La construction du gazoduc Nord Stream 2 doit s’achever en fin d’année. C’est en Russie, à quelques kilomètres de la frontière estonienne qu’il plonge dans les eaux de la Baltique en traversant un parc naturel protégé. Un défi technique et environnemental pour les constructeurs.
« C’est assez simple à comprendre, vous partez de Saint-Pétersbourg, vous longez la côte, vous avez des kilomètres de banlieue, vous arrivez sur une centrale nucléaire, le port d’Oust-Louga puis la réserve naturelle Kurgalski qui s’étale jusqu’à la frontière estonienne. Il n’y avait pas d’autre emplacement possible« , explique, le doigt sur une carte, Raffaele Parisi, chef de projet de la base de départ russe du gazoduc « Nord Stream 2 ». Le gazoduc long de 1 200 km construit par le géant pétrogazier russe Gazprom à travers sa filiale suisse « Nord Stream 2 » débute sa route vers l’Allemagne par une traversée de 6,2 kilomètres d’une réserve naturelle sensible, dont 3,7 km sur terre.
« En 3,7 km vous traversez des marécages, une dune, une forêt et une plage, nous ne pouvions pas installer une base de chantier au milieu de tout ça« , précise Raffaele Parisi.
C’est donc à l’est de la forêt, au niveau de la zone d’insertion des pistons racleur instrumentés (PIG) qu’est installée la zone de travail. Ces pistons racleurs sont essentiels. Ils s’agit de cylindres remplis de capteurs régulièrement insérés dans le flux du gaz pour vérifier la santé des tuyaux du gazoduc.
Technique unique
Les soudures des tuyaux destinés à être enfouis dans les centaines de mètres de tranchées entre le rivage et le treuil sont réalisées à bord.
Les tuyaux de 12 mètres de long recouverts d’un revêtement de béton de 24 tonnes sont plongés uns à uns dans les basses eaux de la Baltique en direction de la terre. « Nous utilisons en quelque sorte la technique du ‘pipe-pulling’, les tuyaux sont progressivement tirés du bateau vers la terre par le treuil. Nous avons rempli les tranchées d’eau sur les 3,7 kilomètres pour limiter de 10% le poids des tuyaux et donc, parvenir à les tracter depuis le large ». Résultat : pas de grue, de poste de soudure ni de transport de tuyaux dans la zone protégée.
Cadences élevées
Côté terre, c’est une entreprise française, « Serimax » qui assure les soudures des tuyaux qui seront ensuite acheminés jusqu’au treuil. Cette entreprise basée en région parisienne a installé cinq stations de soudage à quelques mètres de l’enchevêtrement de tuyaux de la zone « PIG ».
« Cela fait 30 ans qu’on fait ça donc on a le rythme », sourit Nicolas, soudeur. Ce spécialiste travaille sur les chanfreins des deux lignes de tuyaux du gazoduc sur la moitié des 3,7 kilomètres qui séparent la station de compression et la mer. Le défi est de taille mais les soudeurs sont expérimentés. « Nous avons des soudures automatiques avec des chanfreins très serrés qui permettent de remplir avec une cadence et un taux de production particulièrement élevé. Nous avons une autre activité en parallèle où nous faisons de la préfabrication sur des chanfreins manuels, beaucoup plus ouverts à 30 degrés. De manière générale, ils sont plus longs et délicats à remplir ».
Derniers mois de chantier
Partout sur le chantier, les avertissements liés à la présence d’animaux sauvages sont nombreux. Grenouilles, biches, sangliers et même ours y vivent en toute liberté. Mais pas de quoi déconcentrer Nicolas en pleine inspection des soudures. « Nous sommes habitués à souder toutes sortes de diamètres et d’épaisseur mais ce tuyau est de nature très épaisse. Sur la ligne automatique, on travaille sur du 35mm d’épaisseur, 41 mm sur la ligne manuelle. 41mm d’épaisseur ça reste un joli défi », explique le professionnel.
À quelques mètres des Français, les ouvriers russes ont construit un grand coffrage traversé par le gazoduc. Il sera couvert de béton pour absorber les mouvements venus de la mer, et ainsi, éviter de fragiliser la partie « PIG » et la zone de compression du projet.
Ce gazoduc à 8,4 milliards d’euros divise les Européens et se construit sous la menace de sanctions américaines. Si tout se passe bien, il entrera en fonction d’ici 2020 et permettra d’envoyer chaque année 55 milliard de mètres cubes de gaz de l’Arctique vers l’Europe.
Enfermé dans la colonie de Labytnangui, dans le grand nord russe, le cinéaste ukrainien est en grève de la faim depuis 144 jours. Sur place, misère, gaz et paysages désertiques ne font qu’un.
