Reportage dans l’hôpital où l’on soigne à 420 mètres de profondeur

Reportage réalisé en Biélorussie pour le magazine Neon (publié en avril-mai 2019).

Pour soigner votre asthme, vous pouvez prendre de la ventoline. Ou, comme notre journaliste, plonger dans une mine de sel à 420 mètres de profondeur, au fin fond de la Biélorussie.

« Que les choses soient claires ! Vous vivez comme un patient, vous ne sortez pas de l’hôpital, pas de cigarette, pas d’alcool », annonce d’un ton sec Pavel Levchenko, médecin-chef de l’hôpital spéléologique de Soligorsk, à 130 kilomètres au sud de Minsk, la capitale de la Biélorussie. Spéléologique ? Une partie de cette clinique d’un genre particulier est située dans une mine de sel, 420 mètres sous terre. Son air salin, pur et sain, permettrait d’y soigner l’asthme et les bronchites des gens. A condition d’y passer plusieurs heures chaque jour. Ça tombe bien : je suis un asthmatique chronique.

« En bas, en cas d’incendie, ouvrez ce boîtier et sortez le masque à oxygène. Le personnel vous évacuera le plus rapidement possible. »

Appuyé sur son bureau, les manches retroussées, Docteur Pavel continue sur le même ton : « Vous devez jouer le jeu et respecter les horaires de sommeil et de repas, c’est dans le règlement de l’établissement. » Car la clinique a beau être située en périphérie de Soligorsk, au bord d’un lac et au milieu d’une forêt de pins, il est hors de question de prendre cet établissement pour une colonie de vacances. Dans son dos, un portrait d’Alexandre Loukachenko, l’autocrate biélorusse à calvitie et moustache, est accroché au mur. Cet ancien agriculteur dirige la Biélorussie d’une main ferme depuis 1994. « C’est grâce à lui que cet hôpital existe », l’encense Pavel en pointant le dirigeant du doigt. Mon asthme lui dit merci. Je vais rejoindre la session de traitement en cours le lendemain matin, pour trois jours. Il est 10 heures et le monsieur sécurité de la mine m’attend dans son bureau, l’air grave. Il pose une grosse boîte grise devant lui. « En bas, en cas d’incendie, ouvrez ce boîtier et sortez le masque à oxygène. Le personnel équipé de lampes vous évacuera le plus rapidement possible. Mais pas d’inquiétude, nous n’avons jamais eu aucun incident dans la mine », assure-t-il. Pas le temps de discuter, mes camarades de soin attendent déjà sur le parking. Tous les jours à 13 heures, un bus les emmène jusqu’à la mine n° 1, à sept kilomètres de l’hôpital. Pour cette session, ils sont une soixantaine à avoir payé entre 320 et 400 euros pour passer onze jours dans la clinique et descendre dix fois, cinq heures durant, sous terre. La mine étant toujours en activité, notre bus traverse des groupes de gueules noires aux lampes collées au torse, de gigantesques terrils en arrière-plan. Le gisement serait le plus grand d’Europe, il s’étale sur 350 kilomètres carrés. Très puissante à Soligorsk, l’entreprise Belaruskali y exploite six mines de sel et transforme ses ressources en engrais vendu dans le monde entier. Depuis 1990, c’est aussi elle qui gère l’hôpital spéléologique.

Un autre monde s’ouvre à nous : un tunnel aux murs faits de strates rouges et blanches et un sol recouvert de sel.

Équipés de casques et de bleus de travail, nous entrons dans un grand hangar. Guenadi, la trentaine, a sorti son enceinte portable et il se charge de la BO de notre descente dans les entrailles de la terre. Adèle et Freddie Mercury font le voyage avec nous. Comme des parachutistes, nous entrons en ligne dans une cage métallique, plongés dans le noir. Nous sommes secoués par les frottements de notre caisse sur les parois du puits. Deux minutes plus tard, une lumière apparaît, des mineurs nous libèrent. Un autre monde s’ouvre à nous : un tunnel aux murs faits de strates rouges et blanches et un sol recouvert de sel. C’est le cadre de cette thérapie née en Europe de l’Est dans les années 1950, aujourd’hui répandue dans le monde entier.

