« La « hipster » du Donbass »

          Il fait super froid. D’ailleurs, la pluie s’est transformée en neige, et la nuit est tombée. Ce n’est que la deuxième fois que je rencontre cette fille, Ioulia. Nous nous rejoignons dans le centre de Kiev. La première fois que je l’ai rencontrée, c’était un an plus tôt, dans le Donbass.

Cela s’est passé par hasard. J’étais en vadrouille dans l’est de l’Ukraine avec Vadim, un ami ukrainien exilé à Kiev après avoir été kidnappé par les séparatistes à Lougansk. Nous nous étions arrêtés dans une petite ville proche du front. Les volontaires qui nous avaient emmenés ne voulaient pas dormir à l’hôtel alors que nous venions de passer 48h dans la voiture par -10. Vadim m’avait parlé d’une amie, Ioulia, qui vivait dans ce village. Nous l’avions rencontrée dans le seul restaurant de la ville dans lequel nous avions englouti un mauvais bortsch et un plat indescriptible nommé « quelque chose po-fransouski » qu’elle nous avait déconseillé de commander. Puis elle nous avait emmené chez elle, une maison de bois, à travers les rues vides, recouvertes par la nuit et la neige. Sa mère professeure, son père ingénieur, nous avaient accueillis à l’entrée, contents de voir leur fille ramener des amis à la maison. Puis nous avions traversé le couloir pour atteindre sa chambre, son lieu de vie, son univers d’artiste du quotidien, d’artiste de la question existentielle.

Ioulia et moi avons le même âge, le même sens du rêve, une nostalgie parfois sombre, parfois salvatrice et des goûts musicaux en conséquence. Elle est grande, elle a de longs cheveux bruns, de beaux yeux, un sourire qu’elle n’ose montrer par timidité et un charme qui dépasse largement son côté sombre. Après nous avoir proposé de s’asseoir sur son lit, verre de vin rouge en main, elle avait lancé du Joy Division sur son ordinateur, histoire « d’égayer » la soirée.

Sa chambre est à son image, un peu sombre, mais aménagée comme un lieu destiné à l’imaginaire et à l’expression des sentiments et des rêves. Quelques bougies, plein de bibelots, un énorme sapin de Noël et un gros chat blanc endormi en son pied. Sa chambre est son monde, celui d’une jeune de 25 ans vivant à la campagne et qui se sent un peu seule. À Kiev, Paris ou Londres, elle serait facilement qualifiée de « hipster ». Mais elle a choisi de rester dans sa bulle. Cette ville du Donbass sidérurgique, celui des gueules noires et des babouchki devenues veuves top tôt. Pas facile lorsqu’on est une jeune femme de 25 ans à l’imagination et à la nostalgie débordantes. « Tu imagines, il n’y a personne qui ne partage mes passions dans cette ville m’explique-t-elle aujourd’hui. Les jeunes de mon âge ils quittent la ville ou ils trouvent du travail dans le coin. Moi je ne sais pas quoi faire ici, mais d’un autre côté, je suis une fille de la campagne, pas une fille de la ville, je ne monterai pas bosser à Kiev ».

Vu du lit sur lequel nous étions assis, au chaud, avec un verre de vin, le monde extérieur paraissait bien hostile.

Il est bien hostile d’ailleurs.

Plus tôt dans l’après-midi, un an après notre première rencontre, Ioulia m’a appelé, « Je suis à Kiev en ce moment, ça te dit qu’on se voit ? Par contre, réfléchis bien parce que je te préviens, je suis totalement déprimée ». L’Ukraine m’a habitué aux drames, je la rejoint en ville.

Je la retrouve devant l’entrée du métro Zoloti Volota, elle est habillée en noir, lunettes de soleil sur le visage, avec un joli sourire qu’elle ne peut s’empêcher d’excuser en le mettant sur le compte de la nervosité. Elle réclame instantanément un café, puis une bouteille de vin. Ioulia a besoin de boire.

En quelques minutes nous nous retrouvons dans le parc situé en haut du funiculaire, dans une aire de jeux pour enfant, surplombant le quartier de Podil, dans le jardin du monastère de Saint-Michael. « Tiens, prends mes clés, ouvre la bouteille » me lance-t-elle. Les derniers enfants quittent les toboggans avec l’arrivée de la nuit et le retour de la neige. J’enfonce la clé dans le bouchon qui tombe dans le vin. La bouteille de vin ukrainien la moins chère que l’on ait trouvé.