A quelques minutes du départ, de gros blocs de charbon disposés dans les wagons brûlent déjà. Le train doit conserver sa chaleur et l’eau du samovar ne doit pas refroidir. Il peut faire jusqu’à moins 60 degrés au terminus, en Iamalie, au nord du cercle polaire. 19h50, la « Flèche polaire » quitte Moscou avec 2 000 km à parcourir en 44h. L’infinie taïga, Labytnangui et sa colonie pénitentiaire en promesse. C’est dans cette cité de 26 000 habitants qu’est enfermé le réalisateur ukrainien Oleg Sentsov, en grève de la faim depuis 144 jours.
Les arrêts se succèdent et Nina, grand-mère ukrainienne originaire de Pervomaïsk, (260 km au sud de Kiev), enchaîne les mots croisés. « Mon fils vit à Salekhard, en face de Labytnangui, de l’autre côté du fleuve Ob. Je vais lui rendre visite de temps en temps » confie-t-elle d’une voix douce et posée. « Labytnangui n’est pas une ville désagréable à vivre. Il y a beaucoup de jeunes, les retraités ont des retraites élevées, ils sont nombreux à partir finir leurs jours du côté de Saint-Pétersbourg ou dans le sud du pays où la météo est plus clémente » explique-t-elle. À deux banquettes de là, une autre « babouchka » laisse traîner ses oreilles. À l’approche du cercle polaire anormalement dépourvu de neige, l’horizon jaune et brun est fait de rivières, de troupeaux de rennes, d’arbres bas et de « tchoums » les tentes hautes des Nénètses, peuple nomade de la région.
Nina n’a pas entendu parler d’Oleg Sentsov. En troisième classe, le train n’est qu’un dortoir géant. Sur les réseaux sociaux liés à la ville de Labytnangui, les noms de famille à consonance ukrainienne sont nombreux. Le directeur de l’administration pénitentiaire de Iamalie est d’ailleurs né… en Ukraine. « Labytnangui est une ville internationale. Beaucoup de gens ont quitté les anciens pays soviétiques pour venir y travailler dans les années 1990, il y a toujours eu du travail dans la région. Je connais aussi des gens du Donbass qui sont parti quand la guerre a commencé en Ukraine, ils ont pris un train et sont allés jusqu’au bout de la ligne. Ils vivent aujourd’hui à Labytnangui ». La grand-mère voisine s’installe à côté de Nina et lance la discussion sans détours. « La Crimée était à nous et on n’a même pas fait la guerre pour la récupérer ». Nina acquiesce timidement. « Cette histoire de séparation des églises orthodoxes russe et ukrainienne, c’est triste, pourquoi vous ne prenez pas les armes pour défendre votre église ? » questionne la voyageuse. « Cela ne servirait à rien, ce ne sont pas des questions qui se règlent avec des armes » clôt subrepticement Nina.
Gaz, pétrole et goulags
La Iamalie est le royaume de Gazprom, le géant d’État russe leader dans l’extraction et le transport du pétrole et du gaz. L’hiver dernier, c’est son concurrent dans la région, Novatek, qui a inauguré un complexe gazier situé à l’extrême nord de la péninsule de Yamal. Le Kremlin voit en cette région l’avenir du pétrole russe qu’il souhaite faire transiter vers l’Asie et l’Europe par le nord. Mais la Iamalie est également la terre des goulags. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, Staline y a envoyé en exil, vers la mort, des dizaines de milliers de prisonniers. Son rêve : Une ligne de chemin de fer qui devait relier les grandes villes du cercle polaire. Les 100 derniers kilomètres de la « Flèche polaire » empruntent la seule portion jamais construite de ce projet. Il se dit que chaque ballaste représente un prisonnier mort à la tache.
Dernier arrêt avant Labytnangui, Kharp, 6000 habitants. La ville est à l’image de la région, on y trouve deux colonies pénitentiaires et une station de Gazprom qui y propulse son personnel vers le grand nord.
Sur le quai de la gare de Labytnangui, des policiers armés attendent le train de pied ferme. Des prisonniers envoyés de Moscou viennent de passer 44h dans un wagon « Stolypine » du nom de son créateur, Piotr Stolypine. Ce ministre de la Russie impériale assassiné à Kiev en 1911 avait créé ce wagon pour permettre aux paysans d’aller coloniser la Sibérie en emmenant leur bétail. Les polices politiques soviétiques NKVD et Tchéka ont vite détourné son usage pour envoyer des dizaines de milliers de prisonniers politiques au goulag en remplaçant dans les cages le bétail par des détenus. Le transport se fait toujours de la même façon en 2018. « Cela arrive souvent, la police attache ce wagon à l’arrière du train et les prisonniers voyagent séparés des autres voyageurs » confie une cheffe de wagon.
