. Sur une seconde, il apparaît en costume militaire. Le salon d’une babouchka est à l’image de son cœur. Le cœur de cette grand-mère est bien plein, patriotique, parfois excentrique, mais chargé de passions. Les babouchkas ont cette particularité de toujours ouvrir leurs portes à l’inconnu sans se poser de questions. À condition que cet l’inconnu accepte de bonne volonté les rasades de vodka et les innombrables plats qui attendaient l’invité pourtant non annoncé. Mais lorsque l’on interroge les grands-mères sur leur vie, leur passé, leur histoire, elles se ferment instantanément, préférant détourner l’attention en versant une nouvelle tournée de vodka dans le verre de l’invité trop curieux. « Baba louba » ne déroge pas à la règle. Dur d’en apprendre sur elle. Elle a enseigné dans une école mais est désormais en retraite. Son engagement en faveur de son pays est présenté comme quelque chose d’évident, qui ne doit pas avoir à être expliqué. « Que voulez-vous que je fasse ? La Russie envahit mon pays, je ne vais pas rester chez moi à regarder la télé ! » s’exclame-t-elle, lorsque l’invité ose troubler le repas avec ses questions indiscrètes. Sa fille travaille dans une crèche, c’est elle aussi une militante ukrainienne accomplie, c’est elle qui a poussé sa mère à aider les soldats et volontaires en route vers le front. À peine ose-t-elle raconter que depuis deux ans, elle dépense toute sa retraite dans l’achat de matériel et de nourriture destinés à l’armée ukrainienne. Mais c’est pour mieux s’en féliciter « j’ai récemment atteint les 10 000 vareniki envoyés au front ! D’ailleurs, reprenez-en ! ». Puis, à contre-coeur et sans oublier de réclamer une photo, la grand-mère acceptait de laisser ses invités reprendre la route.

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Baba louba (au fond) et son mari (à gauche), accompagnée de trois bénévoles ukrainiens.

Aux armes babouchkas !

      Nous aussi nous sommes encore sur la route. Le voyage vers le front est décidément interminable. Nous sommes tombés en panne à Izyum, mes camarades d’infortune ne l’ont pas particulièrement mal vécu, cela leur a permis de prendre le temps d’un nouvel apéritif. Puis nous avons repris la route vers la région de Lougansk. Les checkpoints font désormais leur apparition. Endormi à l’arrière de la camionnette, certains soldats ne me remarquent même pas lors des contrôles. L’attitude d’amateurs de mes camarades de route devient dangereuse. Ils ont mis leurs gilets pare-balles et leurs treillis à 60 kilomètres du front et klaxonneraient presque pour annoncer leur arrivée sur le terrain de bataille. Deux bénévoles se distinguent du groupe, ce sont eux qui donnent les ordres. L’un est grand, barbu, parti de Kiev en treillis. Il a emmené son jouet, sa fierté, son gigantesque fusil de sniper, « au cas où… ». Il le montre à qui veut le voir en arrivant sur les checkpoints et peut disserter des heures sur son long pistolet, sans se soucier des risques de voyager avec une arme. Le second personnage est une femme. Elle répète à qui veut l’entendre qu’elle a un cancer. Son histoire est assez dramatique, mais son récit prend une tournure inquiétante à mon goût lorsqu’elle explique qu’elle s’attend à mourir et qu’elle n’a par conséquent pas peur du front. Sa perruque orange a été dessinée sur les deux véhicules du convoi, elle en est devenue la mascotte. Elle crie au téléphone, agresse les soldats qui hésitent à laisser passer le convoi, va même jusqu’à ambitieusement corrompre les militaires affamés, demandant un mot de passe qu’aucun des bénévoles n’avait pensé à demander, en leur proposant des pirojkis. Mais tant bien que mal, nous atteignons finalement la région du Donbass.