« C’est quand même magnifique en bas, la vie peut être super belle parfois » lance-t-elle, en montrant le quartier de Podil du doigt. « Bon, raconte-moi ce qui te mène ici » lui demande-je. « Je suis dans une situation totalement « pizdets » (fucked up). Tu sais, je m’ennuie dans ma ville, je n’ai qu’un voisin avec qui je m’entends, un garçon, mais il a 17 ans, alors tout le monde me juge dans le village parce que les gens s’imaginent des choses. Bon, bref, pour m’occuper, je vais souvent à Odessa, je participe à des raves là-bas. C’est un monde particulier, mais on y boit, on y fume, on s’y drogue et je m’y suis fait beaucoup d’amis. Ce n’est pas mon avenir, je n’y rencontrerai pas de copain, mais au moins, ça m’occupe et je rencontre des jeunes qui me ressemblent. En début de semaine, j’étais à Odessa pour une soirée. C’est un vieux pote de 32 ans qui nous accueillait. ça se passait bien jusqu’au moment où il a sauté par la fenêtre. Je crois qu’il pensait pouvoir voler.

Après avoir fait des analyses, les policiers n’ont pas retrouvé de traces de drogue dans son sang, et comme j’étais à côté, ils commencent à insinuer que c’est parce qu’il était suicidaire ou même que je l’aurait tué. Alors oui, je le déteste maintenant, mais pour toutes les emmerdes qu’il m’apporte. Il me soûle ce con. Il était super sombre voire à moitié suicidaire, mais ce n’est pas un suicide, il était juste en plein « bad trip », c’est ce que j’ai essayé d’expliquer à la police. Du coup, je lui en veut tellement que je ne suis pas allé à son enterrement. Et maintenant, sa famille m’en veut. Elle va débarquer à Kiev la semaine prochaine, ils vont venir de Sibérie pour aller voir la tombe de leur fils.»

Ioulia se répète, enchaîne les clopes, mais ne montre pas d’émotions.

« Son père est un criminel, mon pote m’a raconté qu’il a déjà tué quelques personnes, donc du coup, je ne sais pas trop comment aborder le sujet avec lui… Et s’il me retrouve ? Et s’il va voir mes parents ? Mais en même temps je devrais sûrement le rencontrer pour lui expliquer ce qu’il s’est passé. La dernière fois que je l’ai eu au téléphone, il m’a insulté, j’ai tout enregistré. »

La bouteille de vin arrive déjà à sa fin, ses amis n’arrêtent pas de lui écrire, ils s’inquiètent pour elle. « Je suis un peu chiante pour eux, ils m’hébergent dans leur appartement, je leur parle tout le temps de mon ami, on a passé nos deux dernières soirées à pleurer tous ensemble ». Nous sommes ivres, la bouteille est vide, nous reprenons le chemin du métro.

Dans la longue descente vers les quais du métro, elle ne peut s’empêcher de s’excuser, « désolé, je viens de te ruiner ta soirée, en plus on est bourrés maintenant, on a l’air malins, enfin pour moi c’est pas grave, je vais à une soirée là, tu veux venir d’ailleurs ? »

« Ne t’inquiète pas, tout va s’arranger, penses à ton futur et calme toi sur l’alcool et la drogue. Je vais rentrer chez moi, fais moi signe si ça ne va pas, je suis encore dans le coin quelques jours… ».

Mais Ioulia a déjà sauté dans sa rame de métro.

Paul Gogo

*Prénoms modifiés.

**Histoire non destinée à une publication presse.

[Décalage Diplo] « Dans le Donbass, tous perdants ? »

à lire sur Décalage Diplo

KIEV. Par Paul Gogo. Dans l’Est de l’Ukraine, oubliés par la Russie, les séparatistes n’ont autre choix que de s’imaginer un futur lié à l’Ukraine.

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Igor Plotnitski, président de la république autoproclamée de Lugansk (LNR) et Alexandr Zakharchenko, président de la république autoproclamée de Donetsk (DNR). Conférence de presse, Donetsk, 2 février 2015. crédit : Paul Gogo.
Depuis le début du conflit, les séparatistes ont eu à avaler de nombreuses couleuvres. On a tendance à l’oublier, mais le projet politique initial des séparatistes pro-russes du Donbass était de recréer la « Nouvelle Russie » où « Novorossiya ». Si la zone séparatiste actuelle est encore dirigée par d’anciens militants de la nouvelle Russie, le projet, lui, est tombé à l’eau, il y a quelques mois, au cœur de la guerre. Et pour cause, les séparatistes ont rapidement compris qu’ils devaient revoir leurs ambitions à la baisse quand ils ont réalisé qu’aucune attaque de grande ampleur ne pouvait se faire sans l’aval et l’aide de l’armée russe fasse à une armée ukrainienne faible mais de plus en plus organisée.