Le système pénitentiaire russe est l’héritier direct des goulags. La majorité des peines se purgent toujours en exil, loin des proches, dans des conditions difficiles. Plus de 700 établissements composent aujourd’hui cet archipel des colonies. À l’intérieur, il n’est plus question de travail forcé, le travail est volontaire et rémunéré. Mais la violence est toujours là. Actes de violence et de torture envers les prisonniers sont régulièrement dénoncés par les organisations russes de défense des droits de l’Homme.
« Oleg est très têtu »
Depuis le début de sa grève de la faim, le 14 mai dernier, c’est dans l’infirmerie de la colonie pénitentiaire IK-8 ou colonie de l' »Ours blanc » à Labytnangui que vit Oleg Sentsov. Accusé d’avoir lancé deux cocktails Molotov sur les locaux d’une organisation pro-russe de Crimée en opposition à l’annexion de la péninsule en 2014. Il y purge une peine de 20 ans de colonie. Une peine sévère établie à l’issue d’un jugement expéditif, sans preuves de sa culpabilité. « Sa famille n’a plus de vie depuis qu’Oleg est enfermé » confie la cousine du réalisateur, Natalia Kaplan à l’Obs. « Oleg est très têtu, c’est ce qui nous fait peur. Il ira jusqu’au bout, il est prêt à mourir pour ses idées ».
« Nous l’appelons le « village » lance Zakhar, 69 ans, en montrant du doigt la colonie de l' »Ours blanc » située à quelques encablures de son jardin. L’établissement a été construit à flanc de colline, entre la ville et le fleuve Ob. Plusieurs lignes de murailles, de barbelés et de nombreux miradors entourent de grands dortoirs verts. En contrebas, des prisonniers traînent un chariot. « Ils participent au déchargement des trains qui apportent les denrées alimentaires. C’est une façon de se faire un peu d’argent » explique-t-il.
« Mon père a séjourné dans cette prison » avoue ce vieux loubard aux yeux malicieux né au pied de l’établissement, « le village c’est un peu ma maison ». Condamné pour de nombreux vols et agressions, il est passé par sept colonies russes pendant près de 20 ans. Jamais celle de Labytnangui. « Je reste sage, je ne bois pas, je ne fume pas. La police garde un œil sur moi, je n’ai pas le droit de quitter la ville pour encore deux ans et demi » avoue-t-il. Les mains pleines de bagues, Zakhar occupe ses journées à nourrir ses cochons, canards et oies qui trempent dans une mare boueuse et polluée. Dans une région où la viande se fait rare, sa ménagerie représente de l’or. Depuis sa cuisine, il a une vue imprenable sur la colonie. « Ils sont nombreux à s’installer dans le quartier à leur sortie ». Autour, des seringues et des bouteilles de bière traînent à terre. Pour protéger leurs trois enfants, Zakhar et sa femme essayent d’éviter l’alcool, sans toujours y parvenir. « La ville va bientôt nous offrir un appartement neuf, ça nous fera un peu de confort » lance Sacha, sa femme. Labytnangui reçoit sa part du gâteau pétrogazier. La majorité des bâtiments du centre-ville et des infrastructures municipales sont neufs. Zakhar ne veut pas qu’on lui enlève ses animaux, ils lui permettent d’aider ses amis.
« Certains perdent l’envie de vivre »
C’est le cas de Nikolaï, 41 ans, un ancien de l’Ours blanc. La vie ne l’a pas épargné. Une affaire de vol puis une affaire de drogue l’ont amenés à Labytnangui, côté colonie. À sa sortie, il y a neuf ans, il s’est marié, sa femme et son fils sont morts quelques mois plus tard. Nikolaï s’est retrouvé seul, sans un sou avec l’alcool comme seul soutien, de quoi, lui faire regretter, un temps, l’enfermement. « Je n’oublie pas que c’est dur. Quand tu arrives, les matons ont parfois bu. On te brise, on te frappe, ils utilisent des électrochocs. À l’époque, un ami s’est fait briser les rotules. Je suis toujours en contact avec des détenus du « village », ces méthodes ont toujours cours » confie-t-il d’une voix basse.
Les colonies de Iamalie ont pour réputation d’être les plus dures du pays. Nikolaï confirme : « On était très à l’étroit mais on s’entraidait. Je travaillais dans la réserve de nourriture. On nous laissait cuisiner car la bouffe de la prison est immangeable. Les conditions sont difficiles, il y a souvent des morts, certains perdent l’envie de vivre, alors ils se pendent » soupire-t-il.