Leur effet médical n’est pas réellement prouvé, mais le sel blanc et le sel rouge assainiraient et assécheraient l’air qui devient alors antibactérien et antiallergique. « Cette atmosphère calme l’asthme, soulage les symptômes des maladies pulmonaires et renforce le système immunitaire, m’explique un médecin. Dans un hôpital, il y a 300 à 500corps microbiens par mètre cube d’air. Ici, vous n’en trouverez que 140 environ. » Le traitement consiste essentiellement à respirer l’air de la mine. Mais pour stimuler tout cela, les patients sont poussés à réaliser des activités physiques. « Du foot, du volley, du badminton, du ping-pong, du billard, de la gym, de la marche nordique… On peut également regarder la télé, à condition d’avoir les films sur clé USB. » Car sous terre, pas de téléphone ni de chaînes de télévision. Un grand couloir fait le tour du complexe sur plus de 400 mètres. Creusées de façon perpendiculaire, d’autres galeries mènent à de petites entailles : nos chambres attitrées, six lits séparés du couloir par des petits rideaux. J’ai à peine le temps de m’installer. Alors qu’un cours de gym improvisé se termine, les lumières des chambres s’éteignent. Sieste obligatoire durant une heure trente. Il fait froid, la température est maintenue à 16 °C. « On ne fait plus de bruit et on se couche ! » crie une infirmière. On entend encore quelques personnes tousser, des bruits sourds résonnent, les courants d’air sont costauds, mais le froid finit par m’endormir.

J’ai froid, j’ai les lèvres complètement desséchées, mais j’ai la sensation de respirer comme à la montagne.

16 h 35, le réveil est violent sous la lumière blanche des néons. J’ai froid, j’ai les lèvres complètement desséchées, mais j’ai la sensation de respirer comme à la montagne. Vladimir, 38ans, s’arrête devant la chambre qui m’a été octroyée et me donne rendez-vous au numéro 18, deuxième tunnel à droite. Venu de Minsk, il a laissé femme et enfants pour passer dix jours à Soligorsk. « Il y a troisans, mon médecin m’a diagnostiqué une bronchite asthmatique chronique », confie-t-il. Son nez rouge coule en permanence à cause d’une allergie. « Ce n’est que ma deuxième descente, mais je me sens mieux depuis que je suis là. » Il me tend le bouchon de sa Thermos emplie de thé à la bergamote. Employé de bureau, c’est son travail précédent qui l’a rendu malade. « J’ai longtemps bossé dans des usines métallurgiques, dans la région de Gomel, en Biélorussie, mais aussi en Russie, du côté de Magnitogorsk. J’ai passé ma carrière à avaler de la poussière. » Son traitement est en partie remboursé par l’Etat. « Je pourrais me contenter d’un traitement normal avec des médicaments, mais tout le monde me dit que la mine, ça marche. »

Le temps passe vite sous terre. Je rejoins un groupe de quinquagénaires en pleine partie de volley-ball. La présence d’un Français dans la mine n’a échappé à personne, tout le monde me veut dans son équipe. Les échanges s’enchaînent, on adapte les règles au lieu, exigu. Il n’y a qu’1,50mètre entre le filet et le plafond. « On continue même quand la balle touche les murs, sinon on ne joue jamais », m’indique l’un d’entre eux. Viktor, un employé d’usine, tape un peu fort dans le plafond, quelques cailloux dégringolent. Les autres rigolent : « T’es gentil, mais ça fait deux fois, on aimerait bien rentrer vivants ce soir ! »

Un courant d’air traverse la mine, ce sont des patients venus passer la nuit sous terre qui sont en approche.

Il est déjà l’heure de conclure cette première séance spéléologique. Nous attendons quelques minutes au fond du puits avant de remonter. Un courant d’air traverse la mine, ce sont des patients venus passer la nuit sous terre qui sont en approche. De retour à l’hôpital, le couvre-feu est de rigueur. A 22heures, une infirmière vient s’assurer que je suis prêt à dormir.

