Le défi russe du gazoduc européen Nord Stream 2

Publié en août 2019 dans l’Usine Nouvelle.

 

La construction du gazoduc Nord Stream 2 doit s’achever en fin d’année. C’est en Russie, à quelques kilomètres de la frontière estonienne qu’il plonge dans les eaux de la Baltique en traversant un parc naturel protégé. Un défi technique et environnemental pour les constructeurs.

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« C’est assez simple à comprendre, vous partez de Saint-Pétersbourg, vous longez la côte, vous avez des kilomètres de banlieue, vous arrivez sur une centrale nucléaire, le port d’Oust-Louga puis la réserve naturelle Kurgalski qui s’étale jusqu’à la frontière estonienne. Il n’y avait pas d’autre emplacement possible« , explique, le doigt sur une carte, Raffaele Parisi, chef de projet de la base de départ russe du gazoduc « Nord Stream 2 ». Le gazoduc long de 1 200 km construit par le géant pétrogazier russe Gazprom à travers sa filiale suisse « Nord Stream 2 » débute sa route vers l’Allemagne par une traversée de 6,2 kilomètres d’une réserve naturelle sensible, dont 3,7 km sur terre.

« En 3,7 km vous traversez des marécages, une dune, une forêt et une plage, nous ne pouvions pas installer une base de chantier au milieu de tout ça« , précise Raffaele Parisi.

C’est donc à l’est de la forêt, au niveau de la zone d’insertion des pistons racleur instrumentés (PIG) qu’est installée la zone de travail. Ces pistons racleurs sont essentiels. Ils s’agit de cylindres remplis de capteurs régulièrement insérés dans le flux du gaz pour vérifier la santé des tuyaux du gazoduc.

Technique unique

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Les soudures des tuyaux destinés à être enfouis dans les centaines de mètres de tranchées entre le rivage et le treuil sont réalisées à bord.

Les tuyaux de 12 mètres de long recouverts d’un revêtement de béton de 24 tonnes sont plongés uns à uns dans les basses eaux de la Baltique en direction de la terre. « Nous utilisons en quelque sorte la technique du ‘pipe-pulling’, les tuyaux sont progressivement tirés du bateau vers la terre par le treuil. Nous avons rempli les tranchées d’eau sur les 3,7 kilomètres pour limiter de 10% le poids des tuyaux et donc, parvenir à les tracter depuis le large ». Résultat : pas de grue, de poste de soudure ni de transport de tuyaux dans la zone protégée.

Cadences élevées

Côté terre, c’est une entreprise française, « Serimax » qui assure les soudures des tuyaux qui seront ensuite acheminés jusqu’au treuil. Cette entreprise basée en région parisienne a installé cinq stations de soudage à quelques mètres de l’enchevêtrement de tuyaux de la zone « PIG ».

« Cela fait 30 ans qu’on fait ça donc on a le rythme », sourit Nicolas, soudeur. Ce spécialiste travaille sur les chanfreins des deux lignes de tuyaux du gazoduc sur la moitié des 3,7 kilomètres qui séparent la station de compression et la mer. Le défi est de taille mais les soudeurs sont expérimentés. « Nous avons des soudures automatiques avec des chanfreins très serrés qui permettent de remplir avec une cadence et un taux de production particulièrement élevé. Nous avons une autre activité en parallèle où nous faisons de la préfabrication sur des chanfreins manuels, beaucoup plus ouverts à 30 degrés. De manière générale, ils sont plus longs et délicats à remplir ».

Derniers mois de chantier

Partout sur le chantier, les avertissements liés à la présence d’animaux sauvages sont nombreux. Grenouilles, biches, sangliers et même ours y vivent en toute liberté. Mais pas de quoi déconcentrer Nicolas en pleine inspection des soudures. « Nous sommes habitués à souder toutes sortes de diamètres et d’épaisseur mais ce tuyau est de nature très épaisse. Sur la ligne automatique, on travaille sur du 35mm d’épaisseur, 41 mm sur la ligne manuelle. 41mm d’épaisseur ça reste un joli défi », explique le professionnel.

À quelques mètres des Français, les ouvriers russes ont construit un grand coffrage traversé par le gazoduc. Il sera couvert de béton pour absorber les mouvements venus de la mer, et ainsi, éviter de fragiliser la partie « PIG » et la zone de compression du projet.

Ce gazoduc à 8,4 milliards d’euros divise les Européens et se construit sous la menace de sanctions américaines. Si tout se passe bien, il entrera en fonction d’ici 2020 et permettra d’envoyer chaque année 55 milliard de mètres cubes de gaz de l’Arctique vers l’Europe.

