Les songes de Maryia

Maryia est infirmière volontaire intégrée dans l’unité 92 de l’armée ukrainienne basée à Marinka, à l’ouest de Donetsk. Le ministère de la défense souhaite en terminer avec l’époque des volontaires en les faisant signer dans l’armée. Pour Maryia, c’est un vrai choix de vie.

SU8B1870.jpg
Au loin, les faubourgs de Donetsk. (Olya Morvan/Hans Lucas)

          Nestor entre timidement dans la cuisine de son appartement. Les fenêtres sont calfeutrées, protégées par des sacs de sable, il faut prendre le risque d’ouvrir la porte qui mène au balcon pour éclairer la pièce. C’est ici qu’il vit, avec quelques hommes de son unité, dans cet immeuble jadis occupé par des civils ayant désormais quitté la ville. La cuisine est organisée de façon anarchique mais pratique, comme c’est souvent le cas lorsque l’armée investit un appartement. Le réfrigérateur de la cuisine est criblé de balles. Dans ce quartier, les balles venues de Donetsk ont une fâcheuse tendance à traverser les murs. La dernière fois que c’est arrivé, c’est dans Nestor que la balle a terminé sa course après avoir traversé les murs de l’appartement. Pile entre les deux yeux.

Maryia, érigée infirmière de l’unité 92 à 25 ans, soulève à son tour le voile qui sépare la cuisine du reste de l’habitation et dépose tout son matériel médical sur la table. Nestor le miraculé s’assoie sur une vieille chaise en bois tandis qu’un de ses collègues met de l’eau à chauffer pour préparer du thé. Maryia retire le pansement qui lui recouvre le front. La balle n’a fait que rebondir sur son crâne, sa plaie est plutôt superficielle quoique bien moche. « Je ne savais même pas que c’était possible, arrêter une balle avec son front… » s’amuse-t-il devant l’assistance. Personne ne l’imaginait effectivement possible. L’infirmière lui retire le pansement gorgé de sang et de désinfectant en douceur puis nettoie de nouveau la plaie avant d’y réinstaller un pansement. Alors que le thé est servi, des combattants font des allers-retours dans la cuisine pour venir y piocher des gâteaux fournis par l’armée par centaines. Dehors, ça gronde, ça tire en rafale, les deux collègues de Maryia, Viktor, 32 ans, le chef du groupe et « Soupchik », 21 ans s’éloignent de la porte ouverte du balcon. « Ça va, ça va, c’est “nach”, notre » lancent-ils pour se rassurer.

« Je voulais m’engager pour soigner. J’ai fait des études d’aide-soignante puis j’ai effectué de nombreuses formations, notamment pour apprendre les bases de la médecine d’urgence. Le premier urgentiste est à 15 minutes d’ici. Si un homme est gravement blessé, je dois maîtriser la situation pendant au moins un quart d’heure » raconte-t-elle devant les soldats admiratifs. Mais l’infirmière a déjà fini son travail, elle engloutit son thé et l’équipe retourne à la base. Dans l’ambulance couleur camouflage, les différents instruments et médicaments voltigent de tous les côtés. Il s’agit de passer de bâtiments en bâtiments le plus rapidement possible, le quartier est régulièrement arrosé à l’arme automatique et sur ces routes boueuses trouées de toutes parts, la conduite est sportive. L’ambulance contourne le QG de l’équipe de médecins puis pile en se garant dans son emplacement, une place entourée de sacs de sable située contre le bâtiment, à l’abri des regards séparatistes.