L’Ukraine, le Donbass et ses fameuses grands-mères sont faits de contrastes. Ces grands-mères de la guerre ont souvent été présentées comme des personnages importants du conflit. Elles sont souvent décrites comme ayant une attitude de « suiveuses » due à leur héritage soviétique qui les poussaient à tout attendre du gouvernement sans jamais s’engager. Il est vrai que sur de nombreux aspects, le Donbass ressemble plus à une plongée en URSS qu’à un voyage en Ukraine moderne. Les babouchkas en majorité nostalgique de l’URSS se plaisent à faire subsister cette époque dans leur vie quotidienne. Mais force est de constater que lorsque ces grands-mères décident de s’engager, elles ne le font pas à moitié. Ma première rencontre avec les babouchkas du Donbass ne s’est pas très bien passée. C’était en avril 2014, je découvrais Donetsk et cette situation conflictuelle qui ne faisait qu’empirer. Les images de grands-mères plantées devant les tanks ukrainiens se multipliaient, les manifestations aussi. Et quelque chose me surprenait à chaque fois, ces jeunes hommes cagoulés qui prenaient les bâtiments officiels uns-par-uns étaient toujours accompagnés par des grands-mères. Ces grands-mères avaient une particularité, elles étaient très concernées et imprégnées par les discours et idéologies diffusés dans les médias russes. Il était alors très courant de se faire arrêter dans la rue par une babouchka, souvent accompagnée d’une amie, afin de subir une séance d’intégration de la propagande. Après s’être assurée que j’étais bien journaliste, les grands-mères me demandaient d’approuver un discours qui durait une à deux minutes durant lesquelles l’ensemble des mots clés utilisés par la propagande russe pour mobiliser les foules et déstabiliser la région, revenaient en boucle. C’était à l’époque assez fascinant à voir car les grands-mères agissaient comme des robots, devenaient parfois agressives, puis se contentaient d’un hochement de tête de leur interlocuteur comme validation du discours, pour enfin quitter les lieux d’un air satisfait. C’était aussi le temps durant lequel les babouchkas pouvaient faire courir un risque aux journalistes. Les grands-mères qui suivaient les manifestations étaient alors réputées pour leur usage facile du mot « provocateurs ! ».

Il est arrivé à plusieurs reprises que ces femmes crient « provocateur ! » en plein milieu d’un rassemblement, en pointant du doigt un étranger, pour que l’étranger se fasse embarquer et interroger d’aussitôt par les jeunes rebelles cagoulés. Mais cette période n’a pas duré, car les grands-mères sont rapidement devenues les premières victimes de la guerre. Quand les manifestations se sont transformées en conflit armé, que les obus ont commencé à pleuvoir sur les civils vivant dans les banlieues de Donetsk, nombre d’habitants ont quitté les lieux. Mais s’il y a une chose qu’une babouchka ukrainienne comme russe ne quittera jamais, c’est sa maison. Parce qu’on retrouve toute la vie d’une grand-mère dans sa maison, mais également parce que dans le Donbass minier et sidérurgique, les « gueules noires » meurent tôt, laissant de nombreuses grands-mère veuves. Les décès de civils, se sont multipliés, touchant bien souvent des grands-mères qui n’avaient pas eu envie ou qui ne pouvaient pas quitter leurs domiciles qu’elles avaient mis toute leur vie à construire. Certaines d’entre-elles se sont donc installées dans des caves. C’est le cas de « Baba louba », encore une, dont je n’ai jamais réussi à connaître le vrai prénom. Elle a été mon fil rouge lorsque je vivais à Donetsk, la grand-mère que j’allais régulièrement rencontrer afin de comprendre ce que vivaient les civils. Enfermée dans une gigantesque cave touchées à deux reprises par des obus, en périphérie de Donetsk, elle avait créé toute une communauté autour d’elle. Plus d’une centaine de personnes s’y était installée, du sous-sol jusqu’aux étages.

Une rencontre avec « Baba louba » se passait toujours de la même façon. Tout d’abord, je prenais soin de ne pas manger de la journée. Puis, quand cela était possible, moi ou mes collègues journalistes achetions un peu de nourriture. Une fois sur place, il fallait d’abord s’asseoir à table, boire quelques rasades de vodka puis avaler l’ensemble des plats qu’elle avait préparé. Ensuite seulement, comme pour m’excuser d’avoir mangé sa nourriture si précieuse, je lui déposait mon sac de denrées et allait distribuer mes bonbons aux enfants. Cette grand-mère toujours enveloppée d’un tablier blanc me fascinait car l’ensemble des réfugiés de ce souterrain gravitaient autour d’elle. Et elle gérait cette cave, devenue petite communauté, comme une cheffe. Sachant calmer les jeunes enfants qui en avaient marre de ne pas pouvoir aller jouer dehors, tout en s’occupant de leurs mères, souvent jeunes et parfois enceintes.Bien sûr qu’elle soutenait les rebelles prorusses, la seule télévision de la cave est d’ailleurs branchée en permanence sur la chaîne officielle des rebelles. Mais ce qu’elle souhaitait à tout prix, c’était de vivre une vie de grand-mère, à un âge où aucunes d’entre-elles ne pensaient avoir affaire à la guerre, parfois pour la seconde fois de leurs vies.