Ma deuxième journée commence par une piqûre. « Vous allez faire une prise de sang et passer un électrocardiogramme, c’est obligatoire, nos patients doivent être en pleine forme », justifie l’infirmière. Guenadi est déjà sur le parking. « La descente ? C’est une formalité », se vante-t-il, avant de se lancer dans une série de blagues. Aujourd’hui, dans la mine, c’est Sergueï, 50ans, qui partage ma chambre. Lui aussi est asthmatique. Sergueï travaille à Minsk dans un institut chargé de contrôler l’air de ce genre de lieu. « Cette mine est unique de par la composition de son sel », m’affirme-t-il. A l’Est et même en France, de nombreux instituts proposent des « grottes de sel » à leurs patients. Il s’agit de pièces remplies du minéral dont l’air a été assaini. Les personnes y passent des heures dans des transats. « On teste l’acidité des lieux, la qualité de l’air, de la roche. Certaines de ces mines ou de ces salles de spéléothérapie ne sont pas super efficaces. Celle-ci a une efficacité plus évidente. Il faut juste y venir plusieurs fois pour en ressentir les effets. »

Impossible de profiter du silence du lieu, les infirmières diffusent de la pop russe dans des haut-parleurs.

A l’extérieur de notre chambre, des grands-mères enchaînent les tours de mine, bâtons de marche en main. Même coupé du monde, impossible de profiter du silence du lieu car les infirmières diffusent de la pop russe dans des haut-parleurs. Alors que le cours de gym débute, Vladimir vient me proposer son thé d’après sieste. Le rideau de sa chambre fermé, il se confie : « Je m’ennuie un peu, ça me rappelle quand je bossais dans l’Oural, je vivais en dortoir avec un Allemand et un Italien. Sauf qu’on sortait dans des clubs de strip-tease. Là, on ne peut pas sortir. Hier, j’ai regardé un film avec mon voisin de chambre, puis on s’est couchés. » Envieux, il glisse : « J’ai entendu dire qu’il y a une chambre dans laquelle huit personnes ont fait une soirée hier… » Son coloc, un Russe originaire du Caucase, passe boire un thé : « Personne ne nous entend ici, on peut parler politique ! Poutine est un salaud, c’est un chef de gang », lance-t-il. Vladimir ne porte pas non plus son président dans son cœur : « En Russie, il y a des poupées russes avec les têtes des différents présidents du pays. Vous ouvrez et vous trouvez Poutine, Medvedev, Eltsine, Gorbatchev… En Biélorussie, il n’y en a qu’une : Loukachenko ! »

Le lendemain matin, ce sont d’ailleurs les autorités biélorusses qui me sortiront de mon trou. Rendez-vous au commissariat de police de la ville pour m’enregistrer. Pour les étrangers, c’est obligatoire. Une vieille femme noyée dans ses papiers et un policier en uniforme me cuisinent d’un air inquisiteur… Puis me laissent replonger dans les profondeurs. C’est mon dernier jour sous terre. Des mamies qui me saluaient quotidiennement dans les couloirs de l’hôpital tiennent à m’inviter. « On a tout comme à la maison, du thé, des biscuits, et même un barbecue, enfin… des chips goût barbecue », s’amuse Natacha, 67 ans, en sortant sa Thermos. Ses deux nouvelles copines, Irina et Svetlana, prennent des photos tandis que Natacha me montre des images de sa maison de campagne. « La première fois que je suis descendue dans la mine, j’ai eu peur, j’ai eu des vertiges. Mais maintenant, je trouve ça super ! » La petite bande fait des kilomètres de marche tous les jours. L’occasion de papoter. « C’est important de faire des efforts, ça fait partie du traitement. C’est ma deuxième fois ici, et je n’utilise déjà plus d’inhalateur, je ne prends plus de médicaments », se réjouit-elle. Derrière la tenture de leur chambre, on prépare déjà la sortie. Le lendemain matin, les médecins m’autorisent à quitter l’hôpital. Ma toux asthmatique, disparue au début de mon reportage, réapparaît à la surface. Magique.

Donetsk sans voix

Il y a un an, quasiment jour pour jour, je quittais Donetsk après avoir réalisé un reportage sur place. Ce que je ne savais pas, c’est qu’il s’agissait de mon dernier voyage sur place.

 

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Mon dernier refus en date, le 20 juillet dernier : « Service de presse du gouvernement. Bonjour, malheureusement, votre accréditation sur le territoire de la DNR (République Populaire de Donetsk) est refusée ».

