Point sur la présidentielle russe pour Ouest-France
Dans une campagne sans suspens ni débat, le maître du Kremlin brigue un quatrième mandat à la tête de la fédération de Russie
Moscou. De notre correspondant
« Un président fort pour une Russie forte », c’est ainsi que Vladimir Poutine, homme fort de la Russie depuis 1999 et candidat à un nouveau mandat de six ans, se présente devant les électeurs. Le 18 janvier, à deux mois pile du vote, le chef du Kremlin lançait sa campagne en plongeant dans les eaux d’un lac gelé pour célébrer la fête de l’Épiphanie. Cette campagne, il la veut la plus courte possible, se posant au-dessus des autres candidats (nationalistes, communistes, libéraux) qui débattront certes à la télévision, mais sans lui.
D’après un sondage de l’institut FOM, 66% des électeurs auraient l’intention de voter Poutine –un score proche de ses 63,2% de la présidentielle de 2012. Le Président est incontestablement populaire. Depuis quelques semaines, il entretient son image d’homme proche du peuple en organisant des déplacements symboliques à la rencontre d’ouvriers, de professeurs, de religieux. Le 3 février, il organisera son premier événement de campagne, en appelant un million de ses partisans à descendre le soutenir dans la rue.
Une opposition sur mesure
Avant de se lancer dans cette morne campagne, le pouvoir a « organisé » l’opposition. Objectif : que l’élection ait la couleur d’un vote démocratique. Un objectif d’autant plus important à la veille d’accueillir la coupe du monde de football. Il a pour cela fallu contrôler les attaques du trouble-fête Alexeï Navalny, un an durant. Navalny, l’opposant le plus incisif, est finalement interdit de candidature en vertu d’une condamnation ancienne, pour une affaire montée de toutes pièces selon lui.
Depuis janvier 2017, Vladimir Poutine redirige les critiques contre la corruption vers son Premier ministre Medvedev, il calme les jeunes manifestants en les arrêtant, en les faisant expulser de leurs écoles pour s’être « révoltés » ou en envoyant la police chez leurs parents et s’attaque aux réseaux sociaux russes.
L’opposition touchée, le Kremlin a souhaité la diviser en permettant à Ksenia Sobtchak, une opposante populaire chez les jeunes (créditée de 2% des voix) de participer à la campagne. Déclarée candidate une semaine après avoir rencontré Poutine au Kremlin, elle a tous les attributs d’une candidate « autorisée ». Elle a accès aux médias nationaux, ouvre des bureaux à travers le pays sans en être empêchée et bénéficie d’une parole libre. Un véritable traitement de faveur en Russie.
Depuis le début de la campagne, Ksenia Sobtchak a prononcé le nom interdit de « Navalny » sur une télé nationale, déclaré que la Crimée est ukrainienne et s’est rendue, hier, en Tchétchénie pour défier l’autoritaire de cette république autonome, Ramzan Kadyrov.
Alors que Vladimir Poutine mène désormais une bataille contre l’abstention, dernier obstacle qui pourrait délégitimer sa réélection, l’opposition, battue d’avance, se projette déjà dans l’après-Poutine. Une transition dans un monde sans l’homme fort du Kremlin que l’on souhaite organiser, du Kremlin à l’opposition, sans révolution sanglante.
Navalny ou la stratégie de l’abstention
Reportage
Préparation de manifestation au QG moscovite d’Alexeï Navalny
Dimanche matin, Sergei Boiko, coordinateur du QG d’Alexeï Navalny à Moscou, et sa compagne Kristina, chargée des relations avec la presse, sont sortis de chez eux, suivis par des hommes habillés en noir. Effrayés, ils ont couru jusqu’aux bureaux de Navalny. Les policiers ont attrapé Sergeï et l’ont jeté dans une voiture non identifiée.
Navalny, qui avait appelé à manifester dans une centaine de villes, a réussi à atteindre le point de rendez-vous sur une grande artère. Après avoir multiplié les selfies, il a été projeté à terre, puis emmené dans un commissariat. Plus de 240 personnes ont été arrêtées dans le pays.
« Monarque présidentiel »
« Le Kremlin va dire qu’il n’y avait personne dans les rues. On ne veut pas forcément prouver des choses à Poutine. On veut juste donner envie aux gens de faire bouger la situation » explique Alexandra Sokolova. Cette militante de 31 ans est « choquée » par le maigre salaire de sa mère (10 500 roubles soit 150 €), quand les députés gagnent quinze fois plus et « se disent pauvres ». Elle ne cache pas un certain désarroi dans l’opposition : « Certains ont baissé les bras quand Navalny s’est vu privé de candidature à la présidentielle. Mais c’est le moment ou jamais de montrer qu’on n’est pas d’accord. »
Dimanche, environ 3 000 personnes ont manifesté à Moscou, 1 500 à Saint-Petersbourg, contre une élection qualifiée de « supercherie » par Navalny. L’avocat pourfendeur de la corruption appelle à boycotter les urnes le 18 mars.
Tamara, 80 ans, dénote au milieu d’une foule très jeune. « Mon fils est au chômage depuis deux ans, je suis obligée de m’occuper de lui avec ma petite retraite, je suis fatiguée de cette situation, de ces milliardaires au pouvoir qui nous volent » lance-t-elle, ballottée par le cortège dense, contenu sur les trottoirs par des centaines de policiers, appuyés par la garde nationale. « Je suis contre un monarque présidentiel » scandent les manifestants, régulièrement coupés par les haut-parleurs de la police leur demandant de quitter la zone.
En fin d’après-midi, la candidate d’opposition Ksenia Sobtchak a pu rencontrer Navalny au commissariat. Il a été relâché dans la nuit.
Ces derniers jours, les perquisitions et les arrestations de militants soutenant l’opposant russe se sont multipliées. L’objectif : faire disparaître les liasses de tracts prévues pour les actions du week-end destinées à fêter la sortie de prison de Navalny.
Les jeunes militants soutenant Alexei Navalny poursuivaient leurs actions ce dimanche midi devant les stations de métro de Moscou comme dans de nombreuses villes en région. Ce week-end, l’opposant et candidat à la présidentielle de 2018 russe a appelé ses partisans à descendre dans la rue pour faire campagne en son nom dans les lieux publics, une manière de célébrer sa sortie de prison. Navalny a été libéré vendredi, après vingt-cinq jours de détention, après avoir été arrêté le 12 juin, accusé d’avoir organisé un rassemblement illégal dans le centre-ville de Moscou.
Les brochures distribuées par les militants s’attaquent au Premier ministre, Dmitri Medvedev, que Navalny a érigé en symbole de la corruption au plus haut niveau du pouvoir russe. Depuis vendredi, les activistes font face à une répression sans précédent. Des responsables des bureaux de campagne de l’opposant en région ont été arrêtés par la police, et même tabassés par des inconnus dans l’ensemble du pays. A Moscou, Alexander Tourovski, 25 ans, a été roué de coups par trois policiers en civil cagoulés, alors qu’il dormait dans le QG moscovite. Les agents se sont débarrassés des tracts entreposés dans le local et ont définitivement fermé le bureau. Le jeune militant, enfermé pendant douze heures sans eau ni téléphone, a été condamné à 500 roubles d’amende (7 euros) et diagnostiqué d’un léger traumatisme crânien à l’issue de sa garde à vue.
Déjà 130 arrestations
Ces derniers jours, les fermetures de QG pro-Navalny et les perquisitions se sont multipliées. L’objectif : faire disparaître les liasses de tracts prévus pour l’action de ce week-end. A Novossibirsk, en Sibérie, des militants ont du évacuer le matériel de campagne par la fenêtre de leur local pendant que la police investissait les lieux. Samedi, à Moscou, un homme a été arrêté parce qu’il transportait un ballon à l’effigie d’Alexeï Navalny dans le coffre de sa voiture. 130 personnes, dont onze mineurs, ont déjà été arrêtés ce week-end en Russie. Dimanche midi, des militants, souvent très jeunes, ont repris position devant les entrées du métro. La police pourrait procéder à de nouvelles arrestations.
La police semble prise d’une panique irrationnelle lorsque les rassemblements ont un lien avec Alexeï Navalny. C’est la première fois en Russie que des militants sont arrêtés en masse pour avoir distribué des tracts politiques. Cette peur paraît d’autant moins compréhensible que le candidat a récemment été déclaré inéligible par la Commission électorale centrale. Il ne pourra donc normalement pas participer à la présidentielle de 2018, à laquelle Vladimir Poutine ne s’est d’ailleurs pour le moment pas déclaré candidat.
