Maintien de l’ordre. Pourquoi il ne faut pas comparer la France et la Russie? (Post de blog)

Je reprends ici le développement que j’ai tenu, il y a quelques jours sur mon compte Twitter. Ce « Thread » intitulé « Pourquoi ça n’a aucun sens de comparer manifs russes et françaises ? » a beaucoup fait réagir et a rapidement fait office d’argument pour les militants en tout genre. Soutiens du président russe, gilets jaunes, militants engagés dans la défense des droits des manifestants en France et soutiens du président français.
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Avec les gilets jaunes, la France a vécu des manifestations d’une forme inédite. Sociales, populaires, politisées, radicales dictées par les réseaux sociaux et leur désinformation, spontanées et violentes sans préparation ni, pour ce qui concerne les grandes manifestations, concertations avec la police et notamment, leurs fameux officiers de liaison.
Il ne s’agit pas de relativiser les conséquences de cette situation : attaques inédites contre les journalistes, mutilations des manifestants, usage d’armes inadaptées, nombreuses « bavures », mais de faire la part des choses, de nuancer.
La situation française et la situation russe sont incomparables, voici pourquoi :
Le fait que les gilets jaunes aient la possibilité de manifester (de détruire et de taper sur la police) dans le centre de Paris, c’est déjà 1000 fois plus que ce que peut faire un russe lambda. Ici, il n’y a qu’une forme de manifestation autorisée : Le « piquet solitaire ».
Ces manifestations qui d’après la loi russe peuvent être réalisées sans autorisation mènent toutefois, régulièrement à des interpellations.
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Piquet solitaire en soutien à Ivan Golounov à Saint-Pétersbourg
Le concept est une vraie science qui surprendrait les gilets jaunes : une seule personne peut manifester à la fois, il doit y avoir 50 m entre chaque manifestant, la pancarte doit être pliée avant d’être transmise au suivant sinon c’est une manifestation non autorisée à deux personnes. Conséquence : arrestation immédiate. Le message inscrit sur la pancarte doit être assez modéré aux yeux de la police pour ne pas avoir de problème.
La police rode autour des manifestants qui sont filmés et systématiquement contrôlés et procède immédiatement aux interpellations si l’une de ces règles est violée. L’usage de « provocators » est également récurent. Des hommes qui viennent se positionner à côté d’un manifestant pour entraîner des arrestations par exemple.
Dans cette vidéo publiée sur Twitter le 12 juin, j’ai parlé de violence durant la manifestation en soutien au journaliste Ivan Golounov arrêté le 6 juin, frappé par la police et accusé de trafic de drogue, puis libéré sur ordre du Kremlin après avoir reçu un soutien sans précédent de la société civile et des médias russes.
Alors pourquoi parler de violence si personne n’est éborgné durant les manifestations russes ? Parce que la violence est ici symbolique avant d’être physique. Le maintien de l’ordre à la russe repose sur deux particularités : la peur de la police (autant dire que les gilets jaunes sont plutôt détendus sur le sujet) et le nombre. A Moscou, une armée est mobilisée pour le moindre rassemblement. La peur de la police est historique, culturelle et bien réelle. En manifestation, rien ne vole, on ne touche pas à la police et on respecte les ordres. Il y a également le FSB et le « centre E » de « lutte contre l’extrémisme » qui agissent parfois de façon encore plus « sombre » pour calmer, impressionner et « faire passer des messages » aux militants les plus actifs.
La police joue sur cette peur pour écraser les russes.
En Russie, l’issue des manifestations est directement liée aux consignes données par le pouvoir. C’est pour cela qu’il suffit d’assister aux premières minutes d’un rassemblement pour comprendre, ressentir la façon dont les choses vont tourner. Durant les manifestations non autorisées, c’est soit tolérance – assez rare, avec tentative de dissolution du rassemblement plus ou moins subtile en bloquant les gens sur les boulevards ou en les orientant vers le métro ou violence – avec arrestations en masse (par centaines) et éventuellement, coups de matraques.
Pourquoi on ne trouve ni gaz lacrymogène ni flashball dans les manifs russes ? Parce que les russes ont tellement peur des forces de l’ordre qu’ils manifestent d’eux-mêmes sur les trottoirs et obéissent aux ordres. Les policiers russes sont en porcelaine. Le moindre coup donné ou imaginé à/par un policier et l’affaire devient criminelle avec, à la clé, le risque d’être envoyé plusieurs années en colonie.
Au lendemain des grandes manifestations, nombreux sont ceux qui se demandent si leur affaire ne va pas devenir criminelle parce qu’ils ont eu le malheur de bousculer un policier lors de leur arrestation. Et ça arrive réellement de temps en temps. L’affaire « Bolotnaya » en est le meilleur exemple. Elle a d’ailleurs précédé un durcissement de la loi sur les rassemblements par le Kremlin et la création du concept des « piquets solitaires »: https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Bolotna%C3%AFa
J’ai connu un gamin accusé d’avoir frappé un policier (j’y étais, c’était faux). Il a passé 8  mois en prison, libéré de justesse alors qu’il s’apprêtait à partir en colonie. La scolarité de cet orphelin a été gâchée par cette histoire. En Russie, les professeurs et directeurs des écoles sont souvent assez « patriotes » et les patrons parfois de mèche avec la police pour faire payer ce genre de chose à leurs élèves et employés. A la veille de la présidentielle russe de 2018, des dizaines de personnes ont été renvoyées de leurs écoles et universités parce qu’elles avaient tenté de protester contre le pouvoir.
Anecdote : on voit l’arrestation de ce jeune homme dans cette vidéo filmée par @alexdalsbaek l’année dernière. Cette vidéo apparaît dans la dernière saison du bureau des légendes. Elle est regardée à la télé par Marina Loiseau et son ami hacker russe. Le jeune du tweet précédent est le blond flouté à droite de Navalny.