SU8B1978.jpg
Sommeil volé en journée. (Olya Morvan/Hans Lucas)

L’immeuble, le QG des médecins volontaires hébergés dans ce bataillon est un ancien hôpital qui abritait il y a quelques mois encore les vétérans des différentes guerres auxquelles a été mêlée l’URSS. Quand la ville de Marinka s’est retrouvée au cœur de cette ligne de front, les vétérans ont laissé leur place aux futurs vétérans, ceux de cette guerre du Donbass. Le bâtiment, ce qu’il en reste, est digne d’un décor de film. Trois étages à monter par la cage d’escaliers extérieure et l’équipe entre dans un grand hall jadis vitré. Les rafales de vent traversent désormais le hall détrempé, faisant bouger tout ce qui pend, câbles, morceaux de plâtres et plaques de métal. Puis ils passent de la lumière du hall aux couloirs sombres menant aux chambres, des armes de tous calibres traînent par terre avec quelques munitions. Le long couloir enfumé par les feux des poêles est parcouru de divers câbles pendus au plafond, il y a de l’électricité dans presque toutes les chambres de l’étage. Enfin, l’équipe atteint un second hall, celui des ascenseurs, qui fait désormais office de cuisine. Sur un mur, une croix rouge, c’est la chambre de Maryia et de ses deux collègues.

Le cosaque

La jeune infirmière entame déjà sa troisième cigarette de l’heure, affalée sur l’un des trois lits, une planche posée sur un sommier fait de ressorts. Un pantalon treillis, un t-shirt gris, des cheveux blonds aux reflets bruns ou le contraire, des joues généreuses, des yeux bleus et un sourire qu’elle tente de contenir, échouant régulièrement. Au-dessus d’elle, deux lance-roquettes et une kalachnikov sont accrochés au mur. Sous son lit traîne comme un mouton de poussière une petite roquette grise métallisée. Le balcon de la chambre est recouvert de plaques de métal. Des sacs de sable recouvrent le mur qui donne sur l’extérieur. Le poêle laisse échapper un peu de fumée, plongeant la pièce dans un brouillard d’autant plus dense qu’on y enchaîne les cigarettes. Les murs sont recouverts de coloriages patriotiques envoyés par des écoliers. On y voit des avions de chasse ukrainiens sur un fond bleu, des enfants avec des fleurs. Les enfants ont usé de stratagèmes pour faire deviner l’ennemi sans jamais le dessiner. Dans le Donbass, peu de choses distinguent l’ennemi de son propre camp.

Des cris émanent de la cuisine, c’est le commandant qui s’énerve « mais comment tu oses t’endormir sur les checkpoints ? Tu fais comment si on t’attaque putain ? » L’homme harangué prétexte être malade et frappe aussitôt à la porte de l’infirmerie : « Bonjour, Je m’endors souvent sur les checkpoints, je suis malade, auriez-vous des médicaments pour me soigner ? »

A soldier is being treated by nurse Masha.
Le Cosaque épuisé (Olya Morvan/Hans Lucas)

« Nous allons voir ça », lui répond doucement Maryia en lui prenant la tension. Le soldat, petit bonhomme rond semble récupérer rien qu’en ayant la possibilité de passer un peu de temps dans un endroit chaud. Et surtout, de discuter. L’infirmière lui installe une perfusion censée lui redonner un peu d’énergie et quitte la pièce le temps d’aller nettoyer ses instruments.

« Je suis arrivé ici à l’occasion de la troisième vague de mobilisation » explique-t-il. « Mon fils a fait partie de la 1ère vague. J’étais très inquiet de le savoir à la guerre, il était dans la région de Lougansk, je dois avouer que ça a été un bonheur quand il est rentré, mais la guerre a fait de lui un homme » confie-t-il.

« Et me voilà maintenant ici. Mais je me dois d’être-là, je suis un ancêtre des cosaques, je suis de Poltava, la région des cosaques, mon père vivait en Russie, en Sibérie, aussi chez les cosaques, c’est culturel chez nous de se battre pour notre terre. Pour être honnête, je suis content d’être ici. J’ai une femme, elle est agricultrice, deux enfants et même un petit fils mais pour moi c’est comme si on m’envoyait en vacances pour six mois » estime-t-il. Mais depuis qu’il s’est lancé dans ce récit, des larmes perlent sur son visage. Il n’est pas malade, il le sait, il est juste physiquement et mentalement épuisé. Maryia qui s’était absentée quelques minutes refait son apparition, l’homme sèche rapidement ses larmes.