 

Ce conflit dans l’est de l’Ukraine a toujours été particulier. Pendant deux ans, les journalistes passant par le Donbass ont eu ce luxe de pouvoir couvrir les deux camps, traverser le front à leur guise, sans prendre trop de risques. Les premiers reporters sont arrivés à Donetsk en avion, pendant plusieurs semaines, j’ai continué à prendre le train de nuit Kiev/Donetsk. Comme me disait souvent une journaliste d’expérience avec qui j’ai eu l’occasion de travailler, « tu as de la chance de pouvoir circuler entre les deux camps, dans les balkans, on choisissait notre camp et on y restait« . C’est vrai.

Mais depuis plusieurs mois, la plupart des journalistes désirant se rendre dans le Donbass, côté séparatiste, en sont empêchés par le service de presse local. Il est strictement impossible de traverser le front sans autorisation. Les journalistes concernés par ces interdictions ont quasiment tous déjà mis les pieds sur place. Y ayant passé plus de temps que côté ukrainien lorsque le cessez-le-feu n’était pas encore de rigueur, je n’y ai pas échappé. Un vrai problème pour moi, en tant que journaliste, bien sûr, mais aussi d’un point de vue plus personnel tant j’aime cette région qui, dès le début, a pris la forme d’un grand mystère. Un mystère que j’essayais de comprendre, reportages après reportages, événements après événements, rencontres après rencontres…

Pour une raison mystérieuse, le service chargé des accréditations à Donetsk mène un combat radical visant à empêcher l’utilisation du mot « séparatiste » dans les reportages des correspondants étrangers. Quelques refus ont été justifiés de cette façon lorsque les interdictions ont commencé à se multiplier, durant l’été 2015.

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Rappel utile.

 

Il faut savoir que les français ont le droit à un traitement particulier lorsqu’il s’agit du « googlage en règle » des « services de renseignement » séparatistes car c’est un français installé à Donetsk, qui en est chargé.

Je ne m’étalerai pas sur cette personne (cf. ses nombreuses envolées lyriques pleines d’insultes visibles sur ses blogs) payé par les séparatistes pour empêcher les journalistes  de venir travailler. Il finira de toutes façons sûrement un jour devant un tribunal français tant ses propos sont faits de diffamations, d’insultes, de mensonges et de désinformation. Et puis chaque conflit a son lot de militants détenteurs de « la vérité vraie que les médias vous cachent » .

L’essentiel est ailleurs.

Les premières victimes de ces décisions sont, comme toujours, les civils.

Des civils à qui ces gens de Donetsk ont décidé d’enlever cette liberté d’expression, ce droit de parole. Une parole qui a beaucoup d’importance dans cette région où la propagande a réellement le pouvoir d’une arme. Leur retirer ce droit d’expression est une atteinte aux droits de l’Homme. Comment régler un conflit de ce type quand les deux camps ne peuvent plus que s’écouter qu’eux-mêmes? Quand l’un de ces camps n’a plus accès qu’à un message unique dispensé quotidiennement?

Il n’est officiellement pas question de l’accès à la presse dans ces zones lors des nombreuses réunions liées aux accords de Minsk. Comment imaginer des élections dans le Donbass sans liberté d’expression et sans couverture médiatique équilibrée?

En reportage il y a quelques mois le long de la ligne de front, côté ukrainien, avec des humanitaires du Haut commissariat des Nations Unis pour les réfugiés (UNHCR), un responsable de la mission m’avait confié : « Côté ukrainien, la situation humanitaire est encore très compliquée. De l’autre côté, c’est difficile d’accès alors que dans certains endroits, la situation est catastrophique« . Qui pour donner la parole à ces gens souvent situés en zones grises, qui doivent se battre quotidiennement pour trouver de la nourriture?

Les ukrainiens aussi continuent à bombarder, les accrochages sont quotidiens, parfois, ce sont les civils qui sont touchés. Qui pour donner la parole à ces gens qui vivent encore sous les bombardements?

Une manifestation d’entrepreneurs à Gorlivka (DNR), un site local couvre l’actualité avant de supprimer son reportage. Qui pour donner la parole à ces entrepreneurs et ouvriers en difficulté?

La loi martiale est toujours appliquée côté séparatiste (où la peine de mort est en vigueur), qui pour en décrire le fonctionnement et les conséquences dans la vie quotidienne des habitants du Donbass?

