Opinion internationale : « Ukraine, la politique du balayage sous le tapis »

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Arseni Iatseniouk au parlement, le jour de sa démission de son poste de Premier ministre. Photo : Paul Gogo

Jeudi 14 avril, le Parlement a voté la destitution du Premier ministre Arseni Iatseniouk, une destitution réclamée par de nombreux Ukrainiens depuis plusieurs mois et qui faisait l’objet de rumeurs tous les quatre matins.

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[Ouest-France] SOS guerre pour les soldats traumatisés

Situé en périphérie de Kiev, au premier étage d’un immeuble d’habitation, le bureau d’Alyona Kryvuliak est exigu. Depuis son centre d’appel, l’ONG internationale la Strada spécialisée dans le soutien des personnes touchées par les violences conjugales recueille la détresse de cette société heurtée par la guerre. Dans une salle, quelques téléphones et des appels qui ne cessent jamais. Peu de choses sont prévues par le ministère de la défense Ukrainien pour accueillir les soldats de retour du front. Pourtant, les conséquences psychologiques de la guerre sur l’ensemble de la population sont dramatiques. Le week-end dernier, un vétéran du conflit s’est fait exploser à Kiev, sur une île du Dniepr, grenade en main. Une réalité quotidienne en Ukraine. « Il y a les suicides par centaines, les divorces par milliers, quand les soldats reviennent du front alcooliques, drogués où qu’ils ont trompé leur femme sur place » explique-t-elle. Il y a aussi les femmes confrontées au départ soudain de leur mari appelé au front. Sans revenu et avec les enfants à la maison, vient alors la panique : « Elles nous appellent désespérées, elles pensent que nous pouvons demander au président de ne pas envoyer leur mari au front. Elles parlent de suicides puis craquent et se mettent à pleurer » raconte-t-elle. Une équipe de psychologues et de juristes répond aux appels. Car dans les villages, il est souvent très difficile pour les soldats conscients de leur stress post-traumatique, de trouver un psychologue. Il faut aussi gérer les agressions physiques, sexuelles et viols qui ne cessent d’augmenter depuis le début de la guerre, à la maison, comme sur le front. « Le pire, ajoute Alyona, c’est que quand les victimes appellent la police, il n’y a souvent aucune enquête d’ouverte. Ils arguent auprès de la victime qu’il faut comprendre que l’agresseur est allé défendre la patrie au front. Alors quand les appels viennent de la zone séparatiste ou de Crimée, là, nous ne pouvons vraiment rien faire pour les aider… ».

à Kiev, Paul Gogo

[Ouest-france] Ukraine. Incident diplomatique autour de tableaux volés

Avant la guerre, le quartier de l’aéroport de Donetsk était réputé pour abriter de nombreuses villas d’hommes d’affaires ayant fait leur fortune de façon plus où moins claires. C’est dans l’une de ces maisons, que quelques combattants du groupe nationaliste OUN ont retrouvé il y a un an 24 peintures et 70 objets en bronze. Toutes volées dans la nuit du 9 janvier 2005 dans le musée de Westfries situé au nord de la ville de Hoorn aux Pays-Bas. Visiblement plus attirés par l’argent que par l’art, les hommes organisent une équipée vers Kiev après avoir pris rendez-vous avec l’ambassade des Pays-Bas, photo des œuvres en poche. Un traducteur est fourni par l’ambassade, un représentant du musée est également présent pour participer aux discussions. Les soldats réclament 50 millions d’euros en échange des œuvres puis, 5 millions d’euros lors d’une seconde discussion. Mais pour l’ambassade, il est hors de question de payer pour récupérer ces toiles, d’autant plus qu’un expert néerlandais estime désormais leur valeur totale à 500 000 euros. Agacée de voir que des tentatives de ventes via d’autres canaux se multipliaient, l’ambassade néerlandaise a dénoncé l’inactivité du gouvernement ukrainien sans mâcher ses mots : « Les efforts diplomatiques n’ont mené à rien donc nous souhaitons rendre l’histoire publique pour dissuader d’éventuels acheteurs et exposer les pratiques des criminels ukrainiens qui agissent en contact avec les plus hautes sphères politiques du pays ». Des échanges diplomatiques auxquels le président Porochenko avait pris part personnellement lors d’une visite aux Pays-Bas il y a deux semaines. En vain, car les responsables publiquement connus n’ont toujours pas été inquiétés.