SU8B2464.jpg
Maryia à l’heure du repas. (Olya Morvan/Hans Lucas)

Songes existentiels

La perfusion se termine, le soldat attrape une cigarette, Maryia en a déjà une nouvelle à la bouche. L’homme se met à parler de son passé dans l’armée rouge, et de son frère installé à Krasnodar en Russie. « Mon frère comprend tout à fait ce qu’il se passe ici » raconte-t-il, ne s’exprimant plus qu’en regardant l’infirmière qui échappe à tous les regards. Le soldat a visiblement besoin de parler, de s’extraire de sa vie quotidienne plus que de médicaments. Mais Maryia est froide, et « Soupchik » entre dans la chambre, tout sourire. La jeune femme lui lance sur un ton maternel, « c’est la guerre dehors ? »

« Oui ! », répond le jeune combattant, tout souriant, content de lui comme s’il avait fait une bêtise.

Toute la chambre fait semblant de ne pas entendre ce qui se passe dehors mais depuis une heure, les combats ont repris. Dans la matinée, une unité d’élite partie faire du renseignement côté séparatiste, est revenue, a débriefé, puis a lancé les combats à l’arme automatique. Les séparatistes, eux, ont ensuite répondu avec de l’artillerie lourde.

Écouter un son enregistré depuis la chambre de Maryia

Un autre soldat entre dans la chambre pour poser son sniper le temps d’aller boire un thé dans la cuisine. « Je viens de descendre un séparatiste, ça c’est fait ! Mais malheureusement on n’a pas pu récupérer le corps » s’écrit-il, en quittant la pièce, suivi par le triste bonhomme déprimé.

Une nouvelle cigarette à la main, Maryia s’explique sur sa froideur, « c’est vrai que je ne rentre pas trop dans la discussion avec eux parce que je ne veux pas m’attacher. On ne sait jamais, je peux être amenée à récupérer leurs cadavres un jour ».

Elle se lève, attrape une gamelle métallique et va chercher sa ration de patate au lard dans la cuisine puis revient s’allonger dans son lit et veiller jusqu’à minuit, l’heure à laquelle les combats se calment généralement. Une sorte de permanence qu’elle tient en cas de coups durs. Une position de tir ukrainienne est installée sur le toit, quelques étages plus haut. Les murs tremblent et les esprits sursautent lorsque reprennent les tirs. Puis quelques minutes après, c’est au tour de l’artillerie séparatiste de répondre et de venir s’évanouir dans les gravats des immeubles du quartier, délaissés par les civils. Les explosions sont sourdes, elles prennent un coté irréel sans les images. L’un de ces obus termine au pied du balcon de la chambre, des éclats volent jusque dans les plaques de métal protégeant la pièce.

Mais allongée dans son lit, Maryia est concentrée sur autre chose. On ne peut pas penser à la guerre en permanence, il faut savoir décrocher, retrouver ses songes pour ne pas se laisser envahir par ses bruits sourds et tremblements. Et c’est un songe particulièrement existentiel qui occupe les trois membres de l’équipe. L’armée, ses services administratifs, ne cessent de relancer Maryia, Viktor et « Soupchik » sur une question: Souhaitent-ils s’engager dans l’armée pour les trois prochaines années?

« Ils attendent une réponse dans les jours qui viennent, les volontaires de l’armée sont amenés à disparaître, nous sommes les derniers. Mais s’engager pour trois ans, c’est … différent » explique Maryia.

« Nous faisons partie d’un groupement appelé «armée des volontaires », ce groupe de volontaires présents partout sur le front sont en fait majoritairement des anciens du bataillon de volontaires (nationalistes) « Pravii Sektor » raconte Viktor, l’ancien professeur d’histoire devenu tatoueur puis soldat. « Désormais nous devons quitter le front ou nous engager, mais trois ans, c’est long » explique-t-il à voix haute. « Oui, c’est long, ça fait déjà deux ans que nous sommes ici, rempiler pour trois ans, c’est un choix de vie » lance Maryia. En Ukraine, près de 65 000 personnes ont déjà signé pour le front.

su8b1983
Maryia en discussion avec ses collègues le temps de réchauffer un flacon. (Olya Morvan/Hans Lucas)

Les sens de la guerre

Le commandant frappe à la porte. « Eh le français ! Tu veux voir ce qu’il se passe dehors ? ». Viktor nous escorte dans le couloir de l’hôpital. Il fait noir, c’est enfumé, le béton vibre des tirs d’artillerie, il frappe à l’une des portes.