Une amie, loin d’être pro-ukrainienne, récemment passée par Donetsk me confiait : « Le couvre-feu démarre à 23h, et ce n’est plus comme avant, il est vraiment respecté maintenant. Tout le monde a peur de sortir dans la rue parce qu’il y a beaucoup de « police spéciale » qui arrête les gens pour les calmer. Il n’y a plus beaucoup de guerre ici, que de la répression. Et tout le monde fait comme si c’était ok« .

Qui pour décrire tout cela? Malheureusement plus grand monde…

Paul Gogo

 

 

Ouest-France : La guerre sans fin du Haut-Karabagh

Le Haut-Karabagh, région sécessionniste d’Azerbaïdjan peuplée d’arméniens, a connu le mois dernier une guerre éclair de quatre jours.

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Le 2 avril dernier, dans le village de Talish, Angin Sarkisian dormait paisiblement lorsque vers deux heures du matin, un bruit sourd l’a réveillée. « Les murs ont commencé à bouger, j’ai cru que c’était un tremblement de terre. Mais une pluie d’obus s’abattait sur notre village » raconte-t-elle, avec émotion. « J’ai réveillé toute la famille, le petit qui dormait dans son berceau, j’étais presque nue, on a fait sortir la grand-mère de la maison avec beaucoup de peine, elle a 104 ans. Puis on s’est précipité dans la cave« . Tous les habitants de ce village situé à l’extrême ouest du Haut-Karabagh ont toujours gardé à l’esprit que les tranchées azerbaïdjanaises étaient de l’autre côté de la montagne. Mais 22 ans après la fin de la première guerre, peu d’entre-eux n’auraient imaginé un retour si soudain des combats. Pourtant, le 2 avril dernier, après une série d’assassinats de soldats et de civils, le conflit ethnique et territorial a subitement repris par une offensive lancée par l’armée azerbaïdjanaise. Dans les heures qui ont suivi, l’armée du Haut-Karabagh officieusement soutenue par l’Arménie a lancé une contre-offensive, lui permettant de récupérer la quasi totalité des positions atteintes par l’Azerbaïdjan. Quatre jours plus tard et un cessez-le-feu signé à Moscou sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), près d’une centaine de morts civils et militaires était à déplorer dans les deux camps.

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« Il y a 150 000 soldats au Haut-Karabagh, soit le nombre d’habitants de notre république » s’amuse à répéter en boucle Arayik Haroutiounian, le premier ministre. Partout dans les plaines, des tanks enterrés dont les canons sont orientés vers l’Azerbaïdjan. Des câbles équipés de filaments ont été tendus entre les monts afin d’empêcher l’aviation ennemie d’atteindre la capitale à basse altitude. À flanc de montagne, des soldats par centaines creusent tranchées et bunkers afin d’adapter leurs positions aux derniers mouvements de la ligne de contact.

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Les présidents arméniens et azerbaïdjanais devraient se rencontrer à Moscou la semaine prochaine. Mais une nouvelle fois, le Haut-Karabagh n’est pas convié aux négociations, « il faut que l’Azerbaïdjan comprenne qu’il sera obligé de négocier avec le Haut-Karabagh. Si l’on veut régler le problème via les négociations, il est impensable de le faire sans nous » assène son premier ministre. Coincée avec sa famille dans un hôtel de la capitale autoproclamée, Stepanakert, Angin Sarkisian soutient le gouvernement et souhaite retrouver sa maison au plus vite: « C’est dur d’y retourner parce qu’une peur s’est installée en nous. Mais tous nos souvenirs sont liés à cette terre, c’est une maison que nous avons construite nous-même, il y a toute une vie que nous ne pouvons pas laisser tomber ».

Correspondance à Stepanakert, texte et photos, Paul Gogo

[Décalage Diplo] « Dans le Donbass, tous perdants ? »

à lire sur Décalage Diplo

KIEV. Par Paul Gogo. Dans l’Est de l’Ukraine, oubliés par la Russie, les séparatistes n’ont autre choix que de s’imaginer un futur lié à l’Ukraine.