Paul GOGO

 

Yamal LNG, gaz et glace dans le grand nord russe

[Publié dans Le Marin]

Situé dans le grand nord russe, le complexe de gaz liquéfié Yamal LNG clôt sa première année d’exploitation. 16,5 millions de tonnes de gaz ont été exportés cette année.

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« C’est comme atterrir sur une autre planète » prévient un représentant de la région de Iamalo-Nenets (2 500 kilomètres au nord de Moscou) au départ de la capitale russe. 3H30 de vol vers le nord et une lueur orange aux allures de ville apparaît et perce le noir éternel de la péninsule de Yamal. L’usine de liquéfaction de gaz de Novatek (Yamal LNG) est située dans un désert de glace, à l’emplacement de ce qui fut un village sans habitants, Sabetta. Ce complexe a été inauguré en décembre 2017 par le président russe. Un an plus tard, Novatek annonce avoir atteint ses objectifs avec 16,5 millions de tonnes de gaz liquéfié exportés.

L’hiver est rude au nord du cercle polaire arctique, la nuit ne se lève jamais et les températures peuvent descendre jusqu’à -60°. La Iamalie est truffée de gaz et de pétrole. Novatek multiplie les acquisitions de champs gaziers au fil des découvertes et fait tout pour réduire les coûts de son extraction. Le gaz puisé est immédiatement transféré jusqu’à Sabetta par pipeline pour y être liquéfié. Puis il est exporté vers l’Europe et l’Asie par la route du nord. Conséquence du réchauffement climatique, la fonte des glaces permet désormais l’utilisation de la route du nord l’été, sans avoir à contourner l’Europe ni à utiliser un brise-glace. Soit deux à trois semaines de transport économisés.

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« Nous vous rappelons qu’il est interdit de prendre des photos à l’extérieur de l’avion » prévient une hôtesse. Seuls les employés de l’usine ont le droit d’emprunter les quelques lignes directes qui relient la ville au reste du monde. L’aéroport international comme le port et les dortoirs ont été construits à proximité de l’usine sur des pilotis qui reposent sur le permafrost, terre gelée faite d’eau et de végétaux. Il est 15h, le noir est intense, la péninsule est un désert plat. Il n’y a quasiment aucun humain à 200 km à la ronde. Seuls quelques peuples nomades subsistent encore. Les Nénètses en sont aujourd’hui les plus nombreux représentants. Yamal, en langue Nénètse signifie d’ailleurs finisterre, fin de la terre. La toundra est glacée, couverte de neige, quelques renards polaires se faufilent entre les kilomètres de pipelines et tuyaux qui s’entremêlent. « Pour les ouvriers, cette ville est comme un port au milieu d’un océan de glace. Sauf qu’il n’a pas de taverne, pas de rhum et pas de femmes » explique le représentant de la région. En guise de phare, une torche, celle du gaz, dont la flamme perce l’atmosphère blanche. Les règles sont strictes, l’alcool est interdit, la cigarette tolérée à l’abri du gaz, dans des cabines métalliques.

Hubs maritimes

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Le port de Sabetta est situé à proximité de l’usine. Construit dans le golfe de l’Ob, à deux pas de la mer de Kara, il donne accès à la mer de Barents à l’ouest et l’océan arctique à l’est. Une flotte de brise-glaces est chargée de fendre la mer le temps d’atteindre des eaux plus accueillantes. Le brise-glace « Christophe de Margerie » du nom de l’ancien président de Total décédé en Russie en 2014 est à quai. Le gaz est liquéfié à proximité, dans un gigantesque réservoir à l’allure d’un célèbre pot de lait concentré soviétique. Il y est inscrit -163°, la température à laquelle le gaz devient liquide. Un processus compliqué, « mais bien plus simple à réaliser ici qu’aux Émirats arabes unis » ironise un ouvrier. Le 26 novembre dernier dans le port d’Honningsvag en Norvège, les équipes de Novatek sont parvenus à transférer le gaz d’un brise-glace vers un bateau plus léger, et ce, en quelques heures. Une première qui motive la compagnie russe à investir dans la construction de deux hubs maritimes. Deux terminaux gaziers devraient bientôt voir le jour dans le port d’Ura Guba (Russie, nord de la Finlande) à l’ouest et du Kamchatka à l’est (océan Pacifique). Objectif, limiter les trajets effectués en brise-glaces pour diminuer les coûts de transport au maximum. Une flotte de brise-glaces nucléaires de l’agence fédérale de l’énergie atomique russe Rosatom s’est par ailleurs vue attribuer, l’année dernière, la sécurisation de l’ensemble de cette voie du nord par le Kremlin. De quoi permettre au président Poutine de garder la main sur l’ensemble de cette région convoitée.