Le titulaire du titre d’opposant principal au président russe semble remporter un succès inattendu chez les jeunes générations, imperméables à la propagande du Kremlin. Alexeï Navalny, interdit de média nationaux, reste très peu connu en dehors de Moscou. «Je ne sais pas si le Kremlin est en train de radicaliser ses actions contre Alexeï Navalny, mais je ne pense pas que la campagne présidentielle que Navalny mène ait pour but de remporter l’élection. Son objectif est de montrer qu’il est le seul opposant en Russie. Il a quasiment achevé son objectif», a estimé le politologue Stanislav Belkovsky, interrogé ce week-end sur la radio Écho de Moscou.
Vladimir Poutine, lui, ignore constamment le statut d’opposant de Navalny. Le président russe s’est même lancé dans un «ni-oui ni-non» avec pour objectif de ne jamais citer le nom de son opposant. Interrogé sur la question à Hambourg à l’occasion du G20, Vladimir Poutine a brièvement déclaré à propos de Navalny, une nouvelle fois sans le citer : «Je pense qu’on ne peut discuter qu’avec des gens qui proposent des choses constructives. Mais quand l’objectif n’est que d’attirer l’attention, cela n’encourage pas au dialogue.»
A nouveau arrêté lundi, le blogueur espère pouvoir se présenter aux élections l’an prochain mais doit faire face aux intimidations des services russes… Sans pour autant décourager ses militants.
«Tous les gens qui en ont le droit et qui passeront les procédures prévues par la loi pourront participer aux élections législatives comme à la présidentielle» en 2018, a déclaré Vladimir Poutine lors de son récent passage à Paris. Dans les faits, le président russe mène la vie dure à l’opposition, particulièrement à son opposant principal, Alexeï Navalny, interpellé ce lundi.
A 41 ans, l’avocat et blogueur anticorruption moscovite rêve de détrôner l’inoxydable leader russe. Mais sa route vers le Kremlin est semée d’embûches. Depuis plusieurs semaines, ses équipes doivent batailler pour ouvrir des locaux de campagne en région. A Vologda, Volgograd, Vladimir, ou encore Krasnodar, les propriétaires ont plusieurs fois annulé au dernier moment les contrats de location. A Vladivostok, les autorités ont décidé de changer les serrures en attendant le renoncement du propriétaire. Quant à Moscou, il a fallu s’y prendre à deux fois pour inaugurer le QG central. Pour Leonid Volkov, le directeur du bureau moscovite désormais opérationnel, «le FSB [les services de sécurité russes, ndlr] y est pour quelque chose, ils appellent tous nos propriétaires pour les effrayer». Le 31 mai, le fils du propriétaire du bureau loué à Irkoutsk, en Sibérie orientale, a été agressé par sept personnes, à coups de batte de base-ball. «Ces gens avaient déjà parlé au fils du propriétaire précédent. Il semble que cette fois-ci ils aient décidé de ne pas parler, mais de directement frapper», a commenté Sergei Bespalov, responsable de la campagne dans la région. Mais nonobstant ces petits désagréments, le candidat à la présidentielle continue d’attirer des soutiens et d’ancrer sa campagne.
«Terrorisez nos opposants, vous vous en sortirez»
Le site Navalny2018 annonce plus de 113 000 volontaires inscrits et 44 bureaux ouverts en Russie. Si l’opposant parvient malgré tout à se présenter, ce sera une candidature inédite dans la Russie de Poutine. Pour l’heure, Navalny est l’unique nouveau visage de la scène politique russe, et surtout le seul homme politique «hors système».
A mesure que le début de la campagne présidentielle approche, les défenseurs du Kremlin, officiels et officieux, multiplient les actes d’intimidation contre les voix dissidentes. En avril, plusieurs journalistes, militants des droits de l’homme et opposants ont été attaqués à la «zelionka», un antiseptique vert particulièrement tachant. Alexeï Navalny a failli y perdre un œil, sauvé in extremis par des médecins espagnols. Quelques jours après l’attaque de leur candidat, lassés de voir que la police n’enquêtait jamais, ses soutiens ont fait leurs propres recherches et identifié le responsable. Il s’agit d’Alexander Petrunko, un militant «ultrapatriote» proche du Kremlin qui n’a pas été inquiété par la police, alors qu’il n’avait pas manqué de se vanter de son geste sur Internet. «Les gens de ces groupes ultraloyalistes reçoivent un message clair : « terrorisez nos opposants, vous vous en sortirez sans soucis »», a résumé sur Twitter le journaliste du Moscow Times, Alexeï Kovalev.
Sur les rives de la Moskova, au nouveau QG de Navalny, «on touche du bois pour qu’il n’y ait pas de provocations», lance Elena, 30 ans, chargée de la communication sur le Web. De bois, il n’y a que quelques planches, quelques bureaux Ikea montés à la va-vite. Ces QG ne restent jamais ouverts très longtemps. En attendant, les recrues venues s’inscrire et prendre du matériel de campagne, défilent, toutes très jeunes. «Nos vieux sont au travail, s’exclame la militante. Mais c’est vrai que nous avons beaucoup de jeunes, ils ne regardent pas la télévision, ils s’informent beaucoup sur Internet, ils ne connaissent pas la propagande du Kremlin, ils n’ont connu que Poutine au pouvoir.» Ces jeunes militants, parfois adolescents, se sont déplacés en masse lors de la grande manifestation lancée par Navalny le 26 mars. Interpellés sur place ou retrouvés plus tard sur les réseaux sociaux par la police, ils ont hanté les tribunaux de Moscou pendant des semaines. La plupart s’en sont tirés avec de petites amendes ou quelques jours de détention (pour les habitués et responsables du mouvement). Mais deux personnes ont été condamnées à des peines de prison fermes, et quatre autres attendent une sentence similaire.
«L’important, ce sont les photos que fait Navalny quand il ouvre ses nouveaux locaux en région, explique Alexeï Venediktov, rédacteur en chef de la radio indépendante l’Echo de Moscou.Il y a toujours des jeunes autour de lui. Ils s’engagent comme volontaires dans les QG, ils prennent des risques, ils sont filmés et fichés par le ministère de l’Intérieur mais ils n’ont pas peur. […] Je sais que ça inquiète le Kremlin.» Sur Internet, on ne compte plus les témoignages d’étudiants ayant eu affaire à des professeurs hostiles à la contestation, profitant des cours pour donner des leçons de patriotisme et vanter les mérites de la corruption, ou pour insulter les participants aux manifestations. Dans la même veine, la chanteuse pop Alisa Vox a mis en ligne un clip dans lequel elle donne la fessée aux jeunes manifestants. «La liberté, l’argent, les filles, tu auras tout, même le pouvoir. Alors gamin, reste en dehors de la politique et lave-toi le cerveau», chante-t-elle en tenue légère, suggérant aux «enfants» d’aller en cours plutôt que de descendre dans la rue. Des journalistes russes de Meduza ont enquêté : elle aurait été payée 35 000 dollars (environ 31 000 euros) par le Kremlin pour réaliser cette œuvre.
«Nous devons partir du principe que tout ira bien»
A Moscou, les soutiens du militant anticorruption ne sont pas sereins. Cité et condamné dans plusieurs affaires judiciaires, leur candidat pourrait tout simplement ne pas être autorisé à se présenter au scrutin présidentiel. En 2014, Alexeï et son frère Oleg Navalny sont accusés d’avoir escroqué une filiale d’Yves Rocher. Le premier est condamné à trois ans et demi avec sursis, le second à la même durée, mais de prison ferme. En février, c’est de cinq ans de prison avec sursis que le blogueur a écopé, jugé par un tribunal de Kirov (est de Moscou) dans une affaire de détournement de fonds. D’après la loi électorale, le candidat à la présidentielle doit avoir purgé sa peine pour se présenter ; en vertu de la Constitution, il doit seulement ne pas être incarcéré. C’est ce flou juridique qui permettra à la justice de rendre Alexeï Navalny inéligible si et quand bon lui semble. «Nous sommes conscients que la justice l’empêchera peut-être de se présenter, mais nous devons partir du principe que tout ira bien. Cela fait trois ans que je travaille pour lui, je commence à avoir l’habitude de travailler au rythme de ses procès», s’amuse Elena.
Ne lui laissant aucun répit, la justice exige désormais que Navalny retire d’Internet son enquête accusant le Premier ministre, Dmitri Medvedev, de corruption. Le documentaire, visionné près de 22 millions de fois depuis sa mise en ligne, attaque frontalement le chef du gouvernement. Un succès sans précédent en Russie qui a d’autant plus agacé le Kremlin que les rassemblements qui ont suivi ont réuni des milliers de manifestants dans le pays. Aucun autre opposant à Poutine ne jouit de la popularité de Navalny. Y compris Mikhaïl Khodorkovski, oligarque pétrolier déchu, qui tente d’organiser depuis Londres un mouvement de mobilisation, via son organisation Russie ouverte, avec le mot d’ordre «Ras-le-bol». L’objectif est d’empêcher que Poutine ne se représente au printemps pour un quatrième mandat. Mais ce dernier mobilise moins largement que Medvedev, car dans l’opinion publique, la corruption glisse sur le Président pour atterrir sur le Premier ministre.