Dans la pièce, un petit homme est affalé dans son fauteuil. À la vue des visiteurs, il coupe précipitamment le film qu’il était en train de regarder sur son ordinateur. À côté, un autre écran d’ordinateur et sur cet écran, la guerre en direct. Des images infrarouges de caméras de vidéo-surveillance positionnées sur le terrain, en direction de Donetsk. C’est un écran en noir et blanc qui permet de mettre des images sur les sons que l’on entend aveuglement lorsque l’on vit à l’abri des tirs. Les images surréalistes font froid dans le dos. On y voit au premier plan un petit étang puis une grande plaine parcourue par des lignes électriques. Au fond, une série de terrils plus ou moins hauts depuis lesquels tirent les séparatistes. Et en haut à droite de l’image, des dizaines de lumières, les lumières des faubourgs de Donetsk situés à deux kilomètres de la périphérie de Marinka. Régulièrement, des traînées blanches traversent l’écran pour exploser à proximité des caméras. Elles sont parfois plusieurs à illuminer le paysage pendant quelques secondes comme des fantômes, soldats de la mort qui font des allers-retours entre deux positions invisibles. Car aucun homme n’apparaît sur les différentes images des caméras. Il faut connaître les emplacements des différentes positions par cœur pour comprendre ce qu’il se passe, là, dehors, derrière les murs de sacs de sable.

Juste avant que le commandant ne revienne en trombe dans la pièce, un tir violent, a atterri dans l’angle gauche de l’écran, faisant trembler l’immeuble «dans la vraie vie». « Repasse-moi les images du tirs. Merde, c’est pas bon ça » grogne-t-il, puis il attrape un chaton qui se promenait dangereusement dans les nœuds de câbles et de fils électriques et le pose sur ses genoux. « Il est tombé où ? Ah, c’est pas loin ça », il prend son talkie-walkie « c’est tombé près de chez vous, ça a touché l’immeuble ? » s’écrit-il, en caressant son chaton.

Dans la pièce d’à côté, une sonnerie de téléphone d’une autre époque retentit, un «dring-dring» froid et fort que l’on a perdu l’habitude d’entendre. « C’est trop dangereux pour nous de communiquer par talkie-walkie, ils nous écoutent de l’autre côté. Du coup, nous avons récupéré ce vieux poste qui est relié par câbles à toutes nos positions » raconte le commandant. Une épaisse liasse de câbles traverse le mur de sacs de sable pour rejoindre le gros boîtier fait de bois. Quand une position appelle, le téléphone sonne et le voyant rouge s’allume. Pour faire passer son message, le soldat en charge de la communication doit tourner une manivelle. « Ce n’est pas super moderne mais en communiquant par téléphone, nous prenons le risque de nous faire couper le réseau, et par talkie-walkie… Nous nous écoutons tous au point de parfois finir sur les mêmes ondes. Ça peut nous arriver de discuter avec les séparatistes même si le plus souvent ils en profitent pour nous insulter ».

« Venez, on va vous montrer quelque chose » lance Viktor. De l’autre côté du bâtiment, une autre chambre dans laquelle s’est installé un militaire arrivé dans l’après-midi ordinateur à la main. Avec deux autres militaires, ils sont installés dans cette chambre vide, occupés à sonder les ondes de la région. « Contrairement aux séparatistes, nous ne communiquons que très peu avec nos talkie-walkie. C’est un avantage que nous avons sur eux. Surtout que généralement, dans le feu de l’action, ils oublient de prendre des précautions lorsqu’ils se balancent leurs positions » raconte l’homme, assis devant son ordinateur.