Paul Gogo

L’idiot utile du bataillon Azov

La guerre est aussi faite de gens bizarres, poussés à venir s'engager d'une façon ou d'une autre. Ils peuvent être des fous de guerre, des cœurs brisés fâchés contre la société, de simples criminels, des gens qui ne se retrouvent pas dans nos sociétés capitalistes, des naïfs peut-être moins naïfs qu'ils ne le montrent, des espions... J'ai hésité à écrire sur ce personnage bizarre, un de plus, car son parcours est flou et dans cette histoire, aucun des protagonistes ne me semblent crédibles. Espion, néo-nazi influençable mais convaincu, criminel, amoureux de la guerre ou combattant retrouvant la raison, difficile de cerner le personnage et de savoir à qui j'ai eu à faire...

Le rendez-vous est donné sur l’avenue Kreshchatyk, à quelques pas de la station de métro du même nom. Quelques hommes en treillis, les poches vidées de leurs grenades et de leurs armes, discutent autours d’un banc. L’un d’entre-eux a une croix gammée de tatouée sur son épaule, une autre salue ses amis d’un salut nazi, hilare. Ces membres du bataillon Azov, qui abrite de nombreux néo-nazis en son sein ont appelé tous les journalistes qu’ils connaissent pour leur présenter leur nouvelle recrue, quasiment une prise de guerre. Evgueni Listopad a une tête de vainqueur et se fait passer pour un simplet timide, petit, les cheveux rasés coupe militaire, les yeux vides, un sourire niais, il ne s’exprime que lorsque son nouveau commandant lui suggère de répondre à la presse. Droit, il ne moufte pas et sourit lorsque ses nouveaux camarades se moquent de lui. Mais quand le commandant présente sa recrue comme lorsque qu’Evgueni raconte lui-même ses aventures d’ancien séparatiste subitement redevenu amoureux de son Ukraine natale, il est difficile de faire la part entre le vrai et le faux. « Le séparatiste », ce sera son nouveau nom de combattant.

Photo: Paul Gogo
Evgueni Listopad dans son nouvel uniforme ukrainien

Une chose est sure, l’année et demie qu’il vient de passer a été pleine d’aventures. C’est en recoupant ses multiples publications sur internet et en les comparant aux propos qu’il m’a tenu lorsque je l’ai rencontré que j’ai pu tenter de retracer le parcours tumultueux de ce combattant.
Tout commence aux débuts de Maidan. Cet avocat, militant d’extrême droite, passionné de body building et de reconstitutions historiques, quitte alors sa ville de Zaphorize (sud de l’Ukraine) pour rejoindre le mouvement nationaliste Pravii Sektor sur Maidan. Les affrontements de Maidan passent, le président Ianoukovitch quitte le pays, le président de la Rada Oleksandr Tourtchynov assure l’intérim.
« J’ai commencé à lire beaucoup de choses sur internet qui m’ont fait douter. J’ai alors décidé de partir à l’Est pour rejoindre le mouvement séparatiste » explique Evgueni Listopad. C’est effectivement Slavyansk qu’il rejoindra. Une vidéo qui circule sur internet l’atteste. On peut le distinguer, faisant le clown sur un blindé, drapeau séparatiste en main. Il aurait été chargé de la protection d’un checkpoint, équipé d’une mitrailleuse, dans cette ville occupée quelques semaines par les séparatistes jusqu’à l’été 2014.
C’est ensuite que son parcours devient plus compliqué à comprendre. Il se serait rendu deux fois en Crimée pour se reposer. Dont une deuxième fois après avoir été arrêté par le SBU puis libéré. Accusé de séparatisme, il devra sa libération au manque de preuves, « ils n’ont jamais pu prouver que j’avais tué un Ukrainien ». Basée à Dnipropetrovsk, sa mère a déclaré à la presse avoir réclamé sa libération avec insistance, promettant de lui faire subir des soins psychiatriques. Les nombreux Ukrainiens qui ont protesté à l’époque contre sa libération l’accusaient d’avoir profité de relations haut-placées. Libéré, il courra se reposer en Crimée où il passera en direct sur la chaîne de propagande russe Lifenews sur laquelle il expliquera avoir subi des actes de torture de la part de la garde nationale ukrainienne et appellera à la mort des « soutiens de la junte de Kiev ». Il apparaît à l’image devant un drapeau d’un parti nationaliste russe, accompagné d’un militaire. « Ils m’ont battu à coups de crosses et piétiné, ils me lançaient parfois dans une fosse dans laquelle ils me laissaient sans eau et sans nourriture pour la journée » y raconte-t-il. Il y explique également avoir subi des pertes de mémoire après avoir été drogué par les soldats. L’homme auparavant bâti en triangle y apparaît effectivement amaigri et affaibli. Mais son discours est clair, il veut se battre « contre le fascisme ukrainien », lui, le nostalgique du troisième Reich.