Depuis le début de sa grève de la faim, Oleg Sentsov est isolé des autres détenus. « Il a du mal à se lever, il écrit beaucoup : cinq scenarii, un recueil de nouvelles et un roman depuis 2015. Il évite la télévision toujours branchée sur les chaînes du Kremlin » raconte sa cousine. Hospitalisé la semaine dernière pour « revoir son traitement », le réalisateur se meurt à petit feu en se pliant aux conditions de l’administration pénitentiaire. Il boit plusieurs litres d’eau, avale des substituts alimentaires et reçoit glucose et vitamines sous perfusion pour ne pas être nourri de force. « Sentsov ne lâchera rien, son destin ne dépend plus que d’une seule personne en Russie, et nous savons tous de qui il s’agit » confie à l’Obs Dmitry Dinze, son avocat. L’avocat se rendra à la colonie cette semaine, les rendez-vous lui sont systématiquement accordés. « Ce n’est pas le cas de tous les prisonniers ukrainiens. Mon cousin est médiatisé mais les autres sont souvent privés de leurs droits, battus et torturés » confie Natalia Kaplan.
A Labytnangui, la présence d’Oleg Sentsov et sa médiatisation pourraient, selon certains dires, valoir à cette cité un désenclavement que plus personne n’attendait. Demande quasi éternelle des locaux, un pont qui relierait la capitale régionale Salekhard et son aéroport à la rive de Labytnangui pourrait enfin voir le jour. Sentsov n’y est certainement pour rien mais la compagnie de chemin de fer russe appuyée par Gazprom a récemment lancé le projet. Des ouvriers s’affairent déjà sur les rives. Ironie du sort: Cet ouvrage qui mènera peut-être un jour Oleg Sentsov vers la liberté sera réalisé par les ingénieurs qui ont construit le pont reliant la Russie à cette Crimée annexée si chère au réalisateur ukrainien.
Alexeï Venediktov est le rédacteur en chef de la radio moscovite « Écho de Moscou« . Cette radio au million d’auditeurs quotidien est l’une des rares à encore donner la parole à l’opposition russe. Venediktov, « vieux de la vieille », travaille en équilibre sur une ligne rouge depuis maintenant 18 ans.
Notre radio a été inaugurée en 1990. Nous avons à l’époque reçu la licence n°1 sur décret de Gorbatchev car jusqu’ici les médias appartenaient au parti communiste, soit à l’état. En juin 1990, Gorbatchev a signé la loi pour la liberté des médias, et on a décidé de faire une radio privée. Ce sont mes amis Sergueï Korzoun et Sergueï Buntman qui travaillaient à la rédaction française de la radio d’état qui ont décidé de créer « Écho ». Moi, ami d’un ami, on m’a proposé de faire une rubrique sur l’éducation parce que j’étais prof d’histoire à l’école depuis déjà 13 ou 14 ans à Moscou. Notre radio a commencé à émettre le 22 aout 1990. Dès cette époque, nous avons tout fait pour protéger notre indépendance.
Justement, comment un média comme le votre peut-il protéger son indépendance dans la Russie de 2017 ?
Lors de la naissance de notre radio, nous étions indépendants, mais on a très vite compris qu’il nous fallait des actionnaires extérieurs et pas seulement des journalistes. Nous souhaitions bien sûr garder notre ligne éditoriale donc nous avons intégré à nos statuts le fait que seul le rédacteur en chef ait son mot à dire sur la ligne éditoriale. Le rédacteur en chef, pas le directeur général. Ce qui fait que les actionnaires peuvent limoger le rédacteur en chef, mais ils ne peuvent pas le choisir. Le rédacteur en chef ne peut être élu que par le conseil des journalistes. La radio repose toujours sur ces règles aujourd’hui. Gazprom est propriétaire de 66% des actions de notre radio, ils peuvent me limoger mais ils ne peuvent pas nommer le rédacteur en chef. Et pour changer ce statut, il faut avoir 75% des actions, les 34% restant appartiennent aux journalistes. Voilà pourquoi notre politique rédactionnelle reste indépendante de l’Etat, de la politique, de Gazprom, de la pub, parce que c’est moi et seulement moi qui décide de ce qu’on peut faire et de ce qu’on ne peut pas faire. Parmi nos règles, il est également défendu pour nos journalistes d’appartenir à un parti politique parce que le seul chef, c’est le rédacteur en chef, pas un secrétaire général, pas Navalny, pas Poutine, pas Jirinovski. Nous avons beaucoup de choses comme ça faites pour protéger notre indépendance.
Quand j’étais petit journaliste, Poutine était un petit bureaucrate, nous avons grandi avec le pays et notre ligne éditoriale n’a jamais changé : Tous les problèmes de monsieur Poutine ou de monsieur Navalny sont sur notre site et sur nos ondes.
Vous savez que je suis le seul journaliste à avoir été critiqué par le président, publiquement, sous les caméras, maintenant deux fois. Mais je dis toujours que si nous pouvons critiquer le président, il est en droit de critiquer la radio publiquement.