L’esprit Maidan

« Je fais comment pour me rendre sur ma position si j’ai pas de voiture, putain ? Ils sont où nos véhicules ? J’ai plus de chauffeur, plus de voiture, je fais comment pour vous envoyer vous battre, putain ? La voiture devait être revenue à 9h, il est 9h20, elle n’est toujours pas là, je fais comment, putain ? » Ce matin, c’est le commandant d’une position qui réveille Maryia. Dans le couloir, il houspille un homme ayant cassé l’une des rares voitures du bataillon. La nuit a été calme mais les soldats ont tout de même retrouvé un obus de 122 mm dans le toit de l’immeuble, sûrement l’un de ceux qui ont plu sur le quartier la veille. Mais l’infirmière est encore endormie lorsqu’un jeune homme, les yeux cernés au point d’être marrons, entre dans la pièce. Timide, la capuche treillis sur la tête, une rose à la main, ses regards gênés furtivement lancés en direction des intrus poussent à s’échapper de la chambre.

SU8B2221.jpg
Maryia. (Olya Morvan/Hans Lucas)

Viktor, le chef de cette petite brigade de médecins volontaires entre à son tour dans la chambre. Il est vexé. Son ambulance est en panne et il a appris en revenant du garagiste qu’un homme blessé dans la nuit avait été soigné sans que ne soit fait appel à la fine équipe. Le sujet est sensible car les trois tentent de montrer qu’ils sont indispensables, rêvant de conserver ce statut d’intermittents de la guerre non rémunérés. Le tout, dans cette omniprésente réflexion: rejoindre l’armée ou non ? L’armée est envahie de nouvelles recrues sous contrat venues y gagner quelques sous. L’aventure rémunérée à l’autre bout du pays plutôt que le chômage alcoolisé à la maison. Mais Maryia et ses amis sont loin de cet esprit, c’est Maidan et son esprit romantique de volontariat et de solidarité qui les ont amené à rejoindre le front.

Signer un contrat, c’est devenir un professionnel de la guerre. Chacun pèse le pour et le contre de son côté, la jeune femme casse les assourdissantes réflexions silencieuses et relance : « Pourquoi nous battons-nous encore ici aujourd’hui ? Notre quotidien est au final plutôt calme…

« Ça serait six mois ou un an, je signerais sans réfléchir, mais trois ans c’est long, c’est un choix d’avenir ».

La jeune volontaire ne cache pas son appartenance à un milieu social aisé. Forcément, son entourage n’a pas compris qu’elle utilise son diplôme d’aide-soignante pour partir au front. « Ma mère n’aime pas me savoir ici. Elle ne connaît personne dans son entourage dont les enfants sont au front, elle ne comprend pas pourquoi elle doit subir cette situation. Elle me dit souvent que je me bats pour les intérêts des gouvernements. Mais mon copain se bat aussi au front, je ne pouvais pas ne pas m’engager. Et puis ma grand-mère me soutient. Elle a vécu la seconde guerre mondiale, elle est fière que je me batte. A la maison, elle enregistre tous mes passages à la télévision sur une cassette » explique-t-elle.

SU8B2358.jpg
Maryia et sa seringue. (Olya Morvan/Hans Lucas)

« Je rêve d’être professeur des écoles, c’est peut-être l’occasion de me lancer, car qui voudrait confier ses enfants à une femme qui a passé cinq ans sur le front ? » Viktor la coupe en rigolant, «personne, ça c’est certain ! Moi je n’ai pas de plans pour la suite, on ne sait pas ce qui peut arriver dans les deux minutes qui viennent, alors ça n’a pas de sens d’essayer de faire des plans pour le futur. Mais je dois avouer que trois ans c’est long, je ne sais pas si je veux continuer à me battre sur ce front… D’un autre côté, j’habite à 200 kilomètres d’ici, ce n’est pas juste pour la guerre que je suis là, c’est aussi parce que c’est chez moi. L’Europe et les USA nous aident mais si nous ne sommes pas sur le terrain pour arrêter les tanks, ils iront jusqu’à Kiev !»