Navalny l’a bien compris. Comme le fait que le pouvoir continuera de lui mettre des bâtons dans les roues pour sa campagne, mais aussi pour l’organisation de la contestation. La manifestation de lundi s’est soldée par des centaines d’arrestations à travers tout le pays. Le même jour, un décret signé personnellement par Vladimir Poutine est entré en vigueur : les rassemblements non autorisés par le FSB, s’ils ne sont pas liés à la Coupe des confédérations (du 17 juin au 2 juillet) seront interdits jusqu’en juillet. Voilà qui tombe à pic.
Des milliers de personnes ont défilé lundi dans plusieurs villes de Russie, plus de 1 600 personnes ont été arrêtées par la police à Moscou et Saint-Pétersbourg.
C’est sans aucun doute à Moscou que le rassemblement organisé par l’opposant à Vladimir Poutine et candidat à la présidentielle russe de 2018 Alexeï Navalny, a été le plus surréaliste. Le maire de la capitale russe avait, à l’origine, autorisé l’opposant à rassembler ses partisans boulevard Sakharov dans le centre de Moscou. Le rassemblement initié par Navalny avait pour but de demander la démission du premier ministre Medevdev, que les activistes accusent de corruption. Mais, coup de théâtre, dimanche soir, vers 23h, le candidat a publié une vidéo sur internet, demandant à ses soutiens d’aller manifester, avenue Tverskaïa, à quelques pas du Kremlin. Alexeï Navalny explique ce pied de nez aux autorités russes par des pressions venues des autorités : « il était impossible d’organiser un rassemblement convenable avenue Sakharov. Les autorités ont demandé aux loueurs de scènes et enceintes de ne pas travailler avec nous ».
Bataille médiévale
Cette année, la mairie de Moscou avait vu les choses en grand pour célébrer la fête nationale russe, le 12 juin. L’avenue Tverskaïa accueillait des reconstitutions de batailles moyenâgeuses. Dès 14h, des militants de l’opposant russes se sont mêlés aux nombreuses familles venues observer les chevaliers croiser le fer. Une rencontre inédite entre les jeunes militants sur-motivés, et des moscovites qui n’avaient jamais entendu parler de Navalny. Tandis qu’un combat de chevaliers prenait fin, le son du croisement des fers s’est progressivement transformé en clameur venue de nulle-part. La foule de manifestants anonyme devenue assez compacte pour prendre la forme d’une manifestation. « La Russie sans Poutine », « Medvedev au tribunal », « le président est garant de la constitution, Poutine est garant de la corruption » a surgi de la foule, face aux centaine de policiers anti-émeutes qui avaient bouclé le centre-ville. Dans un chaos surréaliste, les manifestants poussés à s’enfoncer dans le festival médiéval ont tenté d’utiliser les ballots de paille et barrières en bois des chevaliers pour ralentir l’avancée de la police. Place Pouchkine, les activistes qui n’avaient pu atteindre la manifestation ont formé une chenille, imitant les anti-émeutes qui se tiennent par les épaules pour traverser la foule à la recherche de personnes à embarquer. Des centaines de personnes ont été arrêtés par la police sur la place Pouchkine. L’ONG OVD-Info estimait lundi soir à 700 le nombre de manifestants arrêtés à Moscou et de 950 à Saint-Pétersbourg. En région, des provocations et arrestations ont également eu lieu. Quant à l’initiateur du mouvement d’opposition, Alexeï Navalny, il a été arrêté au pied de son immeuble alors qu’il se rendait à la manifestation. La police l’accuse de refus d’obtempérer et de violation des lois sur les rassemblements publics, il a été condamné dans la soirée à 30 jours de prison.
Depuis quelques semaines, des opposants à Vladimir Poutine se voient jeter en plein visage un liquide vert tachant.
Le coup est connu en Russie. Attendre un opposant à la sortie d’une réunion, et lui jeter un liquide vert au visage pour l’impressionner. La victime met généralement plusieurs jours à nettoyer son visage couvert de colorant ou d’antiseptique. Depuis deux semaines, c’est une série d’attaques de ce type qui vise l’opposition russe. La dernière en date, la plus violente, celle de l’opposant à Vladimir Poutine, Alexeï Navalny. C’était le 27 avril dernier. La cornée du candidat à la présidentielle russe de 2018 est aujourd’hui brûlée. Selon ses médecins, il y avait probablement un produit chimique dans le liquide. Interdit d’aller se soigner en Suisse, l’opposant risque de perdre son œil droit.
Pas d’enquête
Mais cette fois-ci, pour les opposants et journalistes russes, c’est l’agression de trop. Les enquêtes de police lancées suite à ces agressions n’aboutissent jamais. La police balaye à chaque fois l’histoire en affirmant que les caméras de surveillance ne fonctionnaient pas au moment des attaques. Mais les militants de Navalny ont mené l’enquête. Ils ont découvert le présumé coupable de cette dernière attaque en seulement quelques heures. Alexander Petrunko, militant radical pro-Kremlin et membre d’un groupe « ultra-patriote » « SERB », apparaît nettement reconnaissable sur des images de vidéo-surveillance piratées. Photos à l’appui, le journaliste russe Alexeï Kovalev affirme que dans ses réseaux, cet homme est « à une poignée de main de Vladimir Poutine ».
Des attaques contre-productives ?
Navalny voit dans ces attaques la main du Kremlin, « le 27 avril, seule la police connaissait mon emploi du temps » affirme-t-il. Le journaliste Alexeï Kovalev modère ces accusations : « Ce n’est pas que Poutine ordonne personnellement ces attaques, mais il nomme des commissaires de police qui refusent d’enquêter. Les gens de ces groupes ultra-loyalistes reçoivent un signal clair : terrorisez nos opposants, vous n’aurez aucun soucis ensuite ». Citant une source au sein du Kremlin, le média russe Gazeta.ru écrit : « le Kremlin a demandé aux autorités locales de punir sévèrement ces actions illégales contre l’opposition car cela ne fait qu’augmenter leur popularité ». Pour cause, le candidat Navalny aurait récemment presque atteint la barre des 100 000 sympathisants.
À Moscou, le célèbre Kremlin n’abrite pas que le bureau du président russe. C’est le troisième lieu le plus visité de Russie ! à retrouver sur Ouest-France.fr
Dans l’enceinte du Kremlin, pouvoir, histoire et religion sont logés à la même enseigne. Ce quartier de 28 ha, protégé d’une muraille rouge, est composé de dix-sept églises, cathédrales et palais, marqueurs de l’histoire russe et de la religion orthodoxe. Le Kremlin demeure un lieu de visite incontournable pour les touristes de passage. Avec plus de deux millions de visiteurs par an, il est le troisième lieu le plus visité de Russie, après le fameux Ermitage et le musée d’histoire de Saint-Pétersbourg.
N’importe qui peut entrer dans cette enceinte légendaire, sous réserve de montrer patte blanche. Certains de ces bâtiments hébergent le Sénat russe, le palais présidentiel, les services de sécurité du Président… Si les visiteurs ont la possibilité de se promener librement dans certaines allées du Kremlin, de nombreux policiers veillent à ce que personne n’approche des bâtiments officiels.
Toujours dans l’enceinte du Kremlin, se trouve le palais des armures. On retrouve, présentés dans les neuf salles de ce grand bâtiment jaune et blanc surplombant le fleuve Moskova, des siècles de trésors accumulés par les princes et tsars russes : or, pierres précieuses, œufs de Fabergé, trônes, carrosses…
Sanctuaire de 1508
À quelques pas, la cathédrale de l’Archange-Saint-Michel est le second lieu incontournable du Kremlin. Il s’agit du plus ancien sanctuaire de Russie, construit en 1508. L’armée russe y a longtemps célébré ses victoires. On y retrouve quarante-six tombes de princes et tsars russes.
Parmi les édifices ouverts au public, il y a le palais du patriarche, étrange lieu dont l’intérieur ressemble à une église. Construit en 1655, en l’honneur du patriarche Nikon, il renferme une collection d’objets religieux, mobilier, vaisselle et joaillerie du XVIIe siècle. Et notamment un ensemble impressionnant : un poêle destiné à la confection des huiles saintes.
Depuis le début du mois, l’exposition permanente dédiée à la religion orthodoxe est complétée d’une exposition temporaire inédite. Pour la première fois, des objets vieux de plus de 800 ans, de l’époque de Louis IX, ont été sortis de France pour être exposés au Kremlin, dont une couronne reliquaire, un évangile et des vitraux de la Sainte-Chapelle de Paris transportés en avion.