Van Damme et Chevtchenko sur un checkpoint…

      La nuit commence à tomber sur les grandes plaines du Donbass et les combats reprennent en intensité, alors que lieu où nous sommes sensés dormir n’est même pas particulièrement défini. En haut d’une côte, un village se profile, un checkpoint en son entrée. Un de plus. Nous nous arrêtons quelques minutes pour discuter avec les soldats de ce point de passage, ils ont beau tenir une position plutôt sensible, ils s’ennuient le jour est surveillent l’horizon la nuit du haut de leur colline. Le checkpoint est stratégique mais simple. Quelques sacs de sables sur lesquels sont dessinés des logos du Dynamo Kiev, une mitrailleuse prête à officier posée en direction de l’entrée du village et non en direction du front. Car à ce niveau du front, les attaques de nuit peuvent arriver de tous les côtés. Une ligne de fauteuils en cuir marron, empruntés d’une salle de cinéma est posée contre un mur. Mais le spectaculaire se trouve plutôt dans le bâtiment qui héberge les soldats. Une ancienne maison de la culture, un palais immense, le seul bâtiment de plus de deux étages de ce petit village. Le bâtiment de pierre est vide à l’intérieur, les vitres explosées sont désormais traversées par des plantes. Un couloir traverse le hall principal et mène à deux sorties. Sur la gauche, des mines sont entreposées, posées sur le sol et signalées par un « attention mines » dont il convient de se rappeler la présence en cas d’envie pressante durant la nuit.

Sur la droite, le couloir mène à une pièce incroyable. La seule pièce aménagée du bâtiment, une bibliothèque. Les vieilles étagères poussiéreuses peinent à supporter les centaines d’ouvrages sur lesquels les soldats posent désormais leurs ustensiles de cuisine d’un côté, font sécher leurs bottes de l’autre. Dans cette pièce à la lumière parfaite, les rayons du soleil traversent les doubles vitrages poussiéreux et fêlés pour éclairer les nombreuses toiles d’araignées et le planché troué. Ici, dans cette bibliothèque oubliée du Donbass, les livres du célèbre poète ukrainien Taras Chevtchenko côtoient les ouvrages du russe Pouchkine en toute évidence. Dans la deuxième partie de la pièce, le décor n’est pas moins étonnant. Les soldats ont fabriqué cinq lits avec les portes du bâtiment posées à l’horizontal sur des caisses de munitions. Sur les murs, des affiches de différents films de Jean-Claude Van Damme traversant des nuages de feu, armes en main sont accrochées. Un choc des cultures. Dehors, mes encombrants bénévoles s’impatientent déjà et débarquent en furie pour me demander de remonter en voiture. Je refuse sèchement, ils ont l’intention d’aller prendre l’apéritif sur des positions ukrainiennes encore plus exposées. Après en avoir fait un drame, l’équipe décrète qu’ils m’abandonneront sur place. Ayant anticipé la situation, j’avais déjà réussi à me faire inviter par les soldats. La nuit prend ses aises, les bénévoles s’éloignent définitivement, des drones ennemis se frayent un chemin entre les étoiles. Je fais connaissance avec le petit groupe de soldats. Ils tiennent une position située à l’arrière d’un point stratégique. Ils n’ont aucun véhicule pour s’échapper en cas d’attaque, tout juste quelques munitions pour se défendre. Mais il leur reste un peu de nourriture et beaucoup d’humour, c’est sûrement l’essentiel.

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La chambre/bibliothèque des soldats

Les larmes de la babouchka

      Au petit matin, les soldats vaquent à leurs occupations. Il y a la douche faite maison, une bassine posée sur quatre troncs dans la cour arrière du bâtiment, le nettoyage des armes, le contrôle des véhicules, le compte-rendu de la nuit puis les discussions entre soldats. Rapidement, je sens que je dérange mais il m’est impossible de quitter le village.