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Evgueni en direct sur Lifenews depuis la Crimée, en mai 2014

Cette partie de l’histoire n’est pas claire c’est après un de ses deux voyages en Crimée qu’il aurait rejoint Donetsk, le bataillon Spartak et son tristement célèbre commandant, « Motorola ». De nombreuses photos en attestent sur les réseaux sociaux, on peut le voir jouer avec un lance-roquette, un aigle allemand tatoué sur l’une de ses larges épaules. Des médias font état à l’époque d’un second tatouage en honneur à son bataillon sur l’autre épaule, qu’il aurait ensuite remplacé par un tatouage représentant le drapeau noir et rouge des nationalistes ukrainiens. On le voit également poser fièrement, kalachnikov en main, dans les dortoirs de son bataillon.

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Evgueni au lever du lit (Donetsk)

« C’est à ce moment là qu’il a commencé à nous écrire » explique un de ses nouveaux camarades. « Il a commencé à correspondre avec une amie, il lui expliquait que sa famille lui manquait, qu’il voulait revenir côté Ukrainien » explique-t-il.
L’homme décide de passer la frontière. Mais cette fois-ci, c’est par des soldats du bataillon Azov qu’il se fait attraper.
Le voilà ainsi assis sur un banc, sur Kreshchatyk, forcé à répondre aux interviews pour montrer sa bonne foi. Aux antipodes du Evgueni que l’on retrouve sur les réseaux sociaux. Il a perdu beaucoup de muscles et n’a plus rien à voir avec l’image de tueur baraqué et sûr de lui que l’on devine sur les nombreuses traces laissées sur internet. Ruslan Kachmala, son nouveau commandant du bataillon Azov assure ne le connaître « que depuis deux jours » et ne pas réussir à cerner le personnage.  L’homme a-t-il rejoint le bataillon sous la contrainte? Le petit commandant barbu et trapus n’est pas plus digne de confiance que « le séparatiste ». « Il est là parce que je suis connu chez les séparatistes, ils ont peur de moi et me craignent. Quand ils entendaient mon nom dans les talkies-walkies, ils craignaient nos attaques. Certains rêvent de nous rejoindre, nous voulons leur montrer que c’est possible » lance-t-il fièrement, prenant visiblement ses rêves de héros de guerre pour une réalité. Evgueni confirme, « il a pris des zones sans tuer un homme, nous le connaissions bien avec Motorola ». Mais dans les faits, les soldats ne semblent pas vraiment croire en cette apparition de la vierge. Ils en veulent surtout au gouvernement Ukrainien « qui a libéré un séparatiste ». « On l’a vu sur un char russe avec un drapeau de la Novorossiya, mais il n’a jamais été condamné ici. Ce n’est pas cette personne qui menace l’Ukraine, c’est l’état » s’agace le soldat d’Azov. Dans le groupe, le président Porochenko est qualifié de dictateur. Evgueni leur aura au moins apporté une médiatisation et quelques informations utiles sur les séparatistes.

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Evgueni le culturiste est aussi fan de reconstitutions historiques. Du meilleur goût.

Les soldats ne lui font pas confiance « il a trahi une fois, il trahira une deuxième fois ». L’homme ne sera pas armé et n’ira pas sur le front. Le discours d’Evgueni Listopad n’inspire pas plus confiance. Les éléments de langage sont trop gros pour être sincères. « Je suis là parce que quand j’ai découvert que c’était l’armée russe qui se battait dans le Donbass, j’ai été dégoutté et j’ai compris qu’il fallait que je revienne sauver l’Ukraine » raconte-t-il, insistant lourdement, à plusieurs reprises sur la présence de l’armée russe dans l’Est de l’Ukraine. « Maintenant je veux me battre pour ma patrie car l’Ukraine est unie et le territoire Ukrainien est occupé par l’armée régulière russe et les séparatistes », un discours parfait, trop parfait. « En Ukraine j’ai ma mère, ma famille, une fille que j’aime » conclut-t-il en insistant sur le fait qu’il n’a « jamais tué un seul Ukrainien ». « À l’aéroport, on tirait sur des murs pour que les journalistes filment, je n’ai jamais tué personne ». Sur internet, des médias ayant rapporté son histoire l’année dernière expliquent qu’il aurait rejoint les séparatistes après s’être vu promettre un passeport russe et un travail en Crimée. Un passeport qu’il n’a jamais eu.
Le bataillon Azov n’a pas la meilleure réputation qui soit, par qui a-t-il été torturé? Encore une fois, le commandant en fait trop et tombe dans le risible. « Moi je ne torture pas, quand vous torturez quelqu’un, la personne se referme sur elle-même et ne veut plus parler » affirme-t-il. Ajoutant mystérieusement :  » Une fois, l’armée a interrogé trois séparatistes pendant trois jours. Aucun résultat. Je suis allé discuter avec eux, il y en a un qui a tout écrit sur une feuille et qui s’est pendu après. C’était plié en une demi-heure ». Impossible d’en savoir plus sur la « méthode miracle » du « saint d’Azov ». Autour, les autres combattants rigolent et moquent le séparatiste. L’un d’entre-eux m’avoue qu’ils le prennent pour un abruti total car il a un testicule en moins, qu’il s’est explosé en tirant malencontreusement avec son pistolet fixé au niveau de la taille. Un accident courant sur les lignes de front, mais l’ablation de testicules est également une pratique de torture particulièrement répandue dans ce conflit et dans les deux camps.