Maryia s’amuse à charger et décharger une kalachnikov qui traînait sur son lit, « je ne sais pas, j’ai déjà sacrifié deux ans de ma vie à la guerre. J’ai 25 ans, je pense que c’est assez… »

SU8B2409.jpg
Maryia enlace « Soupchik » de retour du front. (Olya Morvan/Hans Lucas)

« Gardez la santé »

La réflexion collective est alors interrompue par l’arrivée d’un nouveau visiteur, un soldat qui vient chercher sa piqûre. Malicieusement, Maryia lui propose de lui faire sur les fesses. « Je pourrais totalement la faire ailleurs mais autant en profiter » chuchote-t-elle. Mais le copain de Maryia fait justement son entrée et enlace aussitôt son infirmière de copine. L’homme a 40 ans, il en parait encore plus, longue barbe, pas rasé, un bonnet bleu vissé sur la tête… L’amant anonyme de l’infirmière se bat sur une position ukrainienne située au nord de l’aéroport de Donetsk, lui a signé dans l’armée, mais se garde bien de conseiller sa dulcinée sur le sujet.

La nuit s’installant, c’est l’occasion pour les soldats de relancer la bagarre. Ce soir, c’est le camp d’en face qui relance les hostilités. Un homme entre dans la chambre, « qui veut écrire un message pour les séparatistes sur ma roquette ? Je vais la lancer demain matin » s’exclame-t-il comme un enfant. La jeune femme pose la roquette sur ses genoux et écrit « Et surtout, gardez la santé ! » Puis l’homme quitte la pièce en secouant sa roquette dans tous les sens.

« Tiens, puisque les combats reprennent, ça vous dit d’aller voir sur le toit comment ça se passe ? » propose Viktor. Maryia s’y oppose vivement mais trop tard, les gilets pare-balles et les casques sont déjà enfilés.

Le point d’observation du front est situé sur le toit de l’hôpital. La guerre peut parfois se retrouver à une rue de chez soi. Une rue calme, des maisons aux cheminées fumantes, puis, à l’extrémité d’un terrain vague, le chaos. C’est la même chose dans cet immeuble. Il y a la cuisine fumante, paisible, que le cuisinier s’efforce d’alimenter en repas copieux trois fois par jours. Puis, il y a la porte de la cuisine menant vers la cage d’escalier, elle est située à côté des deux ascenseurs hors service. Pour rejoindre le toit, il faut passer cette porte et monter les trois étages en courant dans le noir afin de ne pas attirer les tirs.

Écouter un son enregistré sur le toit de l'immeuble.

En haut de l’immeuble, une mitrailleuse et des caisses de munitions. La guerre fait rage tout autour du bâtiment. À Marinka, la guerre se fait de terrils en terrils et d’habitations en habitations. Collés au mur extérieur de la cage d’escalier, la vue est impressionnante. Les tirs semblent venir de nulle-part. Une fois encore, aucun homme à l’horizon, seulement des traînées rouges et jaunes qui traversent le ciel comme de rapides étoiles filantes mortelles. Les explosions dues à l’artillerie employée par les séparatistes sont proches et violentes, l’immeuble tout entier est secoué. Les ukrainiens situés à l’arrière de nos positions tirent à l’arme automatique, les balles fusent et sifflent à quelques mètres. Tout se mélange, une explosion à gauche, des balles glissent à droite, d’autres nous étant destinées à gauche. Des positions ukrainiennes nous tirent dessus sans nous toucher, les conflits internes reprennent parfois vie sur le terrain…

La pression

Ce matin, les tirs sont rares. Dans les rues ravagées du quartier, quelques soldats osent même revenir du centre-ville à pied, sans courir. Le ciel est bleu et l’absence de tirs a permis de remplacer les aboiements des chiens par les chants des oiseaux. Pour Viktor et « Soupchik », c’est l’occasion de s’entraîner au tir sous le regard désapprobateur de Maryia. Depuis le couloir de l’hôpital, les balles sont tirées d’un bout à l’autre et finissent leur course dans l’immeuble d’en face. Mais la jeune infirmière se glisse discrètement dans une pièce pour répondre au téléphone, une amie l’appelle pour discuter de son éventuel engagement dans l’armée.