Les soldats me parlent de leurs relations avec les locaux qui n’apprécient que moyennement la présence de soldats souvent venus du centre et de l’ouest de l’Ukraine quand une grand-mère fait son apparition, tout sourire. Catherine est une habituée, elle vient régulièrement prendre des nouvelles des soldats et rencontrer les nouvelles recrues lors des rotations. « Un français dans mon village ! Mais c’est merveilleux ! Venez voir ma maison, elle a été bombardée » s’exclame-t-elle en faisant ma connaissance. Pour rejoindre la maison de Catherine, « comme Sainte-Catherine, la déesse de la guerre ! Sauf que moi je rêve de la paix », il faut parcourir deux cents mètres dans les rues calmes et paisibles du village. Devant une maison semblable aux autres, elle s’arrête et me fait entrer dans son jardin. Voici les lieux du crime, le 16 janvier 2015 dans la soirée, une salve de roquettes a touché son village. Une de ces roquettes est tombé à 50 mètres de son jardin, en plein dans la maison d’une de ses amies. Il ne reste quasiment plus rien de cette maison qui a entièrement brûlé. Quant à Catherine, il semble qu’elle ait été chanceuse. La roquette est tombée dans son jardin, s’est enfoncée dans la terre avant d’exploser. Les éclats ont tout de même arraché un arbre auquel elle tenait, mais surtout, ils ont détruit l’angle gauche de sa maison, l’angle de son salon. En me racontant cette catastrophe, les larmes se mettent à couler sur son visage. Voir une babouchka pleurer est toujours frappant. Car de toutes évidences, à son âge on ne s’imagine pas devoir encore vivre ce genre de catastrophes imposées par la vie. Quand une babouchka pleure, c’est toute sa vie qui semble frapper l’interlocuteur en pleine face. L’horreur de la vie et l’injustice de la guerre. Je n’aurais sûrement pas remarqué cette maison à l’angle plus blanc que le reste du bâtiment si cette femme n’était pas venue me raconter son histoire. Mais à voir les larmes qui reviennent à chaque évocation de ce bombardement, je comprends que cette bombe a frappé cette grand-mère en plein cœur.

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Catherine dans son salon

      Si la majorité des grands-mères n’avait pas fui la guerre, ce n’était pas seulement par manque de moyens ou par attaches familiales, les familles de cette région étant d’ailleurs souvent dispersées jusqu’en Russie. Mais si ces grands-mères sont toujours là, c’est parce que leur lopin de terre, cette modeste maison est une part d’elles-mêmes. C’est ce qui témoigne de leur histoire, elles ont été construites pendant toute une vie et sont à l’image de cette vie souvent bien remplie. Ces maisons désormais occupées par des babouchkas ont également la plupart du temps vues passer un homme qui y a vécu, avant d’y mourir, des enfants qui ont profité du jardin, des petits-enfants qui viennent y manger de temps en temps… Catherine a rapidement séché ses larmes. Et pourtant, me raconte-telle, à l’époque du bombardement, elle n’était pas chez elle. « J’étais chez ma fille, à Sochi, elle est championne de ski » me raconte-t-elle, fièrement, pointant le doigt vers une des nombreuses photos encadrées au mur. Sur la photo, une jolie jeune femme blonde posant fièrement en tenue de ski. « J’étais venu passer quelques jours chez elle pour oublier la guerre quand cette foutue bombe est tombée dans mon jardin », les larmes refont leur apparition. Catherine glisse un mouchoir en tissu sous ses lunettes grises pour essuyer ses larmes. « Les voisins ont surveillé ma maison jusqu’à mon retour puis ils m’ont aidé à financer les réparations car l’état n’a jamais voulu m’aider » explique-telle, visiblement aussi touchée par la solidarité de ses voisins que par l’abandon de l’état ukrainien. La vie sur le front est faite de hasards. Le hasard a fait que sa maison est désormais de retour côté ukrainien. Le hasard a également fait que cet obus a touché sa maison, et non celle de son voisin direct. Un artilleur ukrainien m’a dit un jour qu’il se considérait comme étant un dieu de la guerre. Que l’on croit en dieu ou non, il n’y a rien de plus vrai dans cette situation. Quand on vit en zone de guerre, les bombes viennent du ciel et touchent des cibles dans un hasard total. Cette fois-ci, c’est dans le salon de Catherine que cet obus est tombé, atteignant le cœur de la maison, le cœur de Catherine.