Nombreux sont les ouvriers à avoir délaissé leurs terres natales jadis gorgées de pétrole du sud de la Russie pour vivre au rythme des missions du grand nord. Les conditions sont rudes mais les salaires plus élevés. « Ici je ne perds pas de temps sur la route pour aller au travail » confie un ouvrier originaire de la région de Krasnodar. Le service communication de Novatek est strict et limite au maximum les interactions entre la presse et les ouvriers. Travailler à Sabetta semble pourtant représenter une fierté pour les plus de 40 000 personnes qui y effectuent leurs missions. Un homme, la quarantaine, raconte « c’est plutôt prestigieux de travailler ici, les salaires sont bons, les plus bas sont à 100 000 roubles par mois (environ 1330 euros) ». Un salaire aisé dans les régions du sud. Le revenu moyen s’élève à 564 euros en Russie. « Les missions durent de 45 jours à six mois. Nous avons internet, une cantine pour les repas, une église, une salle de sport et de longues journées de travail, nous n’avons pas vraiment le temps de nous ennuyer » assure-t-il. Les femmes ne représentent que 10% de l’effectif du complexe.

Ses champs gaziers en poche, Novatek voit grand et mise toujours plus sur le gaz liquéfié face à un Gazprom ne jurant que par le transport par gazoducs et à un Kremlin très à l’écoute suite au succès du projet Yamal LNG. Un « Arctique LNG 2 » situé de l’autre côté du golfe de l’Ob, sur la péninsule du Gydan est déjà en préparation. Sa mise en service est prévue pour 2023 avec un objectif de production de 19,8 millions de tonnes de gaz liquéfié par an.

Texte et photos, Paul GOGO

L’Obs : « Labytnangui, la ville où se meurt Oleg Sentsov »

Papier réalisé pour l’Obs.

Enfermé dans la colonie de Labytnangui, dans le grand nord russe, le cinéaste ukrainien est en grève de la faim depuis 144 jours. Sur place, misère, gaz et paysages désertiques ne font qu’un.

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A quelques minutes du départ, de gros blocs de charbon disposés dans les wagons brûlent déjà. Le train doit conserver sa chaleur et l’eau du samovar ne doit pas refroidir. Il peut faire jusqu’à moins 60 degrés au terminus, en Iamalie, au nord du cercle polaire. 19h50, la « Flèche polaire » quitte Moscou avec 2 000 km à parcourir en 44h. L’infinie taïga, Labytnangui et sa colonie pénitentiaire en promesse. C’est dans cette cité de 26 000 habitants qu’est enfermé le réalisateur ukrainien Oleg Sentsov, en grève de la faim depuis 144 jours.

Les arrêts se succèdent et Nina, grand-mère ukrainienne originaire de Pervomaïsk, (260 km au sud de Kiev), enchaîne les mots croisés. « Mon fils vit à Salekhard, en face de Labytnangui, de l’autre côté du fleuve Ob. Je vais lui rendre visite de temps en temps » confie-t-elle d’une voix douce et posée. « Labytnangui n’est pas une ville désagréable à vivre. Il y a beaucoup de jeunes, les retraités ont des retraites élevées, ils sont nombreux à partir finir leurs jours du côté de Saint-Pétersbourg ou dans le sud du pays où la météo est plus clémente » explique-t-elle. À deux banquettes de là, une autre « babouchka » laisse traîner ses oreilles. À l’approche du cercle polaire anormalement dépourvu de neige, l’horizon jaune et brun est fait de rivières, de troupeaux de rennes, d’arbres bas et de « tchoums » les tentes hautes des Nénètses, peuple nomade de la région.