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Igor Plotnitski, président de la république autoproclamée de Lugansk (LNR) et Alexandr Zakharchenko, président de la république autoproclamée de Donetsk (DNR). Conférence de presse, Donetsk, 2 février 2015. crédit : Paul Gogo.
Depuis le début du conflit, les séparatistes ont eu à avaler de nombreuses couleuvres. On a tendance à l’oublier, mais le projet politique initial des séparatistes pro-russes du Donbass était de recréer la « Nouvelle Russie » où « Novorossiya ». Si la zone séparatiste actuelle est encore dirigée par d’anciens militants de la nouvelle Russie, le projet, lui, est tombé à l’eau, il y a quelques mois, au cœur de la guerre. Et pour cause, les séparatistes ont rapidement compris qu’ils devaient revoir leurs ambitions à la baisse quand ils ont réalisé qu’aucune attaque de grande ampleur ne pouvait se faire sans l’aval et l’aide de l’armée russe fasse à une armée ukrainienne faible mais de plus en plus organisée.

C’est lors de l’été 2014, quand l’armée ukrainienne qui reprenait rapidement du terrain et a été violemment repoussée par les séparatistes aidés par l’armée russe, que les généraux ukrainiens ont compris que chaque attaque entraînait une réplique russe. Le risque donc de faire un pas en avant, repoussé de deux en arrière. Depuis, excepté les batailles d’Ilovaïsk et de Debalstevo, points stratégiques qui devaient appartenir à un camp, les seules attaques séparatistes relevées correspondaient à une réponse d’attaques ukrainiennes (Shyrokine) où à un coup de pression Russe à la veille d’une rencontre internationale (Marinka).

Des soldats séparatistes dépendants 
Pour le reste, les déclarations des séparatistes n’étaient que propagande et coups de pression. Ils ont longtemps clamé qu’ils prendraient la ville portuaire de Marioupol (sud de Donetsk). La Russie n’en voulait pas et officieusement, cela n’arrangeait pas vraiment les affaires des séparatistes. Car cette ville ne se prend pas avec des tanks et des bombes. Les clés sont à négocier avec Rinat Ahmetov, toujours et plus que jamais, encore aujourd’hui, le roi du Donbass. Lui, a toujours tenu à garder ses usines en Ukraine. Il nourrit de nombreux habitants du Donbass avec son aide humanitaire et participe à la naissance d’une « économie séparatiste » en s’approvisionnant en zone prorusse avec les transactions financières qui vont avec.

La prise de villes comme Kharkiv ou Odessa sont également rapidement apparues totalement irréalistes. Les séparatistes n’ont quasiment jamais eu les moyens de leurs ambitions. De facto, le projet de Novorossyia où d’une quelconque conquête de grande ampleur sont donc tombés à l’eau. D’autant plus que ce projet défendu par des séparatistes anti-impérialistes d’extrême-droite n’a jamais reçu que peu d’écho dans la société civile du Donbass.

Le nettoyage russe
Puis, il y a eu le ménage russe, apparu très tôt dans le conflit mais qui prend de l’ampleur depuis quelques mois. La Russie n’a jamais voulu de Novorossiya, pas plus d’une intégration du Donbass en Russie (contrairement à ce que la propagande séparatiste a longtemps fait croire à la population qui déchante désormais). Alors rapidement, les agents russes présents dans le Donbass ont lancé des opérations de nettoyage dans les instances militaires et politiques séparatistes. D’abord dans les bataillons pour calmer les têtes brûlées qui prenaient trop de liberté avec les ordres et abusaient de la corruption, puis dans les ministères pour se séparer de ceux qui ne souhaitaient pas respecter les demandes du Kremlin et donc les accords de Minsk. Ces éliminations ont été particulièrement médiatisées à cause de leurs violences (assassinats de personnages réputés) et de par leur efficacité (des personnalités politiques séparatistes disparaissent soudainement de la circulation et réapparaissent quelques semaines plus tard à Moscou). Ceux qui restent sont désormais ceux qui acceptent de gouverner la main du Kremlin sur l’épaule.La défaite de l’Europe
Enfin, il y a quelques semaines, les séparatistes avaient promis d’organiser leurs propres élections locales alors que l’Ukraine organisait les siennes. Mais il était hors de question pour Poutine d’envoyer balader l’application des accords de Minsk. Il s’agissait même pour lui d’utiliser les échéances de l’application du cessez-le-feu et des élections locales pour progressivement conclure la séquence ukrainienne, tenter de faire sauter quelques sanctions au 31 décembre et se concentrer sur la Syrie. Vladimir Poutine s’est donc aligné sur ses « partenaires » européens en demandant l’annulation des élections séparatistes. Message reçu. Les prorusses ont décidé de reporter leur scrutin à 2016.