 

 

 

En Russie, la majorité des arrêtés s’en sort sans rien, une amende ou 10 à 15 jours de prison pour les « récidivistes ». Rien de comparable avec les gilets jaunes qui manifestent sans souci en France.
Le médiatique opposant à la politique du Kremlin Alexeï Navalny a passé des mois en prison de cette façon l’année dernière, comme s’il bénéficiait d’une carte de fidélité.
Il faut comprendre qu’en Russie, les policiers incarnent vraiment le pouvoir. Quand l’ordre est donné, ils écrasent physiquement et symboliquement la foule. Équipements lourds et coups bien placés, presque de quoi faire regretter la BAC française (presque).
Les manifestations russes sont plus angoissantes que les manifs françaises où celui qui ne veut pas se battre avec la police a toujours la possibilité de quitter les lieux. Ici, l’enjeu est juste de POUVOIR MANIFESTER, quitter les lieux n’aurait donc aucun sens…
Il faut s’imaginer que les rassemblements russes sont systématiquement cantonnés sur les larges trottoirs de Moscou, sur les boulevards et ça ne vient à l’idée de personne de s’enfuir par la route. C’est une habitude russe qui est également liée à la volonté de vouloir limiter leurs infractions en cas d’arrestations de masse.
Les policiers avancent alors dans la foule l’air de rien, en file indienne et attrapent les gens au hasard, souvent dans leur dos. Vous pouvez être un gamin, un retraité, un handicapé, un journaliste ou un simple passant qui n’a rien à voir avec la manif, vous serez embarqué, les quatre fers en l’air et le coup de matraque bien placé si nécessaire.
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A noter que la manifestation du 12 juin était liée à un évènement peu ordinaire. Le pouvoir a sûrement pour la première fois sous la gouvernance de Vladimir Poutine, fait marche arrière devant la mobilisation des russes. Conséquences, la manifestation interdite du lendemain a permis au pouvoir de faire passer son message au peuple : La fête est finie, on ne tolère pas le désordre en Russie. On a ainsi pu voir les policiers choisir les russes à arrêter, jeunes, retraités, femmes, hommes, journalistes, enfants, tous ceux que le Kremlin ne souhaite pas voir redescendre dans la rue. Un exemple typique de la façon dont le maintien de l’ordre est utilisé par le pouvoir russe.
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Vient l’étape de « l’avtozak », le panier à salade russe, une cage en fer sur roues. En Russie, c’est vu comme un triangle des Bermudes. Vous pouvez notamment vous y faire tabasser à l’abri des regards ou y rester enfermé plusieurs heures durant sur le parking d’un commissariat, bien sûr, sans avocat. Dans certains cas particuliers, on peut même y disparaitre et réapparaitre amoché dans un commissariat de banlieue quelques heures plus tard…
Anecdote : la police russe vient de créer deux nouveaux « avtozak ». Adaptés aux handicapés (destiné aux prisonniers handicapés) et parce que les bébés sont les Navalny de demain, au transport de sièges pour bébés.
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Car il ne faut pas compter sur la Constitution russe, violée à partir du moment où la police arrête en masse, sanctionne des messages critiques et interdit les manifestations. Vous verrez d’ailleurs souvent les russes descendre dans la rue avec leur constitution, en vain. Il ne faut pas compter non plus sur l’application de la loi et la justice.
Comme tous les chefs d’État, Vladimir Poutine met un point d’honneur à dire qu’il ne peut/veut pas influencer les décisions de justice. Au risque de se mettre dans des situations inconfortables (voir l’affaire Calvey, homme d’affaire poursuivi par la justice au grand dam du président russe).
L’affaire Golounov montre pour autant que quand le pouvoir se sent menacé, il n’a aucun mal à prendre des décisions de justice. Les exemples sont nombreux et à tous les niveaux. L’opposant Navalny, ses proches et ses militants en sont le meilleur exemple. Il faut assister à leurs jugements pour comprendre la folie de leurs affaires et l’importance de la dépendance des juges russes au pouvoir.
Certains soutiens étrangers du président russe aiment rappeler que ces manifestations sont illégales car non autorisées. L’argument est fallacieux car les russes n’ont d’autre choix que de manifester illégalement, tant les manifestations autorisées sont encadrées et généralement, interdites.
Quand l’autorisation est donnée, les manifestations ont généralement lieu sur le large boulevard Sakharov, à l’abri des regards. Les pancartes et drapeaux sont sélectionnés par la police, tous les manifestants sont fouillés, il faut manifester entre quatre barrières et la police décide elle-même du nombre de participants et de l’heure de début et de fin de ces rassemblements souvent boudés par une partie des militants.