D’après Philippe Bélaval, président du centre des monuments nationaux, «ces objets montrent que le Moyen Âge a également eu une période d’excellence en matière d’architecture et d’art. Voir des objets de la Sainte-Chapelle au Kremlin, c’est un symbole fort.»
La gare de Finlande à Saint-Pétersbourg. C’est de cette gare que Vladimir Lénine revenait de Finlande. On y trouve la dernière statue de Lénine de la ville sur le parvis.
Il y a 100 ans, le 23 février 1917 (8 mars de notre calendrier actuel), jour de la journée de la femme, des ouvrières prenaient les rues de Petrograd, le Saint-Pétersbourg alors capitale de l’empire russe, pour réclamer « du pain et du travail ». Quelques mois plus tard, Lénine de retour d’Europe allait définitivement enterrer les Romanov et mettre les bolcheviks au pouvoir. Si le dénouement de cette révolution a eu lieu en 1917, le personnage Lénine s’est, lui, construit quinze ans plus tôt dans la banlieue de cette même ville, Saint-Pétersbourg.
La chambre de Vladimir Illitch Ulyanov
L’appartement est situé ruelle Bolchoï Kazachy, à quelques pas de la Fontanka, l’un des nombreux canaux de Saint-Pétersbourg. Au numéro 7, il faut entrer dans la cour et monter au deuxième étage. Pour sonner au numéro 13, il faut encore tirer sur une poignée en bronze pour secouer la cloche accrochée dans l’appartement au dessus de la porte.
Vladimir Ulyanov (Lénine) y a vécu en 1984. « Il en payait 10 anciens roubles par mois pour y vivre » raconte Bogdana, jeune guide au musée du vieux Saint-Pétersbourg, petit musée installé dans un appartement du rez-de-chaussée. « Cet appartement construit en 1825 appartenait à un couple de bourgeois estoniens, les Bodes. Ils occupaient deux chambres, en louaient une à Ulyanov. Charlotte Bodes considérait par contre que la cuisine appartenait à la femme, Lénine avait interdiction d’y accéder ».
À l’époque, Vladimir Ulyanov, jeune avocat de 24 ans, passait d’appartements en appartements pour ne pas trop attirer l’attention des autorités. Le numéro 13 est sa cinquième chambre pétersbourgeoise.
Nous sommes le 12 février 1894, voilà donc Vladimir Ulyanov installé dans cette petite chambre. Un lit, un poêle, un bureau et des lampes à huile qui enfument l’appartement : « Ulyanov devait garder les fenêtres ouvertes en permanence pour ne pas étouffer car les plafonds sont bas. Dès son arrivée, il attrapera une pneumonie, poussant sa mère à le rejoindre pour l’aider à se soigner ». Ces petits appartements que l’on retrouvait en périphérie de Petrograd n’avaient rien des grands appartements bourgeois du centre-ville de l’époque, les intellectuels aimaient s’y retrouver pour boire, discuter, lire et jouer aux échecs…
C’est d’ailleurs ce que faisait Vladimir Ulyanov lorsqu’il ne travaillait pas. Il accueillait ses amis dans sa chambre, ils déplaçaient les meubles et discutaient de leurs théories marxistes en prenant bien soin à ce que le propriétaire n’y prenne pas part. « Ulyanov n’avait parfois même pas de quoi offrir à boire et à manger à ses invités, en payant son loyer, ses hôtes s’engageait à lui offrir deux thés et deux morceaux de pain par jour, rien de plus » raconte Bogdana.
« Le matin, il se levait vers 7h, mangeait un morceau de pain, buvait un thé et il lisait, beaucoup. Il travaillait, allait à la librairie, ses amis lui amenaient parfois de la nourriture. Nombre d’entre-eux venaient de l’institut technologique, désormais situé à une station de métro de l’appartement. À l’époque, c’était là-bas que l’on trouvait les mouvements marxistes les plus importants.
Maria
De retour d’un voyage en Europe, Vladimir Ulyanov multiplie les lectures qui fonderont son idéologie, notamment le Manifeste de Marx et Engels qu’il ramènera dans le double fond d’une valise. C’est à ce moment qu’il commencera à écrire et à intégrer les différents groupes marxistes de la ville. Il comprendra d’ailleurs très rapidement la nécessite d’unir ces différents groupes de pensée pour arriver à ses fins, la révolution et le renversement du régime impérial. Ulyanov comprend également que la révolution doit aussi venir des campagnes, la révolution doit se faire avec eux, « il faut cultiver les gens, il faut faire la révolution avec eux » affirmait-il dans ses premiers écrits. C’est à ce moment que Vladimir Illitch Ulyanov rencontre Nadejda Kroupskaïa, professeure, sa future épouse.
À Saint-Pétersbourg, les femmes représentaient un lien entre les travailleurs et les révolutionnaires de l’université. Kroupskaïa était bien placée pour le savoir. Elle donnait des cours du soir aux ouvrières pour leur apprendre à lire et à écrire et en profitait au passage pour parler marxisme. Des mouvements de protestation étaient en cours en 1894, les ouvriers écrivaient leurs plaintes sur des papiers qu’ils donnaient à leurs femmes et Nadejda en faisait part dans les discussions à l’université.
Ulyanov part alors passer un mois en Suisse, à Genève, à la rencontre des bolcheviks Suisses. Il y reviendra quelques années avant la révolution en exil, pendant sept ans.
Le 25 avril 1895, Vladimir Lénine est arrêté au coin de la rue, accusé avec quarante autres militants de rébellion. Il ne reviendra plus au numéro 7 de la rue Bolchoï Kazachy.
Maryia est infirmière volontaire intégrée dans l’unité 92 de l’armée ukrainienne basée à Marinka, à l’ouest de Donetsk. Le ministère de la défense souhaite en terminer avec l’époque des volontaires en les faisant signer dans l’armée. Pour Maryia, c’est un vrai choix de vie.
Au loin, les faubourgs de Donetsk. (Olya Morvan/Hans Lucas)
Nestor entre timidement dans la cuisine de son appartement. Les fenêtres sont calfeutrées, protégées par des sacs de sable, il faut prendre le risque d’ouvrir la porte qui mène au balcon pour éclairer la pièce. C’est ici qu’il vit, avec quelques hommes de son unité, dans cet immeuble jadis occupé par des civils ayant désormais quitté la ville. La cuisine est organisée de façon anarchique mais pratique, comme c’est souvent le cas lorsque l’armée investit un appartement. Le réfrigérateur de la cuisine est criblé de balles. Dans ce quartier, les balles venues de Donetsk ont une fâcheuse tendance à traverser les murs. La dernière fois que c’est arrivé, c’est dans Nestor que la balle a terminé sa course après avoir traversé les murs de l’appartement. Pile entre les deux yeux.
Maryia, érigée infirmière de l’unité 92 à 25 ans, soulève à son tour le voile qui sépare la cuisine du reste de l’habitation et dépose tout son matériel médical sur la table. Nestor le miraculé s’assoie sur une vieille chaise en bois tandis qu’un de ses collègues met de l’eau à chauffer pour préparer du thé. Maryia retire le pansement qui lui recouvre le front. La balle n’a fait que rebondir sur son crâne, sa plaie est plutôt superficielle quoique bien moche. « Je ne savais même pas que c’était possible, arrêter une balle avec son front… » s’amuse-t-il devant l’assistance. Personne ne l’imaginait effectivement possible. L’infirmière lui retire le pansement gorgé de sang et de désinfectant en douceur puis nettoie de nouveau la plaie avant d’y réinstaller un pansement. Alors que le thé est servi, des combattants font des allers-retours dans la cuisine pour venir y piocher des gâteaux fournis par l’armée par centaines. Dehors, ça gronde, ça tire en rafale, les deux collègues de Maryia, Viktor, 32 ans, le chef du groupe et « Soupchik », 21 ans s’éloignent de la porte ouverte du balcon. « Ça va, ça va, c’est “nach”, notre » lancent-ils pour se rassurer.
« Je voulais m’engager pour soigner. J’ai fait des études d’aide-soignante puis j’ai effectué de nombreuses formations, notamment pour apprendre les bases de la médecine d’urgence. Le premier urgentiste est à 15 minutes d’ici. Si un homme est gravement blessé, je dois maîtriser la situation pendant au moins un quart d’heure » raconte-t-elle devant les soldats admiratifs. Mais l’infirmière a déjà fini son travail, elle engloutit son thé et l’équipe retourne à la base. Dans l’ambulance couleur camouflage, les différents instruments et médicaments voltigent de tous les côtés. Il s’agit de passer de bâtiments en bâtiments le plus rapidement possible, le quartier est régulièrement arrosé à l’arme automatique et sur ces routes boueuses trouées de toutes parts, la conduite est sportive. L’ambulance contourne le QG de l’équipe de médecins puis pile en se garant dans son emplacement, une place entourée de sacs de sable située contre le bâtiment, à l’abri des regards séparatistes.