Nina n’a pas entendu parler d’Oleg Sentsov. En troisième classe, le train n’est qu’un dortoir géant. Sur les réseaux sociaux liés à la ville de Labytnangui, les noms de famille à consonance ukrainienne sont nombreux. Le directeur de l’administration pénitentiaire de Iamalie est d’ailleurs né… en Ukraine. « Labytnangui est une ville internationale. Beaucoup de gens ont quitté les anciens pays soviétiques pour venir y travailler dans les années 1990, il y a toujours eu du travail dans la région. Je connais aussi des gens du Donbass qui sont parti quand la guerre a commencé en Ukraine, ils ont pris un train et sont allés jusqu’au bout de la ligne. Ils vivent aujourd’hui à Labytnangui ». La grand-mère voisine s’installe à côté de Nina et lance la discussion sans détours. « La Crimée était à nous et on n’a même pas fait la guerre pour la récupérer ». Nina acquiesce timidement. « Cette histoire de séparation des églises orthodoxes russe et ukrainienne, c’est triste, pourquoi vous ne prenez pas les armes pour défendre votre église ? » questionne la voyageuse. « Cela ne servirait à rien, ce ne sont pas des questions qui se règlent avec des armes » clôt subrepticement Nina.

Gaz, pétrole et goulags

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La Iamalie est le royaume de Gazprom, le géant d’État russe leader dans l’extraction et le transport du pétrole et du gaz. L’hiver dernier, c’est son concurrent dans la région, Novatek, qui a inauguré un complexe gazier situé à l’extrême nord de la péninsule de Yamal. Le Kremlin voit en cette région l’avenir du pétrole russe qu’il souhaite faire transiter vers l’Asie et l’Europe par le nord. Mais la Iamalie est également la terre des goulags. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, Staline y a envoyé en exil, vers la mort, des dizaines de milliers de prisonniers. Son rêve : Une ligne de chemin de fer qui devait relier les grandes villes du cercle polaire. Les 100 derniers kilomètres de la « Flèche polaire » empruntent la seule portion jamais construite de ce projet. Il se dit que chaque ballaste représente un prisonnier mort à la tache.

Dernier arrêt avant Labytnangui, Kharp, 6000 habitants. La ville est à l’image de la région, on y trouve deux colonies pénitentiaires et une station de Gazprom qui y propulse son personnel vers le grand nord.

Sur le quai de la gare de Labytnangui, des policiers armés attendent le train de pied ferme. Des prisonniers envoyés de Moscou viennent de passer 44h dans un wagon « Stolypine » du nom de son créateur, Piotr Stolypine. Ce ministre de la Russie impériale assassiné à Kiev en 1911 avait créé ce wagon pour permettre aux paysans d’aller coloniser la Sibérie en emmenant leur bétail. Les polices politiques soviétiques NKVD et Tchéka ont vite détourné son usage pour envoyer des dizaines de milliers de prisonniers politiques au goulag en remplaçant dans les cages le bétail par des détenus. Le transport se fait toujours de la même façon en 2018. « Cela arrive souvent, la police attache ce wagon à l’arrière du train et les prisonniers voyagent séparés des autres voyageurs » confie une cheffe de wagon.

Le système pénitentiaire russe est l’héritier direct des goulags. La majorité des peines se purgent toujours en exil, loin des proches, dans des conditions difficiles. Plus de 700 établissements composent aujourd’hui cet archipel des colonies. À l’intérieur, il n’est plus question de travail forcé, le travail est volontaire et rémunéré. Mais la violence est toujours là. Actes de violence et de torture envers les prisonniers sont régulièrement dénoncés par les organisations russes de défense des droits de l’Homme.

« Oleg est très têtu »

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Depuis le début de sa grève de la faim, le 14 mai dernier, c’est dans l’infirmerie de la colonie pénitentiaire IK-8 ou colonie de l' »Ours blanc » à Labytnangui que vit Oleg Sentsov. Accusé d’avoir lancé deux cocktails Molotov sur les locaux d’une organisation pro-russe de Crimée en opposition à l’annexion de la péninsule en 2014. Il y purge une peine de 20 ans de colonie. Une peine sévère établie à l’issue d’un jugement expéditif, sans preuves de sa culpabilité. « Sa famille n’a plus de vie depuis qu’Oleg est enfermé » confie la cousine du réalisateur, Natalia Kaplan à l’Obs. « Oleg est très têtu, c’est ce qui nous fait peur. Il ira jusqu’au bout, il est prêt à mourir pour ses idées ».

« Nous l’appelons le « village » lance Zakhar, 69 ans, en montrant du doigt la colonie de l' »Ours blanc » située à quelques encablures de son jardin. L’établissement a été construit à flanc de colline, entre la ville et le fleuve Ob. Plusieurs lignes de murailles, de barbelés et de nombreux miradors entourent de grands dortoirs verts. En contrebas, des prisonniers traînent un chariot. « Ils participent au déchargement des trains qui apportent les denrées alimentaires. C’est une façon de se faire un peu d’argent » explique-t-il.