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Evgueni Listopad, lance-roquettes en main, à Donetsk

Quoiqu’il arrive à ce personnage, ses anciens camarades du bataillon séparatiste Spartak lui ont laissé un beau cadeau numérique. Plutôt bien vu mais un peu gros. Au lieu d’appeler à la mort du « traître » qui ne cesse de répéter dans les médias ukrainiens qu’il n’a jamais tué personne, ils ont préféré publier un simple post sur le réseau social russe Vkontakte : « Evgueni Listopad a été un soldat exemplaire, il a reçu deux médailles pour ses actes lors de la bataille de l’aéroport. Il a détruit trois tanks et tué une soixantaines de soldats ukrainiens » avec deux photos d’Evgueni, lance-roquette et kalachnikov en main (voir ci-dessus).
Paul Gogo

Ukraine : les dégâts invisibles de la guerre

La guerre est arrivée en Ukraine aussi rapidement qu’elle s’en est éloignée. Mais ces images violentes brutalement apparues ne disparaîtront pas aussitôt des esprits, laissés sous un choc trop souvent sous-estimé et qui touche l’ensemble du pays.

Mykola Voronin est originaire de Gorlivka, dans l’est de l’Ukraine. Son parcours de soldat, il aime le raconter dans les médias. Il ne le cache pas, c’est sa façon d’être reconnu par la société et d’affirmer son statut de combattant. Il a répondu à de nombreuses interviews pour des médias ukrainiens, il aime se présenter comme un héros, au risque d’en faire un peu trop. Mais il faut avouer que le parcours de ce brun aux yeux bleus est aussi atypique qu’étonnant. Car qui aurait pu imaginer que le Mykola de 2014, professeur de mathématiques, hippie pacifiste de 34 ans, heureux dans sa campagne du Donbass, deviendrait sniper dans l’armée ukrainienne quelques mois plus tard? La guerre a bouleversé sa vie.

À Gorlivka, il a suivi Maidan de loin. « Quand j’ai vu ce qu’il se passait à Kiev, je suis allé à Donetsk pour soutenir le mouvement séparatiste naissant. Puis, je me suis rendu compte de l’ampleur de la propagande russe, et j’ai rapidement fait marche arrière. En fait, c’est quand un de mes amis a été arrêté puis torturé par les séparatistes que j’ai compris que je ne pouvais pas les soutenir » raconte-t-il. Commençant à envoyer des informations aux ukrainiens, se sentant menacé, Mykola décide alors de s’enfuir de son petit paradis avec sa famille. Il envoie sa femme et sa fille en Italie et s’engage dans le bataillon Donbass. Du jour au lendemain, ce pacifiste se retrouve volontairement au cœur des pires batailles du conflit, Ilovaïsk, l’aéroport de Donetsk… « Ma vie de hippie me manquait et me manque toujours, mais ma vie proche de la nature n’était plus possible, d’autant que mon jardin est désormais situé côté séparatiste. Je n’avais pas le choix, il fallait bien que je défende mon pays » assure-t-il. Sur sa page Facebook, de nombreuses traces de son passé sont encore visibles, on peut le voir quasi nu, construire une cabane de paille dans un champ où encore posant avec sa femme, des fleurs dans les cheveux. Mais désormais, ce sont les selfies réalisés en treillis, casque sur la tête, sur la ligne de front qui envahissent sa page. Dans l’armée, il est sniper, « je me suis fait financer tout mon matériel par mes proches, j’ai lu beaucoup de livres sur le sujet, je suis un plutôt bon tireur maintenant je crois ».

Son histoire est finalement plutôt ordinaire dans un pays où l’armée a du être créée dans la précipitation, formée d’amateurs, de patriotes, de nationalistes mais surtout, d’ukrainiens ordinaires désireux de protéger leur pays, leurs maisons, leurs familles. Il y a les volontaires, qui ont accouru au front lorsque la Russie s’est trouvée menaçante, mais il y a surtout les appelés, extirpés de leur routine quotidienne, propulsés dans ces paysages gris retournés par les bombardements incessants.