Sommeil volé en journée. (Olya Morvan/Hans Lucas)
L’immeuble, le QG des médecins volontaires hébergés dans ce bataillon est un ancien hôpital qui abritait il y a quelques mois encore les vétérans des différentes guerres auxquelles a été mêlée l’URSS. Quand la ville de Marinka s’est retrouvée au cœur de cette ligne de front, les vétérans ont laissé leur place aux futurs vétérans, ceux de cette guerre du Donbass. Le bâtiment, ce qu’il en reste, est digne d’un décor de film. Trois étages à monter par la cage d’escaliers extérieure et l’équipe entre dans un grand hall jadis vitré. Les rafales de vent traversent désormais le hall détrempé, faisant bouger tout ce qui pend, câbles, morceaux de plâtres et plaques de métal. Puis ils passent de la lumière du hall aux couloirs sombres menant aux chambres, des armes de tous calibres traînent par terre avec quelques munitions. Le long couloir enfumé par les feux des poêles est parcouru de divers câbles pendus au plafond, il y a de l’électricité dans presque toutes les chambres de l’étage. Enfin, l’équipe atteint un second hall, celui des ascenseurs, qui fait désormais office de cuisine. Sur un mur, une croix rouge, c’est la chambre de Maryia et de ses deux collègues.
Le cosaque
La jeune infirmière entame déjà sa troisième cigarette de l’heure, affalée sur l’un des trois lits, une planche posée sur un sommier fait de ressorts. Un pantalon treillis, un t-shirt gris, des cheveux blonds aux reflets bruns ou le contraire, des joues généreuses, des yeux bleus et un sourire qu’elle tente de contenir, échouant régulièrement. Au-dessus d’elle, deux lance-roquettes et une kalachnikov sont accrochés au mur. Sous son lit traîne comme un mouton de poussière une petite roquette grise métallisée. Le balcon de la chambre est recouvert de plaques de métal. Des sacs de sable recouvrent le mur qui donne sur l’extérieur. Le poêle laisse échapper un peu de fumée, plongeant la pièce dans un brouillard d’autant plus dense qu’on y enchaîne les cigarettes. Les murs sont recouverts de coloriages patriotiques envoyés par des écoliers. On y voit des avions de chasse ukrainiens sur un fond bleu, des enfants avec des fleurs. Les enfants ont usé de stratagèmes pour faire deviner l’ennemi sans jamais le dessiner. Dans le Donbass, peu de choses distinguent l’ennemi de son propre camp.
Des cris émanent de la cuisine, c’est le commandant qui s’énerve « mais comment tu oses t’endormir sur les checkpoints ? Tu fais comment si on t’attaque putain ? » L’homme harangué prétexte être malade et frappe aussitôt à la porte de l’infirmerie : « Bonjour, Je m’endors souvent sur les checkpoints, je suis malade, auriez-vous des médicaments pour me soigner ? »
Le Cosaque épuisé (Olya Morvan/Hans Lucas)
« Nous allons voir ça », lui répond doucement Maryia en lui prenant la tension. Le soldat, petit bonhomme rond semble récupérer rien qu’en ayant la possibilité de passer un peu de temps dans un endroit chaud. Et surtout, de discuter. L’infirmière lui installe une perfusion censée lui redonner un peu d’énergie et quitte la pièce le temps d’aller nettoyer ses instruments.
« Je suis arrivé ici à l’occasion de la troisième vague de mobilisation » explique-t-il. « Mon fils a fait partie de la 1ère vague. J’étais très inquiet de le savoir à la guerre, il était dans la région de Lougansk, je dois avouer que ça a été un bonheur quand il est rentré, mais la guerre a fait de lui un homme » confie-t-il.
« Et me voilà maintenant ici. Mais je me dois d’être-là, je suis un ancêtre des cosaques, je suis de Poltava, la région des cosaques, mon père vivait en Russie, en Sibérie, aussi chez les cosaques, c’est culturel chez nous de se battre pour notre terre. Pour être honnête, je suis content d’être ici. J’ai une femme, elle est agricultrice, deux enfants et même un petit fils mais pour moi c’est comme si on m’envoyait en vacances pour six mois » estime-t-il. Mais depuis qu’il s’est lancé dans ce récit, des larmes perlent sur son visage. Il n’est pas malade, il le sait, il est juste physiquement et mentalement épuisé. Maryia qui s’était absentée quelques minutes refait son apparition, l’homme sèche rapidement ses larmes.
Maryia à l’heure du repas. (Olya Morvan/Hans Lucas)
Songes existentiels
La perfusion se termine, le soldat attrape une cigarette, Maryia en a déjà une nouvelle à la bouche. L’homme se met à parler de son passé dans l’armée rouge, et de son frère installé à Krasnodar en Russie. « Mon frère comprend tout à fait ce qu’il se passe ici » raconte-t-il, ne s’exprimant plus qu’en regardant l’infirmière qui échappe à tous les regards. Le soldat a visiblement besoin de parler, de s’extraire de sa vie quotidienne plus que de médicaments. Mais Maryia est froide, et « Soupchik » entre dans la chambre, tout sourire. La jeune femme lui lance sur un ton maternel, « c’est la guerre dehors ? »
« Oui ! », répond le jeune combattant, tout souriant, content de lui comme s’il avait fait une bêtise.
Toute la chambre fait semblant de ne pas entendre ce qui se passe dehors mais depuis une heure, les combats ont repris. Dans la matinée, une unité d’élite partie faire du renseignement côté séparatiste, est revenue, a débriefé, puis a lancé les combats à l’arme automatique. Les séparatistes, eux, ont ensuite répondu avec de l’artillerie lourde.
Un autre soldat entre dans la chambre pour poser son sniper le temps d’aller boire un thé dans la cuisine. « Je viens de descendre un séparatiste, ça c’est fait ! Mais malheureusement on n’a pas pu récupérer le corps » s’écrit-il, en quittant la pièce, suivi par le triste bonhomme déprimé.
Une nouvelle cigarette à la main, Maryia s’explique sur sa froideur, « c’est vrai que je ne rentre pas trop dans la discussion avec eux parce que je ne veux pas m’attacher. On ne sait jamais, je peux être amenée à récupérer leurs cadavres un jour ».
Elle se lève, attrape une gamelle métallique et va chercher sa ration de patate au lard dans la cuisine puis revient s’allonger dans son lit et veiller jusqu’à minuit, l’heure à laquelle les combats se calment généralement. Une sorte de permanence qu’elle tient en cas de coups durs. Une position de tir ukrainienne est installée sur le toit, quelques étages plus haut. Les murs tremblent et les esprits sursautent lorsque reprennent les tirs. Puis quelques minutes après, c’est au tour de l’artillerie séparatiste de répondre et de venir s’évanouir dans les gravats des immeubles du quartier, délaissés par les civils. Les explosions sont sourdes, elles prennent un coté irréel sans les images. L’un de ces obus termine au pied du balcon de la chambre, des éclats volent jusque dans les plaques de métal protégeant la pièce.
Mais allongée dans son lit, Maryia est concentrée sur autre chose. On ne peut pas penser à la guerre en permanence, il faut savoir décrocher, retrouver ses songes pour ne pas se laisser envahir par ses bruits sourds et tremblements. Et c’est un songe particulièrement existentiel qui occupe les trois membres de l’équipe. L’armée, ses services administratifs, ne cessent de relancer Maryia, Viktor et « Soupchik » sur une question: Souhaitent-ils s’engager dans l’armée pour les trois prochaines années?
« Ils attendent une réponse dans les jours qui viennent, les volontaires de l’armée sont amenés à disparaître, nous sommes les derniers. Mais s’engager pour trois ans, c’est … différent » explique Maryia.
« Nous faisons partie d’un groupement appelé «armée des volontaires », ce groupe de volontaires présents partout sur le front sont en fait majoritairement des anciens du bataillon de volontaires (nationalistes) « Pravii Sektor » raconte Viktor, l’ancien professeur d’histoire devenu tatoueur puis soldat. « Désormais nous devons quitter le front ou nous engager, mais trois ans, c’est long » explique-t-il à voix haute. « Oui, c’est long, ça fait déjà deux ans que nous sommes ici, rempiler pour trois ans, c’est un choix de vie » lance Maryia. En Ukraine, près de 65 000 personnes ont déjà signé pour le front.