 

 

 

Il faut donc comprendre que les russes ont en face d’eux une police directement dirigée par le Kremlin quand les gilets jaunes, eux, ont affaire à une police qui n’a pas les mêmes objectifs. Sans entrer dans les détails, il semble ressortir de ces derniers mois de manifestations que la police française est fatiguée, que le maintien l’ordre est inadapté aux manifestations des gilets jaunes avec, notamment, des armes qui n’ont rien à y faire et, il ne faut pas relativiser la chose, que le gouvernement a semblé tenter, à plusieurs reprises, de faire un usage politique du maintien de l’ordre. Résultat : échec. Les médias en ont parlé (pas possible en Russie), des enquêtes sont ouvertes (n’arrive quasiment jamais et ne mène à rien en Russie), la police des polices travaille (trop lentement et sur trop peu de cas, soit) sous la pression de la société (ça n’arrive pas en Russie) et l’avenir du maintien de l’ordre à la française est en débat, ce qui n’est pas près d’arriver en Russie… Je ne parle même pas des médias sur lesquels les gilets jaunes ont pris l’habitude de cracher alors qu’ils étaient sur-couvert par la presse à leur avantage. En Russie, les manifestations ne sont pas couvertes, elles n’existent donc pas pour les russes. Exemple : Le fameux opposant Alexeï Navalny ne doit être connu que d’environ 2% des russes entre Moscou et Saint-Pétersbourg…
Donc même si l’épisode « gilets jaunes » a fait apparaître de graves dysfonctionnements dans le maintien de l’ordre français, la comparaison avec la Russie n’a aucun sens car, et c’est l’essentiel, manifester est possible en France (démocratie), même lorsque les rassemblements ne sont pas déclarés. Les gilets jaunes ont, dans leur majorité, été blessés dans des moments de violence durant lesquels il n’y avait pas d’enjeux de défense d’une liberté de manifester ou de s’exprimer. A en écouter les gilets jaunes, il s’agissait surtout de défendre le droit à une « violence légitime » marque d’une certaine radicalisation qui, pour autant, peut légitimement porter à débat.
Pour « l’anecdote », les manifestations des gilets jaunes sont diffusées en boucle sur les chaînes russes, filmées par leurs relais de propagande à Paris (Russia Today en première ligne). Il s’agit pour eux de taper sur le président Macron mais surtout de donner l’image d’un occident décadent en proie aux émeutes urbaines. Un vrai cadeau pour la propagande du Kremlin.
Paul Gogo

La Libre Belgique. Des hooligans surveillés de très près

Les images avaient fait le tour du monde en 2016. En plein Euro, hooligans russes et anglais alcoolisés s’étaient affrontés dans les rues de Marseille devant des policiers français impuissants. Depuis plusieurs mois, les tabloïds anglais font monter la sauce en laissant entendre que le Mondial pourrait faire l’objet d’un match retour des affrontements de la cité phocéenne. La BBC a diffusé l’année dernière un reportage dans lequel des supporters russes promettaient un “festival de violence” lors de la Coupe du monde. Une déclaration sous forme de provocation prise au mot par la presse internationale. Certains journaux anglais en sont même arrivés à déconseiller à leurs lecteurs de se rendre en Russie : des hooligans ultraviolents et des ours s’y promèneraient dans les rues…