C’est lors de l’été 2014, quand l’armée ukrainienne qui reprenait rapidement du terrain et a été violemment repoussée par les séparatistes aidés par l’armée russe, que les généraux ukrainiens ont compris que chaque attaque entraînait une réplique russe. Le risque donc de faire un pas en avant, repoussé de deux en arrière. Depuis, excepté les batailles d’Ilovaïsk et de Debalstevo, points stratégiques qui devaient appartenir à un camp, les seules attaques séparatistes relevées correspondaient à une réponse d’attaques ukrainiennes (Shyrokine) où à un coup de pression Russe à la veille d’une rencontre internationale (Marinka).

Des soldats séparatistes dépendants 
Pour le reste, les déclarations des séparatistes n’étaient que propagande et coups de pression. Ils ont longtemps clamé qu’ils prendraient la ville portuaire de Marioupol (sud de Donetsk). La Russie n’en voulait pas et officieusement, cela n’arrangeait pas vraiment les affaires des séparatistes. Car cette ville ne se prend pas avec des tanks et des bombes. Les clés sont à négocier avec Rinat Ahmetov, toujours et plus que jamais, encore aujourd’hui, le roi du Donbass. Lui, a toujours tenu à garder ses usines en Ukraine. Il nourrit de nombreux habitants du Donbass avec son aide humanitaire et participe à la naissance d’une « économie séparatiste » en s’approvisionnant en zone prorusse avec les transactions financières qui vont avec.

La prise de villes comme Kharkiv ou Odessa sont également rapidement apparues totalement irréalistes. Les séparatistes n’ont quasiment jamais eu les moyens de leurs ambitions. De facto, le projet de Novorossyia où d’une quelconque conquête de grande ampleur sont donc tombés à l’eau. D’autant plus que ce projet défendu par des séparatistes anti-impérialistes d’extrême-droite n’a jamais reçu que peu d’écho dans la société civile du Donbass.

Le nettoyage russe
Puis, il y a eu le ménage russe, apparu très tôt dans le conflit mais qui prend de l’ampleur depuis quelques mois. La Russie n’a jamais voulu de Novorossiya, pas plus d’une intégration du Donbass en Russie (contrairement à ce que la propagande séparatiste a longtemps fait croire à la population qui déchante désormais). Alors rapidement, les agents russes présents dans le Donbass ont lancé des opérations de nettoyage dans les instances militaires et politiques séparatistes. D’abord dans les bataillons pour calmer les têtes brûlées qui prenaient trop de liberté avec les ordres et abusaient de la corruption, puis dans les ministères pour se séparer de ceux qui ne souhaitaient pas respecter les demandes du Kremlin et donc les accords de Minsk. Ces éliminations ont été particulièrement médiatisées à cause de leurs violences (assassinats de personnages réputés) et de par leur efficacité (des personnalités politiques séparatistes disparaissent soudainement de la circulation et réapparaissent quelques semaines plus tard à Moscou). Ceux qui restent sont désormais ceux qui acceptent de gouverner la main du Kremlin sur l’épaule.La défaite de l’Europe
Enfin, il y a quelques semaines, les séparatistes avaient promis d’organiser leurs propres élections locales alors que l’Ukraine organisait les siennes. Mais il était hors de question pour Poutine d’envoyer balader l’application des accords de Minsk. Il s’agissait même pour lui d’utiliser les échéances de l’application du cessez-le-feu et des élections locales pour progressivement conclure la séquence ukrainienne, tenter de faire sauter quelques sanctions au 31 décembre et se concentrer sur la Syrie. Vladimir Poutine s’est donc aligné sur ses « partenaires » européens en demandant l’annulation des élections séparatistes. Message reçu. Les prorusses ont décidé de reporter leur scrutin à 2016.

Mais depuis, ils multiplient les déclarations « tolérantes » envers l’Ukraine, il n’est plus question de s’adresser à « l’Ukraine fasciste ». Organiser des élections reconnues par l’OSCE et donc par l’Ukraine ? Pourquoi pas. À conditions que l’Ukraine vote ce fameux amendement à la constitution relatif à l’indépendance des régions du Donbass. Ça tourne bien puisque c’est prévu par les accords de Minsk. Certains détails mis en conditions par l’Ukraine (reprise ukrainienne du contrôle de la frontière Russe, amnistie des séparatistes) ne sont pas près d’être réalisés mais les séparatistes comprenant que leur avenir ne se fera pas plus avec la Russie qu’avec l’Ukraine, commencent à s’ouvrir à la discussion.