L’armée ukrainienne a longtemps manqué d’hommes, les permissions n’étaient alors que rarement accordées, « il est pourtant important de lâcher le truc de temps en temps pour ne pas devenir fou » assure Mykola. Dans la vie de tous ces hommes présents sur la ligne de front, il y a souvent des drames personnels, des divorces, des suicides, des dépressions qui ont suivi leur mobilisation… Quelque part, nous qui sommes venus volontairement, on résiste mieux à tout ça que ceux qu’on est allé chercher chez eux. D’autant plus que parfois, ils n’ont pas vraiment envie de se battre pour l’Ukraine ».

Quand Mykola donne rendez-vous aux journalistes, c’est dans une pizzeria située à quelques mètres de l’appartement d’amis qui l’accueillent lorsqu’il n’est pas au front. En face de la porte dorée, à quelques centaines de mètres de Maidan, la meilleure pizzeria de la ville selon lui. Il y vient à chaque retour du front. « La vie est plus simple sur le front, mais ici c’est quand même plus plaisant. On n’a pas de pizzas ou de salles de bain là-bas…  » Ironise-t-il. Reprendre une vie normale sans devenir fou, un vrai défi pour ces hommes. Un défi complètement négligé par l’état qui n’a rien prévu pour le retour de ses soldats. Mais Mykola l’assure, malgré quelques passages à vide, il a finalement su se sortir de cet étrange brouillard fait d’émotions sur-exprimées et de contrastes trop violents. « Ça n’a pas été facile. Quand ma copine était encore en Ukraine, on se retrouvait régulièrement, mais depuis qu’elle est partie, je ne l’ai pas revue, on s’est même séparés. En deux semaines de permissions, je n’avais pas le temps de me faire de visa pour la rejoindre en Italie. Elle s’inquiétait, priait pour moi quand on se téléphonait. J’appréciais, ça m’aidait beaucoup à tenir. Ça fait six mois, trois jours et à peu-prés dix heures que je ne l’ai pas vue, elle me manque » avoue t-il en baissant la tête sur sa pizza au chorizo. Mais Mykola s’est planifié un processus de normalisation de sa vie pour reprendre pied. Première étape, retrouver sa bien aimée : « On s’est appelé récemment, normalement, on est de nouveau ensemble » raconte-t-il, le visage triste, toujours baissé sur son assiette. « Elle va bientôt me rejoindre à Kiev, j’espère reprendre un appartement avec elle. Pour être honnête, j’ai pensé au suicide quand on s’est séparés, mais j’ai dévoilé tout ce que j’avais sur le cœur sur Facebook à l’époque. J’ai alors reçu un soutien gigantesque. J’y racontais aussi mon quotidien, ce qui plaisait à mes amis, mais qui m’a fâché avec une partie de mes collègues. J’ai bien sûr un psychologue que je rencontre régulièrement, mais ce sont les 200 ou 300 personnes qui m’ont apporté leur soutien qui m’ont permis de tenir. Je peux remercier Zuckerberg sur ce point là » rigole-t-il.

Pour tenir face à un quotidien devenu bien fade et superficiel depuis qu’il est rentré, et ce, pour une durée indéterminée, Mykola chante, danse, rencontre ses amis Facebook et prie. « La religion est importante pour moi. Parce qu’il y a beaucoup de situations durant lesquelles j’ai eu de la chance. Je me rappelle quand on était dans l’aéroport de Donetsk, on était dans le hall neuf, les séparatistes étaient sur le toit. J’ai dis à mes collègues qu’il fallait que l’on monte si on voulait survivre. Quand nous sommes arrivés sur le toit, il n’y avait plus personne, les séparatistes avaient quitté les lieux ! Il y a aussi mon cancer, on m’avait annoncé qu’il ne me restait plus que quelques semaines avant de mourir, c’était en 2004, j’avais déjà paqueté mes affaires. Mais je suis toujours là, plus en forme que jamais. Je pense que dieu m’a laissé vivant pour quelque chose de plus important. »

Tous les soldats ne sont pas conscients des dangers psychologiques qu’ils encourent. « C’est une erreur, il faut comprendre que nous revenons tous du front dans un état de choc plus où moins important. Cela nous touche tous. J’ai de nombreux exemples de connaissances qui n’ont pas supporté le front, qui font des dépressions, certains se sont suicidés, d’autres se droguent ou sont devenus alcooliques. Il faut savoir que nous devons nous reconstruire ». À tel point qu’il s’est imposé une série de rendez-vous, avant de retrouver sa bien-aimée. « Je ne veux pas revoir ma femme avant de m’être reconstruit, j’ai rendez-vous chez le médecin, le dentiste, le psychologue cette semaine, et seulement après je la reverrai ».