“Les supporters se cachent”

“Les Anglais en font beaucoup mais il n’y aura personne en face”, assure Alexander Shprygin, président de l’association des supporters de football russe. En 2016, ce supporter, alors proche de l’ancien ministre des Sports Vitali Mutko, a fait la une des médias français. Arrêté par la police pendant les affrontements de Marseille, il a été renvoyé en Russie et interdit de territoire pour trois ans. “Pendant la Coupe du monde, certains de mes amis vont partir en vacances, d’autres vont rester devant la télévision, je pense regarder les matchs depuis l’entrée des stades sur mon téléphone”, raconte ce fan de football désabusé. “Des centaines de supporters russes ont été convoqués par la police ces derniers mois. Certains ont été menacés par le FSB. Il y a des refus d’attribution de “fan ID” (NdlR : badges nécessaires pour assister aux matchs) en masse. Poutine va prouver qu’il peut faire les choses bien et il va y arriver. Les supporters vont attendre la saison prochaine pour revenir dans les stades. Pour le moment, ils se taisent, se cachent, ils ont peur des représailles.”

Défaite russe

“Une liste noire de supporters existe, elle a été rendue publique. Seulement un millier de supporters sont enregistrés dans nos fichiers, les refus de ‘fan ID’ sont très rares”, affirme Anton Gusev, chef adjoint du ministre de l’Intérieur chargé de l’organisation des événements de masse. “Plus d’un millier de policiers étrangers se joindront à nous pendant l’événement, dont de nombreux policiers anglais, pour faire en sorte que certains hooligans puissent être détectés par nos services dès leur arrivée sur le territoire.” Le mois dernier, des cosaques, ces hommes, qui se considèrent comme des héritiers des milices tsaristes jadis chargées de protéger les frontières du pays, avaient choqué l’opinion publique en s’attaquant à une manifestation d’opposition, fouet à la main. Ils appuieront les forces de l’ordre dans quatre des villes hôtes, non armés, sans fouets mais en costumes tradition­nels. La police russe mise également sur les mauvaises performances de l’équipe nationale pour contrôler les groupes violents. “Nous avons déjà identifié les matchs à risque”, affirme le représentant de la police. “Ils sont d’autant peu nombreux que la Russie pourrait ne pas avoir à jouer beaucoup de matchs.

Paul GOGO

Les moscovites se souviennent des grandes purges

Plus de 5 000 moscovites ont rendu hommage aux victimes des grandes purges staliniennes dimanche.

Sur la place de la Loubianka comme sur la liste des victimes des purges, dimanche, toutes les catégories sociales et tous les âges étaient représentés. Il y a 80 ans, plus de 40 000 moscovites été arrêtés, souvent assassinés ou tués au goulag. Nombre d’entre-eux sont passés par les geôles de la place de la Loubianka, siège de la police politique, autrefois KGB, aujourd’hui FSB.

Depuis dix ans, le dernier week-end de novembre, des milliers de personnes viennent y saisir le micro tendu par l’ONG de défense des Droits de l’Homme « Mémorial », pour y faire résonner le nom d’une victime. « Ce sujet concerne pratiquement chaque famille de notre pays. Mon arrière grand-père Pozdeev Policarp Ivanovich a été envoyé à Norilsk (nord de la Russie) pour y construire une usine de nickel. Il était paysan, on l’a arrêté en 1938 et jugé dans sa propre maison » raconte Oxana Baoulina.

Mémoire officielle

Au moment de prendre la parole dimanche, nombre des 5 286 participants ont ajouté au nom proposé par l’ONG celui d’un membre de leur famille. Durant les 12 h de l’événement, les larmes qui ont coulé ont souvent laissé place à la colère. « Je suis très inquiète parce que la propagande de l’état essaye de justifier ces événements. Certain aimeraient que je retienne que mon arrière grand-père a participé à l’industrialisation du pays. Cette industrialisation était inhumaine et criminelle, le pouvoir actuel ne le reconnaîtra jamais. C’est pourquoi il faut changer de pouvoir » s’énerve Oxana Baoulina.