Cette situation est d’ailleurs voulue par Vladimir Poutine. Car en œuvrant pour garder cette zone hybride, le président russe fait l’économie du financement d’une région, certains services publics (pensions) sont encore financés par la Russie pour le moment mais rien à voir avec l’investissement criméen. Ce sont l’Ukraine, l’Europe et leurs ONG qui devront dépenser beaucoup d’argent et d’énergie dans la région dans les années à venir. Les européens préféreront toujours dépenser de l’argent pour le Donbass que de prendre le risque d’une complication. C’est la reprise des combats qu’il faut éviter. Enfin, et c’est le point principal de la stratégie russe, en conservant cette situation de conflit gelé, le président Russe garde un couteau dans la plaie ukrainienne, européenne et américaine, à remuer comme bon lui semble,et cela, ça n’a visiblement pas de prix dans la Russie de 2015.

L’Ukraine d’après-conflit appelée aux urnes

Chewbacca pas au meilleur de sa forme à Odessa
Chewbacca pas au meilleur de sa forme à Odessa

Le scrutin de ce week-end était à juste titre attendu par toutes les instances diplomatiques et politiques, d’Ukraine et d’ailleurs. Non seulement parce qu’il s’agissait du troisième scrutin d’après-Maidan avec les législatives et la présidentielle, mais également, peu d’Ukrainiens semblent en avoir conscience, parce qu’il s’agissait du premier scrutin à « tête presque reposée », un scrutin d’après-guerre. Une occasion de se retrousser les manches pour relancer la machine désormais partiellement abandonnée par l’Europe et les États-Unis.

Les enjeux étaient donc particulièrement importants pour le pays. Mais, fait intéressant, à l’issue du scrutin, il semble que les Ukrainiens n’aient pas saisi l’importance de ces élections.

D’abord, la participation a été tristement faible, 46,61%.

Ensuite, il semble que les Ukrainiens s’amusent encore de voir des clowns déguisés en héros de Star Wars, participer à leurs élections. Et pire, ils semblent les cautionner (Dark Vador et l’empereur Palpatine ont été élus au conseil municipal d’Odessa…) C’est anecdotique mais la presse internationale concentrée sur les dix autres scrutins qui avaient lieu au même moment dans le monde n’a parlé que de l’anecdote de Chewbacca arrêté alors qu’il était garé en double-file. Ridicule et désolant dans une période aussi sensible pour le pays.

De manière générale, le bazar général a été aussi impressionnant que lors des élections d’avant-Maidan.  Les vieux candidats corrompus et leurs vieilles méthodes ont refait leur apparition. Les techniques de triches se comptent par dizaines, le tourniquet, la corruption d’électeurs, les intimidations, les votes multiples…

Et puis, il y a l’épine dans le pied ukrainien. Marioupol, le gros fiasco de ces élections. Conscient qu’il est et restera le roi du Donbass, Ahmetov et sa mafia ont réussi à y faire annuler les élections (également le cas dans les localités de Krasnoarmiysk and Svatove). Un revers gigantesque pour l’Ukraine, venant de cette ville située à quelques kilomètres des séparatistes, clé du conflit ukrainien. Comment un état peut-il se faire avoir sur l’impression et la distribution des bulletins de vote? Le Président Porochenko a lancé une enquête.

Mais les élections se déroulent en trois étapes, le vote n’est que la seconde. Déjà dès le début de la campagne, les irrégularités ont été classiques, nombreuses et souvent grossières. Les changements législatifs liés à l’organisation des scrutins vont dans le bon sens mais cela a finalement changé peu de choses pour le moment. L’absence de financements de campagnes contrôlés reste le problème principal. Les méthodes d’antan subsistent. Grand nombre de militants ont été payés pour afficher leur soutien (et parfois voter), de nombreux hommes d’affaires riches, souvent liés à la corruption de leur région, parfois oligarques ont créé de petits partis inconnus mais bien financés aux quatre coins du pays, les propriétaires de médias qui se présentent ont usé et abusé de leurs médias pour faire campagne… Il faut ajouter à cette liste de nombreuses violences et intimidations physiques recensées partout dans le pays.

La troisième partie du scrutin est en cours, le dépouillement. Le gouvernement se donne jusqu’à mercredi pour déclarer des résultats officiels. Mais en Ukraine, cette dernière étape n’est pas moins sensible que les deux précédentes…

Enfin, il convient de relativiser toutes ces données inquiétantes. 26,7 millions de personnes étaient appelées aux urnes pour élire prés de 170 000 responsables dimanche. Ce scrutin est de loin le plus compliqué que l’Ukraine n’ait organisé. L’OSCE a d’ailleurs parlé lundi d’un scrutin de « manière générale conforme aux  standards européens » tout en appelant le gouvernement ukrainien à rapidement réformer son système électoral pour éviter que les vieilles traditions refassent surface aux prochains élections.

Paul Gogo