Maryia en discussion avec ses collègues le temps de réchauffer un flacon. (Olya Morvan/Hans Lucas)
Les sens de la guerre
Le commandant frappe à la porte. « Eh le français ! Tu veux voir ce qu’il se passe dehors ? ». Viktor nous escorte dans le couloir de l’hôpital. Il fait noir, c’est enfumé, le béton vibre des tirs d’artillerie, il frappe à l’une des portes.
Dans la pièce, un petit homme est affalé dans son fauteuil. À la vue des visiteurs, il coupe précipitamment le film qu’il était en train de regarder sur son ordinateur. À côté, un autre écran d’ordinateur et sur cet écran, la guerre en direct. Des images infrarouges de caméras de vidéo-surveillance positionnées sur le terrain, en direction de Donetsk. C’est un écran en noir et blanc qui permet de mettre des images sur les sons que l’on entend aveuglement lorsque l’on vit à l’abri des tirs. Les images surréalistes font froid dans le dos. On y voit au premier plan un petit étang puis une grande plaine parcourue par des lignes électriques. Au fond, une série de terrils plus ou moins hauts depuis lesquels tirent les séparatistes. Et en haut à droite de l’image, des dizaines de lumières, les lumières des faubourgs de Donetsk situés à deux kilomètres de la périphérie de Marinka. Régulièrement, des traînées blanches traversent l’écran pour exploser à proximité des caméras. Elles sont parfois plusieurs à illuminer le paysage pendant quelques secondes comme des fantômes, soldats de la mort qui font des allers-retours entre deux positions invisibles. Car aucun homme n’apparaît sur les différentes images des caméras. Il faut connaître les emplacements des différentes positions par cœur pour comprendre ce qu’il se passe, là, dehors, derrière les murs de sacs de sable.
Juste avant que le commandant ne revienne en trombe dans la pièce, un tir violent, a atterri dans l’angle gauche de l’écran, faisant trembler l’immeuble «dans la vraie vie». « Repasse-moi les images du tirs. Merde, c’est pas bon ça » grogne-t-il, puis il attrape un chaton qui se promenait dangereusement dans les nœuds de câbles et de fils électriques et le pose sur ses genoux. « Il est tombé où ? Ah, c’est pas loin ça », il prend son talkie-walkie « c’est tombé près de chez vous, ça a touché l’immeuble ? » s’écrit-il, en caressant son chaton.
Dans la pièce d’à côté, une sonnerie de téléphone d’une autre époque retentit, un «dring-dring» froid et fort que l’on a perdu l’habitude d’entendre. « C’est trop dangereux pour nous de communiquer par talkie-walkie, ils nous écoutent de l’autre côté. Du coup, nous avons récupéré ce vieux poste qui est relié par câbles à toutes nos positions » raconte le commandant. Une épaisse liasse de câbles traverse le mur de sacs de sable pour rejoindre le gros boîtier fait de bois. Quand une position appelle, le téléphone sonne et le voyant rouge s’allume. Pour faire passer son message, le soldat en charge de la communication doit tourner une manivelle. « Ce n’est pas super moderne mais en communiquant par téléphone, nous prenons le risque de nous faire couper le réseau, et par talkie-walkie… Nous nous écoutons tous au point de parfois finir sur les mêmes ondes. Ça peut nous arriver de discuter avec les séparatistes même si le plus souvent ils en profitent pour nous insulter ».
« Venez, on va vous montrer quelque chose » lance Viktor. De l’autre côté du bâtiment, une autre chambre dans laquelle s’est installé un militaire arrivé dans l’après-midi ordinateur à la main. Avec deux autres militaires, ils sont installés dans cette chambre vide, occupés à sonder les ondes de la région. « Contrairement aux séparatistes, nous ne communiquons que très peu avec nos talkie-walkie. C’est un avantage que nous avons sur eux. Surtout que généralement, dans le feu de l’action, ils oublient de prendre des précautions lorsqu’ils se balancent leurs positions » raconte l’homme, assis devant son ordinateur.
L’esprit Maidan
« Je fais comment pour me rendre sur ma position si j’ai pas de voiture, putain ? Ils sont où nos véhicules ? J’ai plus de chauffeur, plus de voiture, je fais comment pour vous envoyer vous battre, putain ? La voiture devait être revenue à 9h, il est 9h20, elle n’est toujours pas là, je fais comment, putain ? » Ce matin, c’est le commandant d’une position qui réveille Maryia. Dans le couloir, il houspille un homme ayant cassé l’une des rares voitures du bataillon. La nuit a été calme mais les soldats ont tout de même retrouvé un obus de 122 mm dans le toit de l’immeuble, sûrement l’un de ceux qui ont plu sur le quartier la veille. Mais l’infirmière est encore endormie lorsqu’un jeune homme, les yeux cernés au point d’être marrons, entre dans la pièce. Timide, la capuche treillis sur la tête, une rose à la main, ses regards gênés furtivement lancés en direction des intrus poussent à s’échapper de la chambre.
Maryia. (Olya Morvan/Hans Lucas)
Viktor, le chef de cette petite brigade de médecins volontaires entre à son tour dans la chambre. Il est vexé. Son ambulance est en panne et il a appris en revenant du garagiste qu’un homme blessé dans la nuit avait été soigné sans que ne soit fait appel à la fine équipe. Le sujet est sensible car les trois tentent de montrer qu’ils sont indispensables, rêvant de conserver ce statut d’intermittents de la guerre non rémunérés. Le tout, dans cette omniprésente réflexion: rejoindre l’armée ou non ? L’armée est envahie de nouvelles recrues sous contrat venues y gagner quelques sous. L’aventure rémunérée à l’autre bout du pays plutôt que le chômage alcoolisé à la maison. Mais Maryia et ses amis sont loin de cet esprit, c’est Maidan et son esprit romantique de volontariat et de solidarité qui les ont amené à rejoindre le front.
Signer un contrat, c’est devenir un professionnel de la guerre. Chacun pèse le pour et le contre de son côté, la jeune femme casse les assourdissantes réflexions silencieuses et relance : « Pourquoi nous battons-nous encore ici aujourd’hui ? Notre quotidien est au final plutôt calme…
« Ça serait six mois ou un an, je signerais sans réfléchir, mais trois ans c’est long, c’est un choix d’avenir ».
La jeune volontaire ne cache pas son appartenance à un milieu social aisé. Forcément, son entourage n’a pas compris qu’elle utilise son diplôme d’aide-soignante pour partir au front. « Ma mère n’aime pas me savoir ici. Elle ne connaît personne dans son entourage dont les enfants sont au front, elle ne comprend pas pourquoi elle doit subir cette situation. Elle me dit souvent que je me bats pour les intérêts des gouvernements. Mais mon copain se bat aussi au front, je ne pouvais pas ne pas m’engager. Et puis ma grand-mère me soutient. Elle a vécu la seconde guerre mondiale, elle est fière que je me batte. A la maison, elle enregistre tous mes passages à la télévision sur une cassette » explique-t-elle.
Maryia et sa seringue. (Olya Morvan/Hans Lucas)
« Je rêve d’être professeur des écoles, c’est peut-être l’occasion de me lancer, car qui voudrait confier ses enfants à une femme qui a passé cinq ans sur le front ? » Viktor la coupe en rigolant, «personne, ça c’est certain ! Moi je n’ai pas de plans pour la suite, on ne sait pas ce qui peut arriver dans les deux minutes qui viennent, alors ça n’a pas de sens d’essayer de faire des plans pour le futur. Mais je dois avouer que trois ans c’est long, je ne sais pas si je veux continuer à me battre sur ce front… D’un autre côté, j’habite à 200 kilomètres d’ici, ce n’est pas juste pour la guerre que je suis là, c’est aussi parce que c’est chez moi. L’Europe et les USA nous aident mais si nous ne sommes pas sur le terrain pour arrêter les tanks, ils iront jusqu’à Kiev !»
Maryia s’amuse à charger et décharger une kalachnikov qui traînait sur son lit, « je ne sais pas, j’ai déjà sacrifié deux ans de ma vie à la guerre. J’ai 25 ans, je pense que c’est assez… »
Maryia enlace « Soupchik » de retour du front. (Olya Morvan/Hans Lucas)
« Gardez la santé »
La réflexion collective est alors interrompue par l’arrivée d’un nouveau visiteur, un soldat qui vient chercher sa piqûre. Malicieusement, Maryia lui propose de lui faire sur les fesses. « Je pourrais totalement la faire ailleurs mais autant en profiter » chuchote-t-elle. Mais le copain de Maryia fait justement son entrée et enlace aussitôt son infirmière de copine. L’homme a 40 ans, il en parait encore plus, longue barbe, pas rasé, un bonnet bleu vissé sur la tête… L’amant anonyme de l’infirmière se bat sur une position ukrainienne située au nord de l’aéroport de Donetsk, lui a signé dans l’armée, mais se garde bien de conseiller sa dulcinée sur le sujet.