Seule à la maison

Pour comprendre à quel point une guerre peut bouleverser et choquer un pays, il faut s’intéresser à ceux qui sont restés à Kiev, ceux qui ont vécu le conflit par procuration. Oksana Snigur est une journaliste de 29 ans. En mars 2014, elle était sur Maidan, avec son mari, Oleg. Alors que la Russie s’attaquait à la Crimée, son mari est un jour rentré à la maison en déclarant : « Il faut que tu sois prête, je viens de quitter mon travail, je vais m’engager dans l’armée, je veux défendre notre pays ». Un choc pour la mère et sa petite fille. « Dans un premier temps, je n’ai pas compris sa réaction. Je sais maintenant qu’il ne pouvait pas en être autrement, il ne se voyait pas rester ici à travailler, rester assis au bureau. Mais à l’époque, j’ai trouvé sa réaction étrange. J’étais à la maison, avec notre fille, il ne m’a pas donné le temps de réfléchir à la situation. J’étais sonnée, je pensais que la famille était la chose la plus importante au monde pour lui » raconte-t-elle, attablée dans un coin de la cafette de sa rédaction. Le 21 mai 2014, l’armée ukrainienne attaque l’aéroport de Donetsk. « C’est à ce moment que j’ai réalisé que la guerre allait commencer, qu’il fallait qu’Oleg y aille. Il a parcouru le monde entier comme reporter, je le savais capable d’aller se battre ». La jeune femme mobilise alors l’entourage du couple pour récolter de l’argent pour acheter armes, et matériel de protection, cigarette et café. « Je me suis souvent demandée comment faisaient les femmes de soldats mobilisés, qui n’avaient pas envie d’y aller. Mais je me suis dit que je pouvais faire face, notamment en devenant bénévole, pour aider ces femmes ».

Mais en août 2014, vers 3h du matin, le téléphone sonne. « C’était Oleg, un lance-roquette multiple Grad avait touché leur camp. Il était blessé et allait être évacué. Il m’a demandé de ne pas m’inquiéter. Je ne pouvais rien faire, j’ai réussi à retourner me coucher. Le lendemain, j’ai prévenue la famille. Ensuite, je suis restée trois jours sans nouvelles, à m’inquiéter, il n’avait plus de batterie dans son téléphone. Je savais qu’il avait été envoyé à Kharkiv, j’ai réussi à trouver des bénévoles sur place qui l’ont retrouvé ». Oleg est rentré pour trois mois, avant d’insister pour y retourner. « Il m’a dit qu’il devait absolument retourner avec ses copains, qu’il ne pouvait pas rester là. Je n’étais pas vraiment heureuse de ça, mais je ne pouvais l’en empêcher » avoue-t-elle.

C’est suite à cet incident qu’Oksana s’est rendue compte de ce qu’elle devait apprendre à gérer. Sa propre pression, mais également celle de sa famille et de la famille de son mari, qui passent par elle pour avoir des nouvelles. Sans parler de sa petite fille de trois ans, qu’elle essaye de protéger au mieux. « Quand elle a vu les blessures de son père, elle pensait que ça venait du chat. Puis, la maîtresse a abordé le sujet à l’école, en expliquant à la classe que son père se battait contre des méchants. Ce n’était pas une bonne idée du tout… Maintenant, elle a peur des mauvais gens qui pourraient faire du mal à son père et venir à la maison ». Oksana a également du apprendre à préparer le retour à la maison de son mari, « j’ai rencontré des psychologues, je voulais être capable de reconnaître d’éventuels traumatismes lors de son retour. J’appréhendais beaucoup ce moment parce que je me demandais s’il allait avoir un œil différent sur notre famille, je cherchais à savoir ce qu’il attendrait de nous. J’ai compris qu’il était important de l’écouter, de comprendre ce qu’il a vécu, de comprendre pourquoi il peut être différent, j’ai appris à ne pas réagir de façon radicale. Au final, on est rapidement passé à autre chose. Le premier jour, il m’a raconté ce qui l’avait le plus choqué, ce n’était pas facile à entendre. Il est par exemple rentré sonné par cette famille qui l’a appelé de Saint-Petersbourg parce qu’elle voulait récupérer le corps d’un officier, un très jeune homme, qui avait été tué en Ukraine. Une fois cette étape passée, je lui ai tout donné à faire : la vaisselle, les courses, le ménage, aller chercher notre fille à l’école… » Puis, le visage d’Oksana se referme, elle n’ose aller au bout de ses pensées, un collègue traverse la pièce avec son thé, elle baisse d’un ton. »Je dois avouer que j’ai pensé au divorce, j’avais commencé à en parler à ma mère qui ne m’a pas du tout soutenue. J’ai alors réalisé que j’aime mon mari, je n’étais pas prête à divorcer et que je devais le soutenir car c’est sa place d’être là-bas. Et puis quand quelqu’un qui vous aime vous attend, c’est plus facile de retourner au combat ». Galina Tsiganenka, psychologue, se rend régulièrement sur le front bénévolement pour aller écouter les soldats. La problématique de la vie de couple y est forcément très présente. « Entre soldats, il y a une sorte d’entre-aide psychologique sur la ligne de front explique-t-elle. Mais les problèmes sont souvent du côté des proches. Il y a souvent des conflits qui naissent avec la femme qui, elle, est restée à la maison. Elles voudraient qu’ils rentrent, qu’ils reviennent passer du temps à la maison, mais les soldats ne veulent plus quitter cette nouvelle communauté à laquelle ils appartiennent. En tant que psychologue et en tant que femme, je leur donne des conseils sur la meilleure façon d’harmoniser la situation avec leurs proches ».