Les cérémonies de « Mémorial » ne reçoivent jamais de soutien de la part de l’État. La cérémonie officielle était organisée lundi. Représentants politiques et religieux ont inauguré un monument en mémoire des victimes des répressions politiques en présence du président Poutine. Loin de la place la Loubianka.

Paul GOGO

Russie : Navalny, l’opposition en Etat critique

A nouveau arrêté lundi, le blogueur espère pouvoir se présenter aux élections l’an prochain mais doit faire face aux intimidations des services russes… Sans pour autant décourager ses militants.

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«Tous les gens qui en ont le droit et qui passeront les procédures prévues par la loi pourront participer aux élections législatives comme à la présidentielle» en 2018, a déclaré Vladimir Poutine lors de son récent passage à Paris. Dans les faits, le président russe mène la vie dure à l’opposition, particulièrement à son opposant principal, Alexeï Navalny, interpellé ce lundi.

A 41 ans, l’avocat et blogueur anticorruption moscovite rêve de détrôner l’inoxydable leader russe. Mais sa route vers le Kremlin est semée d’embûches. Depuis plusieurs semaines, ses équipes doivent batailler pour ouvrir des locaux de campagne en région. A Vologda, Volgograd, Vladimir, ou encore Krasnodar, les propriétaires ont plusieurs fois annulé au dernier moment les contrats de location. A Vladivostok, les autorités ont décidé de changer les serrures en attendant le renoncement du propriétaire. Quant à Moscou, il a fallu s’y prendre à deux fois pour inaugurer le QG central. Pour Leonid Volkov, le directeur du bureau moscovite désormais opérationnel, «le FSB [les services de sécurité russes, ndlr] y est pour quelque chose, ils appellent tous nos propriétaires pour les effrayer». Le 31 mai, le fils du propriétaire du bureau loué à Irkoutsk, en Sibérie orientale, a été agressé par sept personnes, à coups de batte de base-ball. «Ces gens avaient déjà parlé au fils du propriétaire précédent. Il semble que cette fois-ci ils aient décidé de ne pas parler, mais de directement frapper», a commenté Sergei Bespalov, responsable de la campagne dans la région. Mais nonobstant ces petits désagréments, le candidat à la présidentielle continue d’attirer des soutiens et d’ancrer sa campagne.

«Terrorisez nos opposants, vous vous en sortirez»

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Le site Navalny2018 annonce plus de 113 000 volontaires inscrits et 44 bureaux ouverts en Russie. Si l’opposant parvient malgré tout à se présenter, ce sera une candidature inédite dans la Russie de Poutine. Pour l’heure, Navalny est l’unique nouveau visage de la scène politique russe, et surtout le seul homme politique «hors système».

A mesure que le début de la campagne présidentielle approche, les défenseurs du Kremlin, officiels et officieux, multiplient les actes d’intimidation contre les voix dissidentes. En avril, plusieurs journalistes, militants des droits de l’homme et opposants ont été attaqués à la «zelionka», un antiseptique vert particulièrement tachant. Alexeï Navalny a failli y perdre un œil, sauvé in extremis par des médecins espagnols. Quelques jours après l’attaque de leur candidat, lassés de voir que la police n’enquêtait jamais, ses soutiens ont fait leurs propres recherches et identifié le responsable. Il s’agit d’Alexander Petrunko, un militant «ultrapatriote» proche du Kremlin qui n’a pas été inquiété par la police, alors qu’il n’avait pas manqué de se vanter de son geste sur Internet. «Les gens de ces groupes ultraloyalistes reçoivent un message clair : « terrorisez nos opposants, vous vous en sortirez sans soucis »», a résumé sur Twitter le journaliste du Moscow Times, Alexeï Kovalev.

Sur les rives de la Moskova, au nouveau QG de Navalny, «on touche du bois pour qu’il n’y ait pas de provocations», lance Elena, 30 ans, chargée de la communication sur le Web. De bois, il n’y a que quelques planches, quelques bureaux Ikea montés à la va-vite. Ces QG ne restent jamais ouverts très longtemps. En attendant, les recrues venues s’inscrire et prendre du matériel de campagne, défilent, toutes très jeunes. «Nos vieux sont au travail, s’exclame la militante. Mais c’est vrai que nous avons beaucoup de jeunes, ils ne regardent pas la télévision, ils s’informent beaucoup sur Internet, ils ne connaissent pas la propagande du Kremlin, ils n’ont connu que Poutine au pouvoir.» Ces jeunes militants, parfois adolescents, se sont déplacés en masse lors de la grande manifestation lancée par Navalny le 26 mars. Interpellés sur place ou retrouvés plus tard sur les réseaux sociaux par la police, ils ont hanté les tribunaux de Moscou pendant des semaines. La plupart s’en sont tirés avec de petites amendes ou quelques jours de détention (pour les habitués et responsables du mouvement). Mais deux personnes ont été condamnées à des peines de prison fermes, et quatre autres attendent une sentence similaire.