Mais depuis, ils multiplient les déclarations « tolérantes » envers l’Ukraine, il n’est plus question de s’adresser à « l’Ukraine fasciste ». Organiser des élections reconnues par l’OSCE et donc par l’Ukraine ? Pourquoi pas. À conditions que l’Ukraine vote ce fameux amendement à la constitution relatif à l’indépendance des régions du Donbass. Ça tourne bien puisque c’est prévu par les accords de Minsk. Certains détails mis en conditions par l’Ukraine (reprise ukrainienne du contrôle de la frontière Russe, amnistie des séparatistes) ne sont pas près d’être réalisés mais les séparatistes comprenant que leur avenir ne se fera pas plus avec la Russie qu’avec l’Ukraine, commencent à s’ouvrir à la discussion.

Cette situation est d’ailleurs voulue par Vladimir Poutine. Car en œuvrant pour garder cette zone hybride, le président russe fait l’économie du financement d’une région, certains services publics (pensions) sont encore financés par la Russie pour le moment mais rien à voir avec l’investissement criméen. Ce sont l’Ukraine, l’Europe et leurs ONG qui devront dépenser beaucoup d’argent et d’énergie dans la région dans les années à venir. Les européens préféreront toujours dépenser de l’argent pour le Donbass que de prendre le risque d’une complication. C’est la reprise des combats qu’il faut éviter. Enfin, et c’est le point principal de la stratégie russe, en conservant cette situation de conflit gelé, le président Russe garde un couteau dans la plaie ukrainienne, européenne et américaine, à remuer comme bon lui semble,et cela, ça n’a visiblement pas de prix dans la Russie de 2015.

Nouveau projet : carte postale depuis Donetsk

J’ai écrit ce texte en février 2015, au lendemain du cessez-le-feu imposé par Minsk 2. Il me tenait à cœur d’écrire quelque chose pour décrire ce que je vivais à Donetsk à l’époque où les tirs d’artillerie rythmaient nos nuits.

Voici la « carte postale » que j’ai publié dans le magazine canadien Nouveau Projet :

« Donetsk, Ukraine

Sous les nuages de Donetsk

La vue est sans nul doute la meilleure de Donetsk. Du nord au sud, l’avenue Artema. Cette fissure aux éclairages orangés à l’heure du couvre-feu traverse la capitale du Donbass, région minière de l’Est ukrainien. Au dernier étage du Sky city, un gratte-ciel de verre érigé à la suite de l’Euro 2012, un informaticien a installé son bureau. Ce jeune séparatiste a été nommé ministre de la communication de la République populaire autoproclamée de Donetsk. La construction de l’immeuble n’a pas été terminée et ne le sera surement jamais. Mais peu importe, le mobilier moderne, pillé lors de la prise de la ville par les prorusses, cache le béton. Affalé dans son fauteuil, l’étrange personnage regarde une série américaine, Coca-cola en main. L’armée ukrainienne, contre laquelle il lutte, est pourtant aux portes de la ville, et les combats font rage. Des flammes quittent l’horizon en direction de l’aéroport de Donetsk. De cet immeuble, la guerre se regarde paisiblement assis dans son fauteuil. L’Europe entière s’était réunie dans le quartier, en 2012. Ce bâtiment, comme le Donbass Arena situé à proximité, est le symbole de ce temps où la ville s’ouvrait volontiers à l’Ouest. Aujourd’hui, la ville est redevenue grise et se referme sur elle-même. Des images tout droit venues des guerres de Tchétchénie… Partout, des blocs de béton, des sacs de sable, des façades déchirées par les bombardements et le vrombissement des tanks prorusses qui traversent la ville. Même sous le soleil, le temps est gris. Le cessez-le-feu n’y change rien. La population manque toujours de nourriture, de médicaments et d’argent. La situation humanitaire est compliquée en ville, catastrophique dans les campagnes.

Tout le monde s’attend à une reprise imminente de combats intenses, la tempête après le calme. »

Paul Gogo