SU8B2257.jpg
En attendant la fin des bombardements. (Olya Morvan/Hans Lucas)

Puis c’est Viktor qui doit interrompre son entraînement pour répondre au téléphone, « je réfléchis, trois ans c’est long, j’ai besoin de temps pour décider mais il est clair que le gouvernement ukrainien nous met la pression » explique-t-il à une connaissance. Finalement c’est un autre soldat qui coupe l’entraînement : « Quelqu’un s’est plaint de la présence de journalistes dans le bataillon, il faut les évacuer avant que le commandant ou le SBU (services de sécurité) n’arrive ».

Maryia qui était à l’écart n’a pas entendu l’annonce et poursuit sa discussion au téléphone, elle prononce quelques derniers mots : « Si on veut signer le contrat, il va falloir se décider rapidement ou nous allons être remplacés… »

Paul Gogo

Photos d’Olya Morvan, à retrouver sur son site

Ouest-France. « À quoi ressemble une ligne de front ? »

Reportage publié dans l’édition du Soir de Ouest-France.

Les photos sont de la photographe Olya Morvan.

image-1024-1024-226388
Infographie Ouest-France

Une ligne de front ou ligne de démarcation représente une frontière occupée par des armées ayant souvent pour objectif de déplacer cette ligne. Le front peut être actif ou gelé, mais dans tous les cas, la vie y est beaucoup plus présente que ce que l’on peut imaginer. À quoi ressemble une ligne de front en 2016 ? Voici celle du conflit ukrainien, en dix images (…)

[Décalage Diplo] « Dans le Donbass, tous perdants ? »

à lire sur Décalage Diplo

KIEV. Par Paul Gogo. Dans l’Est de l’Ukraine, oubliés par la Russie, les séparatistes n’ont autre choix que de s’imaginer un futur lié à l’Ukraine.

DSC_2517
Igor Plotnitski, président de la république autoproclamée de Lugansk (LNR) et Alexandr Zakharchenko, président de la république autoproclamée de Donetsk (DNR). Conférence de presse, Donetsk, 2 février 2015. crédit : Paul Gogo.
Depuis le début du conflit, les séparatistes ont eu à avaler de nombreuses couleuvres. On a tendance à l’oublier, mais le projet politique initial des séparatistes pro-russes du Donbass était de recréer la « Nouvelle Russie » où « Novorossiya ». Si la zone séparatiste actuelle est encore dirigée par d’anciens militants de la nouvelle Russie, le projet, lui, est tombé à l’eau, il y a quelques mois, au cœur de la guerre. Et pour cause, les séparatistes ont rapidement compris qu’ils devaient revoir leurs ambitions à la baisse quand ils ont réalisé qu’aucune attaque de grande ampleur ne pouvait se faire sans l’aval et l’aide de l’armée russe fasse à une armée ukrainienne faible mais de plus en plus organisée.

C’est lors de l’été 2014, quand l’armée ukrainienne qui reprenait rapidement du terrain et a été violemment repoussée par les séparatistes aidés par l’armée russe, que les généraux ukrainiens ont compris que chaque attaque entraînait une réplique russe. Le risque donc de faire un pas en avant, repoussé de deux en arrière. Depuis, excepté les batailles d’Ilovaïsk et de Debalstevo, points stratégiques qui devaient appartenir à un camp, les seules attaques séparatistes relevées correspondaient à une réponse d’attaques ukrainiennes (Shyrokine) où à un coup de pression Russe à la veille d’une rencontre internationale (Marinka).

Des soldats séparatistes dépendants 
Pour le reste, les déclarations des séparatistes n’étaient que propagande et coups de pression. Ils ont longtemps clamé qu’ils prendraient la ville portuaire de Marioupol (sud de Donetsk). La Russie n’en voulait pas et officieusement, cela n’arrangeait pas vraiment les affaires des séparatistes. Car cette ville ne se prend pas avec des tanks et des bombes. Les clés sont à négocier avec Rinat Ahmetov, toujours et plus que jamais, encore aujourd’hui, le roi du Donbass. Lui, a toujours tenu à garder ses usines en Ukraine. Il nourrit de nombreux habitants du Donbass avec son aide humanitaire et participe à la naissance d’une « économie séparatiste » en s’approvisionnant en zone prorusse avec les transactions financières qui vont avec.