«L’important, ce sont les photos que fait Navalny quand il ouvre ses nouveaux locaux en région, explique Alexeï Venediktov, rédacteur en chef de la radio indépendante l’Echo de Moscou. Il y a toujours des jeunes autour de lui. Ils s’engagent comme volontaires dans les QG, ils prennent des risques, ils sont filmés et fichés par le ministère de l’Intérieur mais ils n’ont pas peur. […] Je sais que ça inquiète le Kremlin.» Sur Internet, on ne compte plus les témoignages d’étudiants ayant eu affaire à des professeurs hostiles à la contestation, profitant des cours pour donner des leçons de patriotisme et vanter les mérites de la corruption, ou pour insulter les participants aux manifestations. Dans la même veine, la chanteuse pop Alisa Vox a mis en ligne un clip dans lequel elle donne la fessée aux jeunes manifestants. «La liberté, l’argent, les filles, tu auras tout, même le pouvoir. Alors gamin, reste en dehors de la politique et lave-toi le cerveau», chante-t-elle en tenue légère, suggérant aux «enfants» d’aller en cours plutôt que de descendre dans la rue. Des journalistes russes de Meduza ont enquêté : elle aurait été payée 35 000 dollars (environ 31 000 euros) par le Kremlin pour réaliser cette œuvre.

«Nous devons partir du principe que tout ira bien»

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A Moscou, les soutiens du militant anticorruption ne sont pas sereins. Cité et condamné dans plusieurs affaires judiciaires, leur candidat pourrait tout simplement ne pas être autorisé à se présenter au scrutin présidentiel. En 2014, Alexeï et son frère Oleg Navalny sont accusés d’avoir escroqué une filiale d’Yves Rocher. Le premier est condamné à trois ans et demi avec sursis, le second à la même durée, mais de prison ferme. En février, c’est de cinq ans de prison avec sursis que le blogueur a écopé, jugé par un tribunal de Kirov (est de Moscou) dans une affaire de détournement de fonds. D’après la loi électorale, le candidat à la présidentielle doit avoir purgé sa peine pour se présenter ; en vertu de la Constitution, il doit seulement ne pas être incarcéré. C’est ce flou juridique qui permettra à la justice de rendre Alexeï Navalny inéligible si et quand bon lui semble. «Nous sommes conscients que la justice l’empêchera peut-être de se présenter, mais nous devons partir du principe que tout ira bien. Cela fait trois ans que je travaille pour lui, je commence à avoir l’habitude de travailler au rythme de ses procès», s’amuse Elena.

Ne lui laissant aucun répit, la justice exige désormais que Navalny retire d’Internet son enquête accusant le Premier ministre, Dmitri Medvedev, de corruption. Le documentaire, visionné près de 22 millions de fois depuis sa mise en ligne, attaque frontalement le chef du gouvernement. Un succès sans précédent en Russie qui a d’autant plus agacé le Kremlin que les rassemblements qui ont suivi ont réuni des milliers de manifestants dans le pays. Aucun autre opposant à Poutine ne jouit de la popularité de Navalny. Y compris Mikhaïl Khodorkovski, oligarque pétrolier déchu, qui tente d’organiser depuis Londres un mouvement de mobilisation, via son organisation Russie ouverte, avec le mot d’ordre «Ras-le-bol». L’objectif est d’empêcher que Poutine ne se représente au printemps pour un quatrième mandat. Mais ce dernier mobilise moins largement que Medvedev, car dans l’opinion publique, la corruption glisse sur le Président pour atterrir sur le Premier ministre.

Navalny l’a bien compris. Comme le fait que le pouvoir continuera de lui mettre des bâtons dans les roues pour sa campagne, mais aussi pour l’organisation de la contestation. La manifestation de lundi s’est soldée par des centaines d’arrestations à travers tout le pays. Le même jour, un décret signé personnellement par Vladimir Poutine est entré en vigueur : les rassemblements non autorisés par le FSB, s’ils ne sont pas liés à la Coupe des confédérations (du 17 juin au 2 juillet) seront interdits jusqu’en juillet. Voilà qui tombe à pic.

 

Paul GOGO pour Libération