« Mon père a séjourné dans cette prison » avoue ce vieux loubard aux yeux malicieux né au pied de l’établissement, « le village c’est un peu ma maison ». Condamné pour de nombreux vols et agressions, il est passé par sept colonies russes pendant près de 20 ans. Jamais celle de Labytnangui. « Je reste sage, je ne bois pas, je ne fume pas. La police garde un œil sur moi, je n’ai pas le droit de quitter la ville pour encore deux ans et demi » avoue-t-il. Les mains pleines de bagues, Zakhar occupe ses journées à nourrir ses cochons, canards et oies qui trempent dans une mare boueuse et polluée. Dans une région où la viande se fait rare, sa ménagerie représente de l’or. Depuis sa cuisine, il a une vue imprenable sur la colonie. « Ils sont nombreux à s’installer dans le quartier à leur sortie ». Autour, des seringues et des bouteilles de bière traînent à terre. Pour protéger leurs trois enfants, Zakhar et sa femme essayent d’éviter l’alcool, sans toujours y parvenir. « La ville va bientôt nous offrir un appartement neuf, ça nous fera un peu de confort » lance Sacha, sa femme. Labytnangui reçoit sa part du gâteau pétrogazier. La majorité des bâtiments du centre-ville et des infrastructures municipales sont neufs. Zakhar ne veut pas qu’on lui enlève ses animaux, ils lui permettent d’aider ses amis.

« Certains perdent l’envie de vivre »

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C’est le cas de Nikolaï, 41 ans, un ancien de l’Ours blanc. La vie ne l’a pas épargné. Une affaire de vol puis une affaire de drogue l’ont amenés à Labytnangui, côté colonie. À sa sortie, il y a neuf ans, il s’est marié, sa femme et son fils sont morts quelques mois plus tard. Nikolaï s’est retrouvé seul, sans un sou avec l’alcool comme seul soutien, de quoi, lui faire regretter, un temps, l’enfermement. « Je n’oublie pas que c’est dur. Quand tu arrives, les matons ont parfois bu. On te brise, on te frappe, ils utilisent des électrochocs. À l’époque, un ami s’est fait briser les rotules. Je suis toujours en contact avec des détenus du « village », ces méthodes ont toujours cours » confie-t-il d’une voix basse.

Les colonies de Iamalie ont pour réputation d’être les plus dures du pays. Nikolaï confirme : « On était très à l’étroit mais on s’entraidait. Je travaillais dans la réserve de nourriture. On nous laissait cuisiner car la bouffe de la prison est immangeable. Les conditions sont difficiles, il y a souvent des morts, certains perdent l’envie de vivre, alors ils se pendent » soupire-t-il.

Depuis le début de sa grève de la faim, Oleg Sentsov est isolé des autres détenus. « Il a du mal à se lever, il écrit beaucoup : cinq scenarii, un recueil de nouvelles et un roman depuis 2015. Il évite la télévision toujours branchée sur les chaînes du Kremlin » raconte sa cousine. Hospitalisé la semaine dernière pour « revoir son traitement », le réalisateur se meurt à petit feu en se pliant aux conditions de l’administration pénitentiaire. Il boit plusieurs litres d’eau, avale des substituts alimentaires et reçoit glucose et vitamines sous perfusion pour ne pas être nourri de force. « Sentsov ne lâchera rien, son destin ne dépend plus que d’une seule personne en Russie, et nous savons tous de qui il s’agit » confie à l’Obs Dmitry Dinze, son avocat. L’avocat se rendra à la colonie cette semaine, les rendez-vous lui sont systématiquement accordés. « Ce n’est pas le cas de tous les prisonniers ukrainiens. Mon cousin est médiatisé mais les autres sont souvent privés de leurs droits, battus et torturés » confie Natalia Kaplan.

A Labytnangui, la présence d’Oleg Sentsov et sa médiatisation pourraient, selon certains dires, valoir à cette cité un désenclavement que plus personne n’attendait. Demande quasi éternelle des locaux, un pont qui relierait la capitale régionale Salekhard et son aéroport à la rive de Labytnangui pourrait enfin voir le jour. Sentsov n’y est certainement pour rien mais la compagnie de chemin de fer russe appuyée par Gazprom a récemment lancé le projet. Des ouvriers s’affairent déjà sur les rives. Ironie du sort: Cet ouvrage qui mènera peut-être un jour Oleg Sentsov vers la liberté sera réalisé par les ingénieurs qui ont construit le pont reliant la Russie à cette Crimée annexée si chère au réalisateur ukrainien.

Paul GOGO