Mais ne soyons pas hypocrites pour autant. Tout le monde sait que notre actionnaire n’est pas Gazprom mais Vladimir Poutine. Il y a seize ans, Vladimir Poutine m’a dit, « si tu as un problème, tu peux me téléphoner ». Je n’ai jamais appelé le président, jamais en dix-sept ans. Parce que je comprends très bien que la première fois il résoudra mes problèmes, puis ensuite, comme dans un jeu, vous avez sept vies, une fois tout utilisé, c’est la fin.
Je me rappelle du conflit qu’il y avait eu entre moi et monsieur Lessine, alors président de Gazprom media (NDLR en 2012). Deux jours avant un conseil d’administration, il m’avait annoncé qu’il souhaitait me limoger. Je lui ai dit : « Tu as le droit de me limoger, mais est-ce que tu as appelé l’administration présidentielle ? Tu as reçu son « oui »? « non »? Je te le conseille ». Au final j’ai gardé mon poste, et c’est lui qui a été limogé quelque temps plus tard. C’est à dire que je comprends très bien que chaque jour, chaque heure, je peux être limogé mais je suis absolument ouvert, à droite, à gauche, de toutes les forces de notre pays. Nous sommes un média, nous donnons la parole à ceux qui donnent des opinions différentes sur un même sujet. C’est notre rôle, c’est ce que je dis souvent. Et pendant les rencontres des rédacteurs en chef avec le président, maintenant c’est une fois par an, avant c’était plus souvent, j’ai toujours expliqué mon travail de cette façon. On continue à m’inviter à toutes les rencontres, avec les gouverneurs, les chefs de la sécurité, les ministres, dans tous les cas je parle dans ces cercles comme je parle dans mes émissions car je travaille pour mes auditeurs, pas pour le président ou les actionnaires. Voilà pourquoi la radio existe encore sous cette forme.
Nous pouvons et parlons de toutes les enquêtes sensibles sur la famille du président, sur la Tchétchénie, toutes ces enquêtes publiées par Navalny ou la Novaya gazeta sont publiées sur notre site et sont discutées sur nos ondes. J’ai seulement 12 reporters donc nous n’avons pas la possibilité de réaliser ces enquêtes. Mais nous pouvons les publier et organiser des débats. Il y a quelques minutes j’ai discuté avec le responsable de la presse du premier ministre Medvedev sur un sujet sensible. Je lui ai envoyé un télégramme, il m’a répondu parce que je veux avoir des explications sur nos ondes, des explications valables, pas des explications que donnent les amis du premier ministre. Je veux avoir les explications de tous les partis, et je dis toujours que même les tueurs doivent avoir le droit à la justice, à la justice publique, le droit de s’expliquer. C’est pourquoi je suis d’accord pour avoir les ITW de monsieur Assad, de monsieur Poutine, ou de monsieur Trump sur mes ondes.
Quel est le point de vue de Vladimir Poutine sur nos élections françaises ?
La presse attend Marine Le Pen à la Douma. Elle ne s’arrêtera pas et rejoindra Vladimir Poutine le 24 mars dernier.
D’abord, pour l’anecdote, sachez que nous avons invité Marine Le Pen quand elle est venue à Moscou (NDLR le 24 mars 2017) car nous avons des contacts avec des proches de Marine Le Pen. Cette fois-ci, ça ne l’a pas fait car elle ne voulait pas que l’on dise qu’elle était de passage à Moscou.
À propos de Vladimir Poutine, je ne suis pas son attaché de presse mais je connais son opinion.
Il faut comprendre que Poutine soutient toujours les candidats anti-américain, anti atlantiste, anti solidarité atlantiste. Pourquoi on a soutenu Trump? Il n’est pas anti américain mais on pensait qu’il affaiblirait l’OTAN, l’Union-Européenne. Pourquoi on a soutenu le Brexit et monsieur Farage ? Qui est monsieur Farage ? C’est rien, c’est nul, mais ça affaiblit l’Union Européenne, ça veut dire que c’est bon pour nous. Ça affaiblit les relations entre les USA, l’Angleterre et l’Union Européenne. C’est la position du Kremlin, soutenir les candidats anti atlantistes, anti américains, anti européens, c’est à dire que dans ce camp là, nos amis français sont monsieur Fillon et madame Le Pen. L’ennemi, Emmanuel Macron.
Ensuite, il y a la question de la Crimée et des sanctions. On soutient les candidats qui reconnaissent le droit de prendre, enfin, de reprendre la Crimée. Les candidats qui considèrent que la question de la Crimée est réglée, nous les soutenons toujours. Madame Le Pen et monsieur Fillon l’ont dit, pas Emmanuel Macron. C’est là que sont nos intérêts.