Un pays entier traumatisé

Alyona Kryvuliak et ses collègues sont les oreilles indispensables de la société ukrainienne. Dans leurs bureaux exigus remplis de papiers et de livres, situés en périphérie de Kiev, les bénévoles et salariés de l’ONG internationale La Strada répondent aux appels à l’aide anonymes de cette partie de la population qui subit la guerre. Agressions sexuelles, viols, violences conjugales, alcoolisme ou addiction à la drogue, les psychologues et juristes doivent répondre à une myriade de sujets différents car la guerre ne fait pas de dégâts que dans l’Est. Il y a les enfants, choqués par la guerre, « ils ont peur de la guerre, non seulement les enfants des familles déplacées mais aussi les enfants qui vivent dans les régions loin de la guerre. Ce qui les préoccupent, c’est que la guerre arrive jusqu’à eux, ils en font des cauchemars ». Et puis il y a aussi les enfants de déplacés, qui se retrouvent stigmatisés dans leurs nouvelles écoles, traités de séparatistes et harcelés par leurs camarades.

Parmi les appels qu’Alyona et ses collègues ont l’habitude de recevoir, ceux de ces femmes qui paniquent lorsqu’elles se retrouvent seules à la maison. Comme elles savent que nous sommes basées à Kiev, elles pensent que nous avons le téléphone du président Poroshenko et nous demandent de l’appeler pour que leur mari ne soit pas mobilisé, arguant qu’elles ont trois enfants et qu’elles ne pourront plus vivre quand le mari sera parti. Elles appellent souvent dans un état de stress et d’agressivité énorme, on a eu des cas où elles nous menaçaient de partir sur le front, où même de se pendre avec leurs enfants, parfois dit dans un calme absolu qui nous inquiète toujours car on ne sait jamais à quoi s’attendre. Mais finalement, on passe par toutes les émotions et après avoir crié et pleuré, on arrive à discuter » raconte la responsable du centre. Et puis, il y a les agressions physiques, sexuelles et viols qui ont eux aussi explosé depuis le début de la guerre.

« Ces situations arrivent lorsque l’homme revient du front, dans des familles dans lesquelles ce genre de problèmes n’étaient jamais arrivés. Ils rentrent souvent alcooliques voire drogués de la guerre, ça ajoute à la violence ». D’autant plus que, héritage de l’époque soviétique, la drogue est vue comme quelque chose qu’on ne peut pas soigner dans de nombreuses familles, ce qui entraîne de nombreux divorces. Mais le plus compliqué se trouve dans les agressions sexuelles et viols, très répandus le long de la ligne de front. Dans les zones occupées, les femmes qui trouvent le courage d’aller se plaindre à la police locale se voient systématiquement envoyer balader. Étonnamment, la situation n’est pas meilleure côté ukrainien. « Quand cela se passe côté ukrainien et qu’elles essayent de porter plainte, il arrive souvent que les policiers leur répondent qu’il faut faire un effort car leur mari revient du front où il a défendu la patrie, et que c’est donc normal qu’il agisse de la sorte car il est en état de stress… »

Et puis, il y a les divorces, eux aussi nombreux. Les familles scindées par les différences de points de vue politiques se comptent par milliers. Il y a souvent l’homme qui veut rester dans l’Est ou partir en Russie, et la femme, qui veut quitter la zone avec les enfants. Et puis, les retours du front, avec des soldats inconscients des conséquences de leur stress post-traumatique. « Ils se mettent à trembler dans la nuit ou se jettent par terre au moindre bruit, sont agressifs et irritables, généralement leurs femmes prennent peur et quittent la maison. Il y a aussi ceux qui ont trouvé l’amour sur la ligne de front, ou fait appel à des prostituées. Généralement, les femmes ne le supportent pas » décrit Alyona Kryvuliak. « Pour l’instant, nous arrivons à traiter l’ensemble des appels, mais ce qui manque cruellement au pays, ce sont des psychologues prêts à accueillir soldats et familles gratuitement, en ville comme en campagne » ajoute-t-elle.