La nuit s’installant, c’est l’occasion pour les soldats de relancer la bagarre. Ce soir, c’est le camp d’en face qui relance les hostilités. Un homme entre dans la chambre, « qui veut écrire un message pour les séparatistes sur ma roquette ? Je vais la lancer demain matin » s’exclame-t-il comme un enfant. La jeune femme pose la roquette sur ses genoux et écrit « Et surtout, gardez la santé ! » Puis l’homme quitte la pièce en secouant sa roquette dans tous les sens.
« Tiens, puisque les combats reprennent, ça vous dit d’aller voir sur le toit comment ça se passe ? » propose Viktor. Maryia s’y oppose vivement mais trop tard, les gilets pare-balles et les casques sont déjà enfilés.
Le point d’observation du front est situé sur le toit de l’hôpital. La guerre peut parfois se retrouver à une rue de chez soi. Une rue calme, des maisons aux cheminées fumantes, puis, à l’extrémité d’un terrain vague, le chaos. C’est la même chose dans cet immeuble. Il y a la cuisine fumante, paisible, que le cuisinier s’efforce d’alimenter en repas copieux trois fois par jours. Puis, il y a la porte de la cuisine menant vers la cage d’escalier, elle est située à côté des deux ascenseurs hors service. Pour rejoindre le toit, il faut passer cette porte et monter les trois étages en courant dans le noir afin de ne pas attirer les tirs.
En haut de l’immeuble, une mitrailleuse et des caisses de munitions. La guerre fait rage tout autour du bâtiment. À Marinka, la guerre se fait de terrils en terrils et d’habitations en habitations. Collés au mur extérieur de la cage d’escalier, la vue est impressionnante. Les tirs semblent venir de nulle-part. Une fois encore, aucun homme à l’horizon, seulement des traînées rouges et jaunes qui traversent le ciel comme de rapides étoiles filantes mortelles. Les explosions dues à l’artillerie employée par les séparatistes sont proches et violentes, l’immeuble tout entier est secoué. Les ukrainiens situés à l’arrière de nos positions tirent à l’arme automatique, les balles fusent et sifflent à quelques mètres. Tout se mélange, une explosion à gauche, des balles glissent à droite, d’autres nous étant destinées à gauche. Des positions ukrainiennes nous tirent dessus sans nous toucher, les conflits internes reprennent parfois vie sur le terrain…
La pression
Ce matin, les tirs sont rares. Dans les rues ravagées du quartier, quelques soldats osent même revenir du centre-ville à pied, sans courir. Le ciel est bleu et l’absence de tirs a permis de remplacer les aboiements des chiens par les chants des oiseaux. Pour Viktor et « Soupchik », c’est l’occasion de s’entraîner au tir sous le regard désapprobateur de Maryia. Depuis le couloir de l’hôpital, les balles sont tirées d’un bout à l’autre et finissent leur course dans l’immeuble d’en face. Mais la jeune infirmière se glisse discrètement dans une pièce pour répondre au téléphone, une amie l’appelle pour discuter de son éventuel engagement dans l’armée.
En attendant la fin des bombardements. (Olya Morvan/Hans Lucas)
Puis c’est Viktor qui doit interrompre son entraînement pour répondre au téléphone, « je réfléchis, trois ans c’est long, j’ai besoin de temps pour décider mais il est clair que le gouvernement ukrainien nous met la pression » explique-t-il à une connaissance. Finalement c’est un autre soldat qui coupe l’entraînement : « Quelqu’un s’est plaint de la présence de journalistes dans le bataillon, il faut les évacuer avant que le commandant ou le SBU (services de sécurité) n’arrive ».
Maryia qui était à l’écart n’a pas entendu l’annonce et poursuit sa discussion au téléphone, elle prononce quelques derniers mots : « Si on veut signer le contrat, il va falloir se décider rapidement ou nous allons être remplacés… »
Lorsque le conflit a éclaté dans l’Est de l’Ukraine, au sud, c’est au niveau de Shirokine, ville coincée entre la mer d’Azov et Donetsk que la ligne de front a commencé à fluctuer. En 2014, les séparatistes ont investi le centre-ville de Marioupol situé à une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Shirokine, puis les ukrainiens ont repoussé le front au-delà de la ville, à quelques kilomètres à l’est de la ville. Enfin, après une période d’incertitude et de combats, Shirokine est devenue ligne de front, sûrement pour un moment.
Une position séparatiste abandonnée estampillée « DNR » et « Novorossiya » à Shirokine
La première fois que j’ai pu approcher Shirokine, c’était un an plus tôt, quasiment à la même période, juste avant Noël. Nous étions une petite dizaine de journalistes à avoir fait la demande d’accès à la zone. Kiev nous avait affecté un officier chargé de la presse pour nous escorter sur zone. Nous l’avions attendu près de deux heures à un checkpoint avant de prendre la route vers les positions ukrainiennes en escaladant péniblement les collines de la région en Lada. Puis nous avions atteint une position toute fraîche, encore en construction, c’était juste avant la prise de la ville par les ukrainiens. Les pelleteuses creusaient des tranchées, des camions de l’armée amenaient des troncs d’arbres ensuite découpés et posés sur des conteneurs enterrés quelques mètres sous terre. Des conteneurs offerts par les dockers de Marioupol. Le tout était censé protéger les soldats des tirs d’artillerie. Les positions séparatistes étaient en bas de la plaine, en direction de la mer et tiraient quelques balles de temps en temps. Mais à l’époque, Shirokine était séparatiste le jour, ukrainienne la nuit, et inversement. Les snipers faisaient la loi, les habitants avaient été évacués du centre. Au bout d’une demi-heure, un homme avait accepté de nous emmener à proximité de la ville, à un kilomètre de l’entrée de la ville. Une carcasse de voiture trônait à côté du panneau « Shirokine, 1 kilomètre », en s’approchant d’un buisson, nous avions débusqué malgré nous trois snipers ukrainiens surpris en plein travail. Ils avaient eu la peur de leur vie, le soldat qui nous accompagnait avait eu le droit à une soufflante digne de ce nom.
Un an plus tard, avec ma camarade photographe Olya, nous refaisons une demande d’accès auprès de l’officier en charge de la presse.
Olya photographiant une mine
Sacha a eu une grande carrière dans l’armée. En fin de carrière, quelques semaines plus tôt il a demandé à l’état major s’il pouvait être chargé de la presse. Aujourd’hui, c’est lui, grand, maigrichon, casquette treillis vissée sur la tête, la cinquantaine et une kalachnikov en bandoulière portée dans le dos comme un sac, qui nous accueille à l’entrée de sa base, l’aéroport désormais militaire de Marioupol. J’ai vu les ukrainiens barricader cet aéroport, deux ans auparavant, lorsque les séparatistes avaient tenté de prendre la ville. Cet aéroport doit son salut au fait qu’il soit situé à l’ouest et non à l’est de la ville. Désormais, plusieurs checkpoints en protègent l’entrée, le territoire entier est protégé par des murs de blocs de béton. C’est également Sacha qui nous a trouvé notre voiture, une vieille voiture d’une marque soviétique quelconque, dont le conducteur est un camarade de pêche de longue date.
Nous traversons Marioupol d’Ouest en Est pour rejoindre la zone fermée, à quelques kilomètres de la banlieue de la ville. Un jeune soldat nous fait signe de nous arrêter à un checkpoint, notre officier descend lui parler. « Bonjour, j’accompagne deux journalistes français, nous allons à Shirokine, par où peut-on passer ? » « Personne ne passe ! » répond sèchement le gamin en treillis.
Embêté, notre officier passe des coups de fil et demande à un soldat de nous rejoindre. Olya tente de négocier avec le jeune soldat. « Nous organisons un concert dans la base cet après-midi, donc personne ne rentre dans la base » réplique-t-il. Les soldats ont juste honte de se montrer devant un concert.
Concert au bord de la mer pour les soldats ukrainiens
Une vieille camionnette verte arrive à toute vitesse et passe le checkpoint. Ce sont des bénévoles qui viennent assister au concert. L’un d’entre-eux vient nous saluer. « Ah, mais vous voulez voir le concert ? Venez, je vais vous y accompagner » propose-t-il.
« Tu imagines, ce bénévole a plus de pouvoir que notre officier, on n’est pas arrivés à Shirokine… » me chuchote Olya.