Ensuite, il faut garder en tête que monsieur Poutine est très conservateur dans son âme. Si monsieur Poutine était citoyen français, colonel-adjoint de la DGSE, comment croyez-vous qu’il aurait voté ? Au premier tour, pour monsieur Fillon, au second tour pour madame Le Pen. Je lui ai lancé en 2008, alors qu’on se demandait qui il allait choisir entre Obama et McCain, « vous devez voter McCain monsieur le Président!« . Il m’a répondu « ah, tu as tout compris, c’est bien ! » Mais c’est parce que c’est la tradition, l’archaïsme, la religion, l’histoire, ce sont ses valeurs.
Au final, ce sont ces trois points : anti-atlantisme, Crimée/Ukraine et ses valeurs qui l’ont poussé vers monsieur Fillon. Aujourd’hui, le Kremlin souhaiterait très sûrement la victoire de madame Le Pen, monsieur Macron on ne sait pas qui c’est ici.
La vision de la Russie sur l’Europe unie, c’est de l’affaiblir parce que nous avons contre nous un front uni allant de l’Amérique jusqu’à la France/Angleterre sur les questions de l’Ukraine, de la Syrie, des pays baltes. Et si il y a une turbulence dans votre pays après l’élection de madame Le Pen, pour nous c’est gagné.
Voilà pourquoi je ne sais pas sous quelle forme il soutient vos candidats, ces histoires d’argent et de hackers sont vraies ou fausses, quoique pour l’argent c’est plutôt vrai mais nous voyons que Vladimir Poutine fait maintenant monter des gens qui sont liés à madame Le Pen. Par exemple, après 2012, c’est Leonid Slutski, autrefois membre du parti de Jirinovski (NDLR président de la LDPR, parti ultra-nationaliste russe) qui avait organisé la visite de son père. Slutski est aujourd’hui membre de la commission des Affaires étrangères de la Douma. C’est lui qui a payé, via son fonds, la visite de parlementaires français en Crimée, avec monsieur Mariani en tête, je l’ai vérifié.
Comment expliquez-vous la récente visite de Marine Le Pen à Moscou et surtout au Kremlin?
J’ai parlé avec mes contacts au ministère des Affaires Étrangères et de l’administration présidentielle sur la visite de madame Le Pen. Je leur ai demandé ce qu’il s’était passé avec Le Pen, ils m’ont répondu : « elle a demandé !« .
J’ai ajouté, « mais pourquoi Poutine l’a reçue alors que notre candidat était censé être Fillon ? »
Ils ont répondu : « Parce que Fillon n’a pas demandé à être reçu ! »
Bon, ce n’est pas l’explication mais tout de même. On nous avait dit qu’il n’y aurait pas d’images de cette visite. Mais Marine Le Pen a insisté plusieurs fois pour qu’il y ait des photos d’elle, seule avec le président Poutine de diffusées. C’est elle qui a insisté pour que sa rencontre soit médiatisée alors que le Kremlin ne le souhaitait pas à l’origine.
L’administration présidentielle ne voulait pas la présenter comme une amie parce qu’on comprenait qu’elle avait moins de chance que Fillon de gagner. Maintenant nous sommes liés à elle.
Comment va se dérouler la présidentielle russe ?
Le soir où Vladimir Poutine a été réélu pour la troisième fois, en mars 2012.
Personne ne le sait et si quelqu’un vous a dit qu’il savait, ce n’est pas vrai parce qu’il n’y a pas de décisions prises.
Mais il y a des faits.
Il y a quelques mois, l’administration présidentielle a organisé des réunions avec des politologues, sociologues, politiques, pour préparer la réélection de Poutine. Ils ont reçu toutes les consignes nécessaires pour commencer ce travail. Depuis sept à huit mois, l’administration présidentielle prépare sa candidature.
Je pense que Poutine sera réélu sans que l’élection ne soit anticipée (NDLR Une rumeur tenace a fait son chemin à l’automne dernier, insinuant que la présidentielle de 2018 pourrait être anticipée pour assurer la réélection de Vladimir Poutine).
Deuxièmement, si le résultat de l’élection présidentielle semble plutôt évident, on comprend par contre que des changements apparaîtront dans le gouvernement. Vladimir Poutine commence petit à petit à changer ses équipes, au Kremlin comme dans les régions. Autrefois, il y avait des gens autour de lui que j’appelais les frères. Ce sont des anciens du KGB, la soixantaine, anciens sous-colonels comme lui, qu’ils ont connu quand Poutine était maire-adjoint de Saint-Pétersbourg. C’est-à-dire messieurs Iakounine, Ivanov, Patrouchev et les autres, même les gouverneurs. Depuis un an, nous voyons des changements dans les postes clés, des gens que j’appellerais les neveux.