À Kiev, ou l’on a tendance à oublier que le pays est en guerre, des hommes en treillis parcourent les rues, parfois même le week-end, en famille, comme pour montrer qu’ils sont là, affirmer leur statut en public. Mais des incidents plus graves ont régulièrement lieu. Il y a des fusillades souvent inexpliquées qui ont parfois lieu ici où là dans le pays, il y a aussi les soldats qui rentrent à la maison avec une grenade dans le sac à dos, où les hommes en treillis que l’ont rencontre alcoolisés, la nuit, dans les épiceries. Les conséquences de la guerre sont nombreuses, plus où moins graves, mais malgré ces incidents quotidiens, le gouvernement ukrainien ne semble toujours pas décidé à prendre soin de ceux qu’il a envoyé au charbon.

De Kiev, Paul Gogo

L’Ukraine d’après-conflit appelée aux urnes

Chewbacca pas au meilleur de sa forme à Odessa
Chewbacca pas au meilleur de sa forme à Odessa

Le scrutin de ce week-end était à juste titre attendu par toutes les instances diplomatiques et politiques, d’Ukraine et d’ailleurs. Non seulement parce qu’il s’agissait du troisième scrutin d’après-Maidan avec les législatives et la présidentielle, mais également, peu d’Ukrainiens semblent en avoir conscience, parce qu’il s’agissait du premier scrutin à « tête presque reposée », un scrutin d’après-guerre. Une occasion de se retrousser les manches pour relancer la machine désormais partiellement abandonnée par l’Europe et les États-Unis.

Les enjeux étaient donc particulièrement importants pour le pays. Mais, fait intéressant, à l’issue du scrutin, il semble que les Ukrainiens n’aient pas saisi l’importance de ces élections.

D’abord, la participation a été tristement faible, 46,61%.

Ensuite, il semble que les Ukrainiens s’amusent encore de voir des clowns déguisés en héros de Star Wars, participer à leurs élections. Et pire, ils semblent les cautionner (Dark Vador et l’empereur Palpatine ont été élus au conseil municipal d’Odessa…) C’est anecdotique mais la presse internationale concentrée sur les dix autres scrutins qui avaient lieu au même moment dans le monde n’a parlé que de l’anecdote de Chewbacca arrêté alors qu’il était garé en double-file. Ridicule et désolant dans une période aussi sensible pour le pays.

De manière générale, le bazar général a été aussi impressionnant que lors des élections d’avant-Maidan.  Les vieux candidats corrompus et leurs vieilles méthodes ont refait leur apparition. Les techniques de triches se comptent par dizaines, le tourniquet, la corruption d’électeurs, les intimidations, les votes multiples…

Et puis, il y a l’épine dans le pied ukrainien. Marioupol, le gros fiasco de ces élections. Conscient qu’il est et restera le roi du Donbass, Ahmetov et sa mafia ont réussi à y faire annuler les élections (également le cas dans les localités de Krasnoarmiysk and Svatove). Un revers gigantesque pour l’Ukraine, venant de cette ville située à quelques kilomètres des séparatistes, clé du conflit ukrainien. Comment un état peut-il se faire avoir sur l’impression et la distribution des bulletins de vote? Le Président Porochenko a lancé une enquête.

Mais les élections se déroulent en trois étapes, le vote n’est que la seconde. Déjà dès le début de la campagne, les irrégularités ont été classiques, nombreuses et souvent grossières. Les changements législatifs liés à l’organisation des scrutins vont dans le bon sens mais cela a finalement changé peu de choses pour le moment. L’absence de financements de campagnes contrôlés reste le problème principal. Les méthodes d’antan subsistent. Grand nombre de militants ont été payés pour afficher leur soutien (et parfois voter), de nombreux hommes d’affaires riches, souvent liés à la corruption de leur région, parfois oligarques ont créé de petits partis inconnus mais bien financés aux quatre coins du pays, les propriétaires de médias qui se présentent ont usé et abusé de leurs médias pour faire campagne… Il faut ajouter à cette liste de nombreuses violences et intimidations physiques recensées partout dans le pays.

La troisième partie du scrutin est en cours, le dépouillement. Le gouvernement se donne jusqu’à mercredi pour déclarer des résultats officiels. Mais en Ukraine, cette dernière étape n’est pas moins sensible que les deux précédentes…

Enfin, il convient de relativiser toutes ces données inquiétantes. 26,7 millions de personnes étaient appelées aux urnes pour élire prés de 170 000 responsables dimanche. Ce scrutin est de loin le plus compliqué que l’Ukraine n’ait organisé. L’OSCE a d’ailleurs parlé lundi d’un scrutin de « manière générale conforme aux  standards européens » tout en appelant le gouvernement ukrainien à rapidement réformer son système électoral pour éviter que les vieilles traditions refassent surface aux prochains élections.

Paul Gogo