Les soldats sont rassemblés dans une ancienne villa avec vue sur mer désormais partiellement détruite. Le salon vitré est explosé, deux tanks sont rangés dans la pièce d’à côté qui ne fait désormais plus qu’une avec le garage. Le quartier est ravagé, le sol est jonché de verre et de morceaux de béton, la mer est à une centaine de mètres. La vue est magnifique. Dans le garage, une jeune fille blonde en treillis joue de la guitare devant une dizaine de soldats. Certains filment le petit concert avec leurs téléphones, d’autres sont occupés à nettoyer leurs armes. Un homme est attablé, son sniper en morceaux dans les mains. Le tout astiqué et remonté, il vérifie que la lunette de son outil de travail soit bien ajustée en visant la chanteuse pas déstabilisée pour un sou. Fin de la chanson, nous quittons les lieux avec un soldat chargés de nous faire visiter Shirokine arrivé entre temps.
La zone est vallonnée. En temps normal il serait agréable de marcher pendant des heures à travers les plaines ensoleillées donnant sur la mer. Mais cette fois-ci, il faudra se concentrer sur les mines et les tirs. Nous arrivons en haut de la plaine, il n’y a pas âme qui vive, mais le chauffeur s’écrit brusquement
– « Oh regardez sur la route!
– Quoi, quoi? Une mine?
– Non, non, une grue cendrée, si seulement j’avais un fusil.. »
Le temps de retrouver un battement de cœur convenable, et nous atteignons un mur de béton disposé au milieu de la route. Une seule solution, le contourner en passant par le champ.
« Attendez, je vais passer un coup de fil pour m’assurer que le chemin n’est pas miné, c’est bizarre que la route soit barrée à cet endroit-là » lance l’officier. Le coup de téléphone passé, la voiture grimpe sur le champ et en redescend en tapant violemment le pare-chocs sur le béton. « Maintenant, soyons vigilants, tout le coin est miné » ajoute notre accompagnateur en coupant une conversation chasse et pêche entre l’officier et le conducteur de la voiture.
Le sol de Shirokine recouvert de douilles
Nous descendons une route sur 300 mètres puis nous atteignons l’entrée de Shirokine. « Continuons à pied. Le taxi tu nous suis, sois près à décoller si jamais ça tire et surtout fait attention aux mines » ordonne le soldat. Une maison sur deux est détruite, elles ont servi de bases et de positions pour les séparatistes, puis pour les ukrainiens. Au milieu, les civils qui ont maintenant tous déserté le coin. Peu de journalistes ont eu l’occasion de se promener aussi longtemps dans les rues de Shirokine tant les combats ont été violents. Tous les trente mètres, des mines sont plantées dans le béton, parfois au milieu de la route, souvent sur les bas-côtés. Dans certains jardins détruits, d’anciennes positions séparatistes n’ont pas bougé d’un poil. Des caisses de munitions aux couleurs de la « Novorossyia » ou de la « République populaire de Donetsk », des sacs de nourritures estampillées « rationnement, armée russe » (que j’avais déjà eu l’occasion d’apercevoir en grand nombre ailleurs dans le Donbass côté séparatiste) et un sol recouvert de douilles en tous genres. « Les séparatistes ont dû quitter le coin rapidement, il reste même leurs boites de conserves et leurs vêtements » nous explique le soldat. Partout sur le bas-côté, des chaussures et des manteaux défoncés et déchirés. Dans un virage, un camion de l’armée entièrement brûlé rouille depuis quelques mois. « C’est un de chez nous, le camion transportait des hommes, il a été attaqué en début d’année, une dizaine d’ukrainiens y ont péri » raconte le soldat. Parfois, des voitures explosées apparaissent dans les entrées des maisons. « Nous avons estimé qu’une maison du quartier était complètement détruite chaque semaine durant l’année 2015 » précise-t-il.
L’école de Shirokine
Puis nous atteignons l’école de Shirokine. Elle est elle aussi complètement ravagée. Il n’y a plus une seule vitre en place, certains étages se sont effondrés. « Regardez cette petite boule blanche et noire nous lance le soldat. C’est une grenade non explosée. Elle est très sensible aux changements de température et bien sûr, aux chocs. Donc faites super attention aux endroits où vous marchez, il y en a partout ». Nous entrons dans le bâtiment en zigzaguant, il faut aussi fait attention aux planchers troués. La classe de mathématiques offre une vue incroyable sur la mer d’Azov au premier étage. Au loin, au niveau de la côte, quelques tirs à l’arme automatique et parfois des tirs d’artillerie résonnent. Les tableaux verts des différentes classes sont recouverts de messages patriotiques et/ou de menaces, au cas où l’ennemi viendrait se balader côté ukrainien dans la nuit. C’est toute l’ironie de la guerre, ces tableaux destinés à l’éducation désormais au milieu d’une guerre servent désormais à marquer (à la craie) le territoire des différents bataillons.
Une classe de l’école de ShirokineUn tableau de l’école de ShirokineLa cantine de l’école de Shirokine
Au rez-de-chaussée, la cantine a l’air d’avoir été abandonnée rapidement. Tout est ravagé, mais étrangement, une pile instable de verres trône encore miraculeusement au milieu de la pièce. La pièce d’à côté faisait office de musée, les statuettes sont désormais en miette. Le célèbre perchiste du Donbass Sergeï boubka est omniprésent dans cette école, en photo, en statuettes. Il a en grande partie financé la rénovation de cet établissement, l’une de ses statuettes est encore posée à l’extérieur de l’école, à côté de celle d’une femme nue, debout toutes les deux.
Une statuette de Sergeï Boubka déposée dans la cour de l’école de Shirokine
Nous rejoignons une position de l’armée située en contre-bas dans un quartier à l’origine uniquement composé de maisons de vacances avec vue sur mer. L’ensemble du quartier est désormais occupé par l’armée, il s’étire sur quelques centaines de mètres entre la mer et une colline, en direction de Marioupol. C’est le quartier le plus dévasté qu’il m’est été donné de voir en Ukraine. Il est composé d’une grande rue d’où partent une quinzaine de rues perpendiculaires. Le goudron de la rue n’est plus visible tant il y a de débris pour le recouvrir. Des garages sont ouverts, laissant entrapercevoir la vie qu’on pouvait jadis y trouver. Des vélos, des jouets pour enfants, tout a été détruit et/ou pillé par les différents occupants du quartier. Sur la porte d’un garage, un tag annonce : « Nous tirons sur les « journalopes » de 6h à 18h », un tag peut être issu de la « période séparatiste » mais que les ukrainiens se sont bien gardés d’effacer. Car c’est le bataillon en majorité composé de néo-nazis « Azov » qui a longtemps tenu ce front sud.
Sur la plage de Shirokine, « on tire sur les « journalopes » de 6h à 18h »
« Avant, il y avait plein de pêcheurs au large, ils avaient tendance à s’en foutre un peu de savoir s’ils étaient dans les eaux russes ou ukrainiennes alors des hélicos russes venaient parfois les repousser, ils tiraient dans l’eau et repartaient. Les pêcheurs s’en foutaient, ils voulaient juste pêcher en fait. Maintenant c’est interdit de prendre la mer de ce côté et il faut être courageux pour le faire, les ukrainiens ont mis des mines sous-marine partout » raconte le chauffeur du taxi qui nous a suivi jusque dans les décombres d’un ancien restaurant dont la terrasse était située sur la plage. Au loin, un véhicule de l’armée utilise la plage pour remonter plus rapidement au front, les soldats s’amusent à mordre les vagues et à déraper dans le sable avant de tourner sur leur gauche et de s’engouffrer dans l’une des ruelles du quartier.
La plage vide de ShirokineDans le garage d’une ancienne maison de vacances, quelques traces d’une vie passéeL’une des trois ambulances offertes par les américains à l’armée ukrainienneLa rue principale du « quartier balnéaire » de Shirokine
Nous reprenons la route vers la ville voisine de Berdyansk, le soldat qui nous accompagne explique : « Il va falloir rouler le plus vite possible sans s’arrêter et en slalomant entre les mines parce que la montée vers la sortie du village est à découvert ». Les séparatistes en haut de la colline, au nord, nous, en bas, au sud. La voiture s’élance, le soldat surveille les positions séparatistes tandis que nous annonçons les mines au conducteur. Des tirs à l’arme automatique visent la voiture, le soldat s’agace, « plus vite, plus vite, aller, il faut aller plus vite là »! Le chauffeur est en panique, il est quasiment debout sur son accélérateur, oubliant presque les mines que nous ne manquons pas de lui signaler. Sortis de la zone, nous rejoignons Marioupol par la côte, en s’arrêtant au bord du lac de Vynogradne, déjà la banlieue de Marioupol. Deux jours plus tôt, deux obus de 152 mm y sont tombés. Un homme nettoie les éclats de verre; Pour la population, le traumatisme est important, personne n’a oublié la catastrophe du 24 janvier 2015, quand un tir de lance-roquette Grad séparatiste avait causé la mort de 30 personnes dans les faubourgs de la ville portuaire.