Ce n’est pas seulement une nouvelle génération, ce sont des gens qui ont fait du business sous Eltsine, et leur carrière bureaucratique sous Poutine. Ils étaient businessmen dans les années 1990 et sont maintenant appelés par Poutine dans des administrations, dans les mairies de Moscou et Saint-Pétersbourg, puis il les monte progressivement. Deux exemples, le gouverneur de Nijni Novgorod, Andreï Nikitin et le gouverneur de Perm, Maxim Reshetnikov. Mais il y a aussi le chef d’administration de Poutine, Kirienko. C’est le premier échelon.
Le deuxième échelon ce sont les généraux qui étaient avant les petits capitaines, ses gardes du corps qu’il connait bien et qu’il monte peu à peu dans les administrations civiles pour regarder comment ils fonctionnent. Ils ont tous moins de 50 ans. Ce n’est plus la génération soviétique. Il commence pas-à-pas à changer les principes de son équipe. Ce ne sont pas les principes de loyauté des années 1980-90, ce sont les fils, les neveux et pas les frères.
Medvedev, c’est le frère, mais le frère cadet. Il est loyal c’est sûr. Quand Poutine lui a demandé de quitter le poste présidentiel, il l’a rendu en dix minutes, ça a beaucoup compté pour Poutine. On ne sait pas si Medvedev restera ou non mais il finira peut-être président de la cour suprême ou constitutionnelle un jour.
Je vois en tout cas que c’est une génération politique mais pas génétique qui monte, des gens qui n’ont pas fait leur carrière en URSS.
Qu’en est-il de l’opposition russe ?
Alexeï Navalny à la sortie d’un commissariat, en mars 2012
C’est une nouvelle société qui monte, comme Macron, 39 ans, Navalny, la quarantaine, c’est une génération très ambitieuse comme a pu l’être celle de Blair ou Sarkozy. Ce sont des gens qui ne pouvaient pas faire grand chose mais qui avaient beaucoup d’espérance. Regardez l’Ukraine, il faut chercher les jeunes loups, les gens pas trop idéologiques. Avec des anciens grands empires comme la Russie, la France qui après la guerre a perdu ses colonies, ils n’ont pas l’effet de l’Algérie française, du Kazakhstan russe ou de la Tchétchénie russe. Ce sont des jeunes absolument nouveaux. Donc bien sûr que si Navalny est une personnalité qui peut garder sa vie, je ne dirais pas sa liberté parce que nous avons vu que les gens perdent leur liberté puis la retrouvent, peut-être qu’il deviendra un jour président de la Russie, quand Poutine et ses héritiers seront partis.
Ce qui est intéressant dans l’histoire de la Russie, quand nous regardons comment les grands changements, les grandes réformes ont commencé, nous voyons que l’histoire se répète. Regardez la mort de Staline, il y a eu deux ans en suspend ensuite, c’est ensuite Khrouchtchev qui est sorti du bureau politique et qui a fait les réformes. Après, Brejnev, Gorbatchev…
Donc si Poutine sortait, il y aurait peut-être deux ans d’un pays dirigé par une personnalité politique faible comme Medvedev. Mais Medvedev contre Navalny, qui l’emporterait ? C’est pourquoi Navalny attaque Medvedev, il a très bien compris cela. Attaquer Poutine ? Il est fait de kevlar ! Il s’en fout ! Mais Navalny comprend que Medvedev est son concurrent, pas Poutine. Pas aujourd’hui, pas pour l’élection présidentielle de 2018 mais ensuite, il attaquera l’héritier de Poutine.
La presse internationale a cru remarquer l’apparition de nouveaux visages, plus jeunes, lors de la dernière manifestation d’Alexeï Navalny, le 26 mars dernier, qu’en est-il ?
Le 26 mars 2017, des jeunes défiants la police anti-émeute lors de la dernière manifestation d’Alexis Navalny
Ceux qui sont sortis dans la rue, c’est de la protestation. Ceux qui sortent parfois pour Staline, c’est aussi de la protestation. Ce n’est pas l’important, l’important c’est ce que l’on voit sur les photos que fait Navalny quand il ouvre ses nouveaux bureaux en région. Il y a toujours des jeunes autour de lui. Il ne faut pas regarder ceux qui sortent dans la rue, il faut regarder ceux qui sont volontaires, qui s’engagent, ils prennent des risques, ils sont filmés et fichés par le ministère de l’intérieur mais ils n’ont pas peur, ils ne voient pas la peur. « Quinze jour en prison ? Je m’en fiche ! » se disent-ils! Ils ne sont pas extrémistes, ils sont je-m’en-foutiste, ils n’ont pas peur de l’état.
Pour moi le signal ce n’est pas forcément les gens qui descendent dans la rue parce que ça arrive à peu près une fois par an. Le signal ce sont ceux qui s’engagent comme volontaires dans les régions lointaines dirigées par des gouverneurs et la milice et qui se moquent de tout. Ils y vont, ils montrent leur visage, ils font des photos, ce sont des centaines de jeunes gens qui sont prêts à manifester mais surtout à s’engager, à prendre des risques, à aller en prison, c’est très intéressant.