Son salon est typique d’un salon de babouchka. Deux canapés en velours marron, une grande armoire contenant des bibelots accumulés tout au long de sa vie, mais méticuleusement rangés, puis les indispensables photos des enfants. Dans le salon d’une babouchka, l’objet comme son emplacement ont une raison d’être précise. Les icônes religieuses ont par exemple récemment changé de place. Alors qu’elles étaient auparavant équitablement dispersées dans toute la pièce, elles ont désormais toutes été positionnées dans l’angle du salon touché par l’obus. Il s’agit d’ailleurs des seuls objets désormais présents dans cet angle maudit. Il y a la télévision, située devant la fenêtre, afin de pouvoir observer l’activité de la rue. Puis, les photos favorites de ses enfants placées tout autour de l’écran de la télé, comme pour ne jamais les oublier. Alors que j’essaie d’en savoir plus sur sa vie, la grand-mère enjambe un carton d’aide humanitaire pour m’amener deux plats composés de pommes de terre et coupe court à mon interrogatoire. « Mange Paul, mange ! Tu es si maigre, tu dois manger ! Tu as une femme ? Je t’en trouverai une dans le village pour la prochaine fois que tu viendras me voir » s’écrit-elle, me mettant une cuillerée de patates dans la bouche. Elle me fait visiter les quelques pièces de sa modeste maison, son grand jardin, « cela fait 75 ans que je vis ici ! ». Toute une vie ! Un homme qui y a vécu, des enfants qui y ont grandit avant d’aller s’installer en Russie, puis une retraite tranquille et enfin, cette guerre qu’elle n’aurait jamais imaginé. « Tu sais, quand les séparatistes étaient là, je prenais autant soin d’eux. Ils sont tous si jeunes, ils ne devraient pas être là ! Je ne vois pas des soldats, je vois des enfants, donc c’est pour cela que j’aide tout autant les ukrainiens, je leur ai même prêté une télévision pour qu’ils s’occupent en attendant la relève. Quand je peux les aider, je les aide » raconte-t-elle, réajustant le foulard blanc qui couvre ses cheveux. Mais mon téléphone sonne, les soldats m’appellent au checkpoint, une voiture m’attend pour m’évacuer de la zone. Un peu vexée par cette séparation forcée, la babouchka s’écrit « prend mon adresse et mon numéro de téléphone, quand tu reviendras me voir, je te trouverai une fille dans le village et tu pourras t’y installer ! ». Une promesse de babouchka à prendre au sérieux, comme toujours.

Paul Gogo

[Ouest-france] Ukraine. Incident diplomatique autour de tableaux volés

Avant la guerre, le quartier de l’aéroport de Donetsk était réputé pour abriter de nombreuses villas d’hommes d’affaires ayant fait leur fortune de façon plus où moins claires. C’est dans l’une de ces maisons, que quelques combattants du groupe nationaliste OUN ont retrouvé il y a un an 24 peintures et 70 objets en bronze. Toutes volées dans la nuit du 9 janvier 2005 dans le musée de Westfries situé au nord de la ville de Hoorn aux Pays-Bas. Visiblement plus attirés par l’argent que par l’art, les hommes organisent une équipée vers Kiev après avoir pris rendez-vous avec l’ambassade des Pays-Bas, photo des œuvres en poche. Un traducteur est fourni par l’ambassade, un représentant du musée est également présent pour participer aux discussions. Les soldats réclament 50 millions d’euros en échange des œuvres puis, 5 millions d’euros lors d’une seconde discussion. Mais pour l’ambassade, il est hors de question de payer pour récupérer ces toiles, d’autant plus qu’un expert néerlandais estime désormais leur valeur totale à 500 000 euros. Agacée de voir que des tentatives de ventes via d’autres canaux se multipliaient, l’ambassade néerlandaise a dénoncé l’inactivité du gouvernement ukrainien sans mâcher ses mots : « Les efforts diplomatiques n’ont mené à rien donc nous souhaitons rendre l’histoire publique pour dissuader d’éventuels acheteurs et exposer les pratiques des criminels ukrainiens qui agissent en contact avec les plus hautes sphères politiques du pays ». Des échanges diplomatiques auxquels le président Porochenko avait pris part personnellement lors d’une visite aux Pays-Bas il y a deux semaines. En vain, car les responsables publiquement connus n’ont toujours pas été inquiétés.

Paul Gogo