La prise de villes comme Kharkiv ou Odessa sont également rapidement apparues totalement irréalistes. Les séparatistes n’ont quasiment jamais eu les moyens de leurs ambitions. De facto, le projet de Novorossyia où d’une quelconque conquête de grande ampleur sont donc tombés à l’eau. D’autant plus que ce projet défendu par des séparatistes anti-impérialistes d’extrême-droite n’a jamais reçu que peu d’écho dans la société civile du Donbass.

Le nettoyage russe
Puis, il y a eu le ménage russe, apparu très tôt dans le conflit mais qui prend de l’ampleur depuis quelques mois. La Russie n’a jamais voulu de Novorossiya, pas plus d’une intégration du Donbass en Russie (contrairement à ce que la propagande séparatiste a longtemps fait croire à la population qui déchante désormais). Alors rapidement, les agents russes présents dans le Donbass ont lancé des opérations de nettoyage dans les instances militaires et politiques séparatistes. D’abord dans les bataillons pour calmer les têtes brûlées qui prenaient trop de liberté avec les ordres et abusaient de la corruption, puis dans les ministères pour se séparer de ceux qui ne souhaitaient pas respecter les demandes du Kremlin et donc les accords de Minsk. Ces éliminations ont été particulièrement médiatisées à cause de leurs violences (assassinats de personnages réputés) et de par leur efficacité (des personnalités politiques séparatistes disparaissent soudainement de la circulation et réapparaissent quelques semaines plus tard à Moscou). Ceux qui restent sont désormais ceux qui acceptent de gouverner la main du Kremlin sur l’épaule.La défaite de l’Europe
Enfin, il y a quelques semaines, les séparatistes avaient promis d’organiser leurs propres élections locales alors que l’Ukraine organisait les siennes. Mais il était hors de question pour Poutine d’envoyer balader l’application des accords de Minsk. Il s’agissait même pour lui d’utiliser les échéances de l’application du cessez-le-feu et des élections locales pour progressivement conclure la séquence ukrainienne, tenter de faire sauter quelques sanctions au 31 décembre et se concentrer sur la Syrie. Vladimir Poutine s’est donc aligné sur ses « partenaires » européens en demandant l’annulation des élections séparatistes. Message reçu. Les prorusses ont décidé de reporter leur scrutin à 2016.

Mais depuis, ils multiplient les déclarations « tolérantes » envers l’Ukraine, il n’est plus question de s’adresser à « l’Ukraine fasciste ». Organiser des élections reconnues par l’OSCE et donc par l’Ukraine ? Pourquoi pas. À conditions que l’Ukraine vote ce fameux amendement à la constitution relatif à l’indépendance des régions du Donbass. Ça tourne bien puisque c’est prévu par les accords de Minsk. Certains détails mis en conditions par l’Ukraine (reprise ukrainienne du contrôle de la frontière Russe, amnistie des séparatistes) ne sont pas près d’être réalisés mais les séparatistes comprenant que leur avenir ne se fera pas plus avec la Russie qu’avec l’Ukraine, commencent à s’ouvrir à la discussion.

Cette situation est d’ailleurs voulue par Vladimir Poutine. Car en œuvrant pour garder cette zone hybride, le président russe fait l’économie du financement d’une région, certains services publics (pensions) sont encore financés par la Russie pour le moment mais rien à voir avec l’investissement criméen. Ce sont l’Ukraine, l’Europe et leurs ONG qui devront dépenser beaucoup d’argent et d’énergie dans la région dans les années à venir. Les européens préféreront toujours dépenser de l’argent pour le Donbass que de prendre le risque d’une complication. C’est la reprise des combats qu’il faut éviter. Enfin, et c’est le point principal de la stratégie russe, en conservant cette situation de conflit gelé, le président Russe garde un couteau dans la plaie ukrainienne, européenne et américaine, à remuer comme bon lui semble,et cela, ça n’a visiblement pas de prix dans la Russie de 2015.