Je m’imagine si mon fils faisait la même chose, s’il allait jeter ses sandales sur la police. Je m’en ficherais, mais travailler, risquer ses études, ses amis, sa famille, quand je regarde ces photos qui viennent de provinces très conservatrices, ce sont des gens qui vivent dans un autre pays via internet, d’autres valeurs, d’autres principes. « Tu m’interdis d’aller me promener ? Je m’en fout. Tu m’interdis de m’engager dans tel ou tel groupe, je m’en fous. Je proteste comme ça, je soutiens Navalny parce que c’est le chef de la protestation« . Autour de Navalny il y a même des gens qui portent des drapeaux de l’union soviétique et des portraits de Staline. C’est de la protestation contre la corruption. Il y a avec eux des étudiants qui ont étudié à la Sorbonne, à Oxford, c’est la masse qui proteste, c’est une alliance de protestation qu’il fait, et c’est génial.
Je sais d’ailleurs que ça inquiète le Kremlin.
Vous verrez dans les mois à venir qu’il y aura des « projets patriotiques » dans les écoles et universités.
Dans un discours de Macron, j’ai vu une phrase « nous sommes les patriotes contre les nationalistes« . Je pense que Navalny reprendra cette phrase en ce sens qu’il soutient les patriotes, il reprend le flambeau du patriotisme des mains de ces quasi patriotes du Kremlin, ces patriotes professionnels ou patriotes du salaire. Il enflamme ces jeunes-là parce qu’il leur dit que tout ce qu’ils font c’est pour la patrie, ce sont eux les héritiers des gens qui ont gagné la grande guerre. C’est une très bonne chose pour la politique. La concurrence c’est très bien.
Par exemple, au delà des affaires, dans vos élections il y a eu plein de projets différents, il y a eu une bataille de projets, ce qui n’existe plus dans mon pays. J’aurais aimé qu’il y ait un second tour Fillon/Macron parce que ce sont deux projets différents qui se seraient combattus pour que les gens puissent choisir.
Chez nous, il y un projet de Navalny, qui est aussi flou que le projet de Macron et il n’y a pas de projet de Poutine. Qu’est-ce que c’est que cette bataille? C’est une bataille pour garder ou prendre le pouvoir.
Quelles sont les figures de l’opposition aujourd’hui en Russie ?
De mon point de vue, il y a trois personnalités.
Il y a Alexeï Navalny qui est le leader, qui a le flambeau de l’opposition.
Il y a Khodorkovski qui est un symbole de l’opposition dans un sens vaste. C’est une personnalité qui a passé dix ans en prison et qui ne cesse pas de combattre.
Et on commence à voir une troisième personnalité, c’est Dmitry Goudkov qui souhaite devenir maire de Moscou et qui veut faire la même route qu’a fait Navalny en 2013. ça sera d’ailleurs peut-être une coalition envisageable pour le futur. Nous avons donc ces trois figures, nous n’avons plus monsieur Kassianov et monsieur Nemtsov qui lui, a été tué.
Il ne reste donc plus que Navalny pour le flambeau, Khodorkovsky pour le symbole d’oppression et monsieur Goudkov qui est sans parti, sans force comme Macron, qui commence à monter. Les sondages le mettent d’ailleurs autour de 20% tout de même (NDLR en prévision d’élections municipales), ce n’est pas rien.
Êtes-vous une radio d’opposition?
Il faut dire que quand monsieur Poutine a fait du paysage médiatique un plat pays, petit arbre que nous étions, nous sommes devenus un grand arbre, mais seulement parce que nous sommes seuls. Je pense que à Amiens ou à Arras, nous serions une radio banale. Tous les hommes politiques de la région, tous les sportifs, les artistes de la région seraient venus chez nous pour s’exprimer et ça aurait été banal en Europe. Mais en Russie, comme tout est défendu, nous sommes une presse d’opposition parce que nous ne voyons pas comment Navalny pourrait être invité sur une chaîne d’opposition. Nous disons toujours que nous sommes une radio professionnelle, pas d’opposition. Il y a Dojd, média d’opposition qui invite toujours les opposants, nous, nous sommes les autres.
On nous accuse souvent d’être agent de l’état ou de Gazprom, décidez qui nous paie ! Je sais très bien que ma politique rédactionnelle est ouverte, ça se voit, on ne cache pas une politique rédactionnelle. Par exemple, si je publie sur mon site les « Panama papers » ou quelque chose sur la famille de Poutine, ça se verra. Nous ne sommes pas une radio d’opposition mais nous critiquons toujours le gouvernement parce que critiquer l’opposition c’est déjà fait par les chaînes de télévision russes.
Propos recueillis/photos par Paul GOGO